Dépression et sujet âgé
En ce qui concerne la dépression, sa théorisation psychopathologique relève de considérations hétérogènes ; elle s’est développée en ses aspects protéiformes. C’est-à-dire qu’en terme de nosographie, il existe plusieurs dépressions selon les symptômes dominants. En psychanalyse, on considère la dépression comme « une modification profonde de l’humeur dans le sens de la tristesse et de la souffrance morale, corrélative d’un désinvestissement de toute activité » , elle correspond à « un état psychique » où le ralentissement psychomoteur et les troubles somatiques sont souvent intriqués.
Dans un premier temps, la démarche heuristique freudienne a permis de distinguer le pathologique, associé au terme de « mélancolie » à cette époque (et non à la définition actuelle qui fait référence à la forme de dépression la plus grave, concernant la psychose), en la comparant aux mécanismes du deuil pour comprendre le normal. Ainsi, « Le deuil est une réaction normale à la perte d’un objet aimé, il impose une expérience douloureuse et un travail de désinvestissement progressif parce que la prise en compte de la réalité de la perte est maintenue. C’est un passage certes très éprouvant et parfois très lent, mais il connaît un début et une fin : la tâche qu’il implique aboutit à la libération du Moi qui pourra s’engager à la fois dans de nouveaux investissements et de nouvelles activités. »
Et, dans son ouvrage de 1915, « Deuil et Mélancolie », Freud déploie les piliers de base que l’on retrouve dans les différents types de dépression : « Appliquons maintenant à la mélancolie ce que nous avons appris du deuil. […] on se croit obligé de maintenir l’hypothèse d’une telle perte mais on ne peut pas clairement reconnaître ce qui a été perdu, et l’on peut admettre à plus forte raison que le malade lui non plus ne peut saisir consciemment ce qu’il a perdu. […] Cela nous amènerait à rapporter d’une façon ou d’une autre la mélancolie à une perte de l’objet qui est soustraite à la conscience, à la différence du deuil dans lequel rien de ce qui concerne la personne n’est conscient. » . Ainsi, il fait de la perte d’objet un élément majeur de la dépression, à laquelle il ajoute l’ambivalence (où une fois la libido désinvestie de l’objet, celle-ci ne parvient pas à se réinvestir sur un autre objet) et la régression de la libido dans le moi, comme étant « les trois conditions présupposées par la mélancolie ». Et, en ce qui concerne la personne âgée, le versant pathologique peut venir témoigner d’une inscription ancienne (antécédents dépressifs) ou d’une apparition tardive (sans antécédent).
Ces questions de deuil et de mélancolie sont particulièrement active sau moment de la vieillesse, ce qui fait que le sujet âgé est plus susceptible de connaître une forme de psychopathologie en lien avec « l’angoisse de perte et l’angoisse dépressive [qui] dominent au cours de la vieillesse, ce qui explique alors [que]les pathologies les plus fréquentes sont dépressives (non-élaboration des pertes) ou démentielles (désinvestissement massif du temps présent puis des grandes fonctions cognitives du Moi). ». Ce qui fait de la problématique de la perte (confrontation et traitement de cette perte) le noyau commun des dépressions. En terme de conséquences, Catherine Chabert nous rappelle que « d’une part, les pertes sont susceptibles d’atteindre le Moi de manières différentes selon ce qu’elles touchent et que, d’autre part, les moyens utilisés pour lutter contre ou au contraire intégrer ces pertes et leurs effets seront déterminés par des modalités de fonctionnement psychique spécifiques de chaque individu. ». Et selon Jean-Marc Talpin, cela s’articule en deux axes dans la clinique : celui de l’historique (de la causalité de l’actuel, dans la logique d’une pathologie réactionnelle) et celui du structurel (en référence à la structure psychique selon la métaphore du cristal de Freud). Donc, au-delà d’une dépression réactionnelle due à des causes externes et/ou internes, c’est à la lumière d’un fonctionnement psychique qui appelle à prendre en compte son état, c’est-à dire décompensé ou non, que la pathologie peut être considérer : « Le terme même de décompensation psychique suppose que toute structure non-décompensée se maintienne telle grâce à un jeu dynamique de compensations. […] Ainsi, les structures décompensées tardivement ne parviendraient plus à maintenir les modes de compensation antérieurs et satisfaisants jusque-là pour l’économie et pour la dynamique du psychisme. » . Ces décompensations sont le fruit de changements externes et internes initiés par trois enjeux de la vieillesse : l’aspect social qui engage des remaniements de statuts (génération familiale, retraite professionnelle, isolement, …), l’aspect corporel qui modifie les performances, et la multiplicité en avançant en âge des pertes objectales
Problématique et hypothèse
Auregard d’une vie portée par une expérience sublimatoire intense, nous pouvons nous demander quels sont les liens entre une activité riche, faite d’investissements au monde, aux autres, et les états dépressifs au cours de l’avancée en âge, avec ce que cela suppose de confrontation et de traitement de la perte imposés par les désinvestissements, la solitude, les modifications psychiques et somatiques ?
Nous souhaitons interroger les ressorts psychiques mobilisés entre sublimations (des premiers temps de la vie, leurs évolutions) et leurs intrications avec les états dépressifs au grand âge. Ainsi, nous faisons l’hypothèse qu’un individu ayant forgé son identité sur la base d’une effervescence libidinale faste et stable, soit plus enclin à être fragilisé par l’ensemble des désinvestissements qu’imposent les renoncements multiples et successifs de la vieillesse.
Méthodologie
Dans le but de répondre à la problématique et de vérifier nos hypothèses, nous nous sommes appuyés sur notre pratique clinique, réalisée dans le cadre d’un stage au sein d’un établissement d’hébergement de personnes âgées dépendantes (EHPAD), sur l’analyse que nous avons pu en faire et sur les références théoriques tirées de notre formation universitaire, ainsi que des recueils et des publications psychanalytiques.
Pendant ce stage, nous avons rencontré deux résidents au travers d’entretiens cliniques, deux hommes dont l’activité sublimatoire a été mobilisée tout au long de leurs vies professionnelles et pour qui le suivi psychologique a été engagé autour de considérations dépressives. Le premier M. G a fait son entrée à l’EHPAD au début de notre stage. Il a eu un parcours de vie très tôt en lien avec la musique, a développé sa carrière professionnelle dans un contexte artistique et, à ce jour, a arrêté toute activité concernant ce domaine. Il présente un trouble dépressif anxieux mettant la souffrance du sujet au premier plan. Le second, M. D vit dans l’établissement depuis 8 mois lorsque nous l’accompagnerons, suite à un acte d’auto-strangulation visant à amorcer une tentative de suicide. Ce monsieur a développé une activité agricole familiale au sein d’une exploitation qu’il a étendue et toujours modernisée, dans une dynamique fructueuse autant sur le plan professionnel que personnel. Une sublimation par le travail qu’il a mené jusqu’à ne plus pouvoir exercer son métier pour des causes physiques, dépassant l’âge officiel de la retraite.
Le point de départ de notre travail d’étude et de recherche s’est avant tout appuyé sur « l’observation clinique attentive » décrite par Albert Ciccone, fondement de la méthode clinique en psychologie, qui permet de recueillir un matériel heuristique. Cela, entend également une démarche de recherche humble, qui part de ce qu’il est donné à voir sur le terrain de recherche. Cet outil nous a permis d’évoluer de façon rigoureuse dans notre approche clinique.
Pour M. G les entretiens se déroulaient au rythme d’une fois par semaine, une heure, en chambre ; et cela, de début janvier à fin avril . Pour M. D, l’accompagnement a eu lieu, une fois tous les quinze jours, en séance d’une heure en chambre, de début mars à fin avril. De fait, le matériel clinique se trouve moins conséquent, cependant il nous semble intéressant de l’explorer pour avancer sur notre travail d’étude et de recherche. Les suivis ont été convenus avec les patients et en lien avec la date de fin de stage.
De plus, notre approche s’est faite en considérant un handicap nous concernant, puisque n’ayant plus le sens de l’odorat depuis plusieurs années, la perception du monde externe se trouve soustraite de cette dimension sensorielle. Régulièrement lors de ce stage des remarques ont pu venir appuyer que, de ce fait, à l’EHPAD nous ne sentions pas les odeurs « d’hôpital », « d’urine » ou « de mort ». L’anosmie coupe d’une certaine part d’affect, principalement le dégoût. L’avantage de pouvoir entrer dans n’importe quelle chambre de résidents sans appréhension à ce sujet, est corrélé parfois avec une forme d’anxiété de ne pas pouvoir anticiper un danger, vis-à-vis d’une personne âgée, qu’une odeur viendrait alerter. Par conséquent, les sphères visuelle, auditive, tactile sont plus particulièrement investies. Et, si nous pouvons considérer que toute relation tranférocontre transférentielle est singulière, celle évoquée dans ce travail d’étude et de recherche à la particularité d’être imprégnée de cette spécificité.
Analyse clinique M. G
Avant l’entrée de M. G dans l’institution, passage du personnel et du médecin dans le bureau commun (psychologue, ergothérapeute, infirmiers) pour prévenir qu’une personne hypocondriaque allait entrer à l’EHPAD, qu’ « il va falloir faire attention, car ce sont des patients très difficiles à accompagner ». Aussi, dans les premiers jours qui suivent l’arrivée d’un nouveau résident, la psychologue fait l’entretien d’entrée, en chambre. Avant cela, le personnel la sollicite (couloir, bureau) car « il ne sort pas de son lit », « n’arrête pas de pleurer », que « lorsque les aides soignantes l’habillent, il se déshabille », « il dit qu’il est en prison », « il veut rentrer chez lui retrouver son chien ». Au delà de l’entretien d’entrée, une demande de prise en charge psychologique est, dans un premier temps, motivéepar le personnel soignant du fait du mal être et des états dépressifs traversés par le patient (douleur morale, ralentissements psychomoteur et cognitif, fatigue, perte de plaisir et de désir). Le premier entretien est réalisé par la psychologue, en chambre. Toutefois, à son arrivée à 15h, M. G n’est pas habillé et cela prendra plusieurs minutes pour qu’elle l’aide à cette tâche, avant de pouvoir échanger avec lui. Àsa sortie, elle m’informe que M.
G a une tendance dépressive, qu’il est bavard sur sa vie qui a été très riche en tant que musicien professionnel, mais qu’il ne veut plus toucher d’instrument, ni écouter de musique. De plus, il y a une problématique importante de l’attachement de ce monsieur à son animal domestique, qu’il ne peut avoir avec lui à l’EHPAD.
Le lendemain, lorsque nous demandons à notre garante de stage s’il y a des personnes qu’elle nous recommande de voir en entretien, elle nous propose M. G car « il est très déprimé depuis son arrivée ». En montant à l’étage, nous croisons l’aide soignante, elle nous dit : « c’est une bonne chose que tu aillesle voir car M. G ne fait que pleurer ».
La souffrance de ce nouveau résident est manifeste, c’est comme si elle résonnait par ricochet au travers de chaque soignant qui l’approchait. Lors du premier entretien que nous réalisons avec M. G, il est notable que son comportement et son attitude entre le début et la fin de l’échange sont totalement aux antipodes. En sortant nous avons l’impression d’avoir vu deux personnes différentes en l’espace d’une heure. Tout d’abord, nous découvrons un homme apathique, vaseux, confus, en incapacité de concentrer son attention sur notre présentation verbale, qu’il a fallu que nous réitérions à plusieurs reprises avant qu’il puisse l’intégrer. Il est très pâle, respire extrêmement lentement, ses traits semblent sans maintien, ses paupières lourdes comme s’il n’arrivait pas à les tenir ouvertes, ses yeux font constamment des mouvements de révulsion. Il a énormément de difficultés à s’inscrire dans la parole, il commence des phrases qu’il ne finit pas, il a des silences d’une longueur qu’il n’a pas l’air de mesurer, bien qu’après des moments qui paraissent comme des absences, il s’excuse. Nous nous adaptons au rythme de M. G. Nous nous rendons compte que parfois, selon le sujet qu’il aborde, son visage s’illumine, ses yeux restent ouverts, il nous fixe, des traits se forment, un léger sourire peut se dessiner, puis quand il a terminé sa phrase, il s’éteint à nouveau. Les deux sujets qui réactivent M. G et l’amènent du côté de la pulsion de vie (Éros) semblent être en premier lieu son Yorkshire, puis ses amitiés professionnelles. Bien qu’il évoque son chien d’abord dans un manque viscéral, il en fait vite le portrait dynamique d’un animal très intelligent, compagnon de vie du quotidien, « comme un enfant » (ensemble de personnifications). Par moment il est décrit au-delà d’un prolongement, comme une partie même du corps de M. G (le manque est souvent signifié en pointant son ventre). Dans un second temps, ce sont les rencontres humaines passées, faites d’échanges, de créations musicales et de reconnaissances qui marquent un engouement intense chez M. G. Il parle beaucoup des personnalités connues avec lesquelles il a travaillé (dans l’entretien mais également auprès des soignants et des autres résidents). Par cette expression récurrente, symptomatique, on sent que M. G cherche à être reconnu à travers le regard des autres, à retrouver une reconnaissance perdue qui l’a longtemps soutenue dans sa vie. Beaucoup de ces rencontres ont été idéalisées (comme celle avec Nat King Cole) ou ont fait figure d’identifications (Sacha Distel, Line Renaud, substitut paternel vécu auprès d’un chef d’orchestre,…). Cela a pris du temps à M. G pour être pleinement alerte durant l’entretien, pour qu’il ait un discours plus fluide, un regard soutenu, pour que son corps s’anime de façon constante. Il en vient à nous parler avec plaisir de son histoire de vie. Nous découvrons le côté « bavard » dont nous avait parlé la psychologue. A la fin du premier entretien, il nous explique ce qui relève du jazz et de la musique classique, il nous fredonne les différences, accompagnant la musicalité de la main.
Nous percevons qu’il est habité par la musique, que cela lui procure des sensations et des émotions vives (« ça me donne des frissons »). Cette impression d’avoir vu deux personnes différentes, entre le début et la fin de l’entretien, nous semble marquer par les traits de personnalité histrionique et l’état dépressif de M. G ; une expression symptomatique qui vient se présenter dans l’entretien comme elle se présente dans les journées de M. G et avec laquelle composent toutes les personnes qui l’accompagnent à l’EHPAD. Ainsi, il arrivera que nous nous présentions pour un entretien un après-midi, trouvant M. G couché, après que les multiples stimulations de l’équipe n’aient pas réussi à lui permette de se lever. La tentative d’entretien avortera, M. G ne parvenant pas à s’inscrire dans la parole ce jour-là. Une collègue lui amenant son chien, nous l’avons laissé en cette compagnie si apaisante pour lui. Nous découvrons à la suite de notre transmission reflétant son état, celle des aides-soignantes le soir même : « M. G est bien ce soir, après la visite de son chien, nous a fait une démonstration de yoga, nous a fait danser. A longuement raconté ses rencontres à Paris. »
Étude de cas de M. D
Anamnèse de M. D
M. D est né en Algérie en 1930 (91ans), il était viticulteur avec ses parents. Il est le dernier d’une fratrie de 3 enfants (une sœur et un frère). La famille arrive en France en 1962, elle s’installe dans un village agricole dans le Sud où elle achète une terre dans le but de reprendre une activité viticole. Par la suite, M. D fera évoluer l’exploitation en achetant des terres de pommiers, puis en supprimant les vignes pour se consacrer entièrement à l’arboriculture.
M. D se mariera « assez tard, à 39 ans », le couple aura une fille unique qui fera des études et s’installera dans la région, proche de ses parents. Sa femme décède en 2019 d’un cancer.
Dans le dossier de M. D, il est noté que l’entrée en EHPAD faisait suite à « un maintien à domicile qui avait atteint ses limites ». Monsieur a subi une cimentoplastie (consolidation de vertèbres) il y a quelques années. Il souffre d’un carcinome épidermoïde (cancer de la peau) très marqué, notamment au niveau du crâne ; une radiothérapie a été réalisée fin février (cet événement a eu lieu à la moitié de notre stage). Les autres pathologies inscrites au dossier médical : une myocardiopathie, œsophagite, diabète de type 2 sans régime particulier et maladie de Parkinson. Il est malentendant, ne porte pas d’appareil auditif. A son entrée à l’EHPAD, il se déplaçait avec un déambulateur.
A l’onglet « vie sociale », qui correspond aux investissements des résidents, à leurs intérêts personnels, il est inscrit : « Musique classique. Lui parler de sa mère. De l’Algérie, de son métier. Lit le midi libre. Catholique pratiquant ». Et, à l’onglet « comportement » nous pouvons lire : « Forte personnalité, narcissique dixit sa fille », toutefois cela fait référence au sens commun et non à un diagnostic établi pour ce patient, qui s’inscrit dans un fonctionnement psychique névrotique.
Analyse clinique M. D
Au début de ce stage, nous avions l’occasion de saluer ce monsieur qui était souvent assis dans le couloir à côté de l’accueil, regardant passer les gens, son déambulateur à ses côtés. Il paraissait dans ses pensées, contemplatif. Sa tête nous interpelle dès le départ. En effet, M. D n’a pas de cheveux, le sommet de son crâne est entièrement recouvert d’un pansement, sa peau semble fragile et des croûtes marquent son visage que les traitements n’atténuent pas. Dans les réunions d’équipe ou les transmissions, à premier abord rien n’indiquait un accompagnement psychologique pour M. D.
Cependant, à plus de la moitié de notre stage, un évènement précipita notre rencontre et engagea un suivi régulier : un matin du mois de mars, infirmière et médecin me sollicitent pour M. D, la veille au soir il avait eu un geste d’auto-agressivité, l’aide-soignante l’ayant surpris amorçant une tentative de suicide par auto-strangulation. Le médecin nous demandait de voir cette personne pour « analyser ce qu’il dit de son geste et ce que l’on peut mettre en place pour l’accompagner au mieux ». Aussi, il a pris le temps de nous expliquer la situation : « Ce monsieur vient de subir une radiothérapie qui a eu des conséquences délétères sur sa santé, en affaiblissant considérablement son état général, perdant l’usage de la marche. Çal’a fragilisé physiquement et atteint psychologiquement.
C’est à prendre au sérieux, même si ce matin il dit regretter son geste. ». Plusieurs membres de l’équipe passent au bureau, nous prenons la mesure du nombre de personnes qui ont pu aller en chambre de M. D en l’espace de quelques heures, notamment pour le questionner sur son geste. En fin de matinée nous allons nous présenter à M. D, mais nous serons interrompus par la venue du psychiatre, nous reportons l’entretien en fin d’après midi. A la lecture des transmissions de la journée, nous pouvons lire celle du psychiatre : « Monsieur D présente un état dépressif réactionnel à un sentiment de dégradation suite à une radiothérapie pour carcinome épidermoïde cutané. Regrette son geste. Mise en place de deroxat (antidépresseur) et se resta (anxiolytique) et suivi psychothérapique. ».
L’entretien en chambre se fera en fin de journée et nous prendrons le parti de ne pas poser de question, M. D ayant été sollicité sur son geste à de multiples reprises. Nous privilégierons l’association libre avec quelques relances sur son parcours de vie. M. D parle volontiers : « Ça va mieux, hier soir le médecin m’a donné un cachet pour dormir, ohhh que ça m’a fait du bien ! Ça faisait des jours que je ne dormais plus, le lit est comme du béton pour moi. ». Toutes les fins de nuit de fortes douleurs le prennent sur tout le côté gauche, des points d’appui au niveau du dos et des talons lui font mal, ainsi qu’une plaie au sacrum. Le contact du matelas, le toucher par un organe malade qui n’est autre que l’enveloppe corporelle, renvoie à la rudesse d’un lit qui parle de ce corps fragilisé qui change la perception de l’environnement et vient à modifier une certaine homéostasie. Cela nous renvoie aux pulsions d’autoconservation décrites par Freud, qui dans sa deuxième théorie des pulsions regroupe pulsions d’autoconservation et pulsions sexuelles, qui visent à préserver le Moi. Pulsions de vie qui s’opposent aux pulsions de Mort, une dialectique bousculée pour M. D depuis la radiothérapie qui a entraîné la perte brutale de capacités physiques jusqu’à son geste d’auto-strangulation. Ces rayons qui l’ont « rudement amoché », à cause de quoi « je ne peux plus marcher, je suis cloué dans ce fauteuil toute la journée… Je ne peux plus aller aux toilettes, ni me laver tout seul. ». Les éléments traumatiques actuels réactivent des enjeux d’investissements anciens et les angoisses liées à la passivité et à la mort : « c’est terminé ! ». Puis, il associera cela à d’autres évènements médicaux, « ça a commencé par une hémorragie à un testicule, où j’ai été opéré, puis le dos, et ça… ça, c’est les pommes ! ». M. D nous montre son pansement sur le crâne sous lequel nous pouvons imaginer une plaie à vif, dont ni les soins, ni les rayons n’ont amélioré l’état. Comme nous l’avons vu, le désinvestissement progressif des capacités physiques notamment, mais le vieillissement plus généralement, appelle à « la multiplication des pertes d’objets, chaque nouvelle perte réactualisant les précédentes, à commencer par la première, celle de la mère objet primaire. ».
De lui même, M. D en viendra à parler « des pommes » (qui représentent sa carrière) et de sa famille. Et, au fil des entretiens, ce sont sensiblement les mêmes sujets qui s’expriment. Tout d’abord, le travail d’agriculteur et surtout d’entrepreneur arboriculteur. M. D a consacré une grande partie de sa vie à sa profession, avec une volonté constante de développer son activité et d’innover. Comme pour M. G, M. D répond en tout point par son travail à un engagement sublimatoire porteur d’un accroissement de
subjectivité. Développer une exploitation, la faire progresser, c’était pour lui progresser soi-même, « je suis parti de zéro vous savez, j’ai tout appris sur le tas, jusqu’à la comptabilité. Et puis il faut savoir gérer une équipe, que les gens soient contents de venir travailler, que ça leur permette de faire vivre leur famille, il faut être à l’écoute et je m’entendais bien avec tout le monde. Dans la région j’étais reconnu auprès des gens du métier car j’investissais toujours dans des outils nouveaux, des machines très modernes,j’étais connu pour ça. J’innovais en permanence. J’étais le premier à avoir mécanisé certains systèmes dans les champs. Et j’ai fait venir la Pink Lady, avant il n’y en avait pas. ». La quête créatrice de M. D, c’était de produire et de proposer une marchandise de qualité au travers d’un travail efficient, cela passait par le fait d’innover et aussi par un équilibre dans le lien aux autres (employés, agriculteurs, familles). Ces activités sublimatoires constantes, répondant aux trois niveaux décrits par Christophe Dejours, s’inscrivaient dans une démarche collective d’autant plus que M. D était membre de la coopérative agricole. Il ne s’en cache pas : « mon métier me manque ». Un autre sujet important pour M. D sera mentionnait à chaque entretien, s’opposant à une vie plutôt satisfaisante (travail, femme, fille, parents) : une rivalité fixée sur le frère cadet. « Ah la jalousie c’est un poison ! Mon frère ça a toujours été un problème, il était jaloux, jaloux et je n’ai jamais su pourquoi. C’est simple, je disais blanc, il disait noir, juste pour m’emmerder ! ». Pourtant, les deux frères travailleront toute leur vie ensemble.
Tardivement, l’aîné finira par laisser le champ libre à M. D quant à la gestion de l’entreprise familiale (sans quitter la société), ce qui marquera un apaisement, bien que la rivalité perdurera. Spontanément il dira : « Je me suis adapté toute ma vie et encore aujourd’hui je m’adapte, c’est pas facile… Je fais ce que je peux. Je voudrais remarcher surtout pour sortir de mon lit, aller aux toilettes seul, mais je ne peux pas… alors je reste là, dans ce fauteuil… je regarde et j’écoute la musique, ça me fait du bien ». A l’EHPAD plusieurs aménagements de son environnement permettront à M. D de moins ressentir ce corps souffrant et passif. Un matelas à air a été installé dès les douleurs signalées, les séances de kinésithérapie renforcées lui ont permis en quelques semaines de tenir debout en étant aidé, puis de faire quelques pas, avec son déambulateur et soutenu physiquement.
Pas l’autonomie désirée, mais des progrès engageant une dynamique positive (Éros) et un regain d’estime de soi, « le travail de deuil va vers son achèvement lorsque le sujet commence à investir de nouveaux objets, de même nature ou d’une autre nature que l’objet perdu […], dans un processus de déplacement de l’investissement non seulement objectal, mais aussi narcissique. ».
Discussion
Au travers de l’observation clinique de M. G et de M. D, nous prenons la mesure des enjeux de l’avancée en âge, où la question de la perte, de sa confrontation et de son traitement, est au premier plan. Cela renvoie à la perte de l’objet primaire, des premiers temps de la vie, et donc à l’interaction des relations précoces dont vont dépendre les assises narcissiques du sujet, selon l’intégration d’un bon objet interne permettant d’instaurer un sentiment de continuité d’existence solide. La tendance même du vieillissement est de déstabiliser fortement l’équilibre narcissique et bien souvent de l’altérer ; « dans le tableau clinique des dépressions (et non des deuils), nous sommes très régulièrement confrontés à cet abaissement de l’estime de soi, à cet appauvrissement de l’amour pour le moi. […]
L’atteinte narcissique est toujours présente. Si le moi est paralysé par un défaut d’investissement qui se traduit par un manque d’intérêt pour le monde extérieur, il est lui même soumis à cette absence d’intérêt dans un système de miroir où le monde et le moi obéissent au même impératif de perte du désir. » . Le processus de sublimation prenant racine au moment de l’enfance dans le processus de séparation-individuation constitutif de l’objet interne. L’objet premier, la mère, est reconnu comme total lorsque l’enfant sort de l’illusion omnipotente du narcissisme primaire. Ainsi, la sublimation nourrit des accointances spécifiques avec la perte et le narcissisme. Les ressorts des expériences sublimatoires peuvent prendre, au grand âge, des destinées très singulières tant elles sont en lien avec les questions dépressives mises en jeu par la vieillesse. Au regard de ces considérations le parallèle entre nos deux sujets, M. G et M. D, nous permet d’explorer des similitudes et des différences de sublimations au cours de la vie, et d’observer comment elles peuvent évoluer et être investies tardivement. Si pour chacun d’eux l’avancée en âge mobilise fortement les enjeux des pertes vécues (travail, reconnaissance sociale, femme, sentiment d’utilité, corps déclinant), leur cheminement sublimatoire a eu des évolutions propres qui relient des états de deuil traversés ou non. Ainsi, pour M. D (agriculteur retraité) son travail lui manque, il est nostalgique de ce temps ancien, en famille, son corps lui fait défaut, mais malgré cela, ou plutôt en considérant cela, ce monsieur compose et met en œuvre ses capacités physiques et psychiques dans un élan vital pour continuer à s’impliquer en tant que sujet dans la réalité. Il a vécu un moment dépressif intense, sur un versant réactionnel, signifié par son geste d’auto-agressivité, et cela peut s’entendre comme venant s’inscrire dans un travail de deuil. « Le travail de deuil consiste justement dans une évolution qui, à partir de l’épreuve de réalité, déclenche une réaction de révolte car « l’homme n’abandonne pas volontiers une position libidinale, pas même lorsqu’un substitut lui fait signe » (Freud, 1915, « Deuil et Mélancolie », p.265). Mais le respect de la réalité finit par triompher : chacun des souvenirs et des attentes associé à l’objet perdu est surinvesti, puis la libido s’en détache. Lorsque cette tâche est accompli, le Moi redevient « libre et non inhibé ». » . Pour M. G (musicien retraité), l’involution que nous avons relevée tend à infléchir un renoncement au réinvestissement d’objets externes, soit à mettre en évidence un sujet qui « peut-être conduit à abandonner ses sublimations au même titre que ses autres investissements antérieurs parce qu’il n’en saisit plus le sens ni ce qui pouvait les lui rendre désirable. La notion même de valeur est alors écrasée dans cette dépression nihiliste qui rend tout dérisoire. » . Cela est sous-tendu par un fonctionnement psychique histrionique où « le mouvement hystérique s’installerait dans cette circularité d’une dépression qui souffrirait de l’intense besoin d’autrui, lequel diminuerait en proportion de son approche, en même temps que monterait l’angoisse, qui obligerait à la rupture, reconduisant la dépression » , et qui, avec l’isolement induit par la vieillesse, est d’autant plus à même de figer le sujet à une pathologie dépressive (versant structural). Pour M. G, les sublimations artistiques et professionnelles vécues par le passé, qui ont pourtant soutenu sa vie, semblent n’avoir pu s’inscrire comme un processus psychique viable face aux renoncements que sollicitent les pertes multiples et successives de l’avancée en âge.
Selon les parcours de vie et les éléments cliniques concernant M. G et M. D, nous pouvons observer qu’ils élaborent des processus de sublimation distincts quant à leur nature. Ou bien, que ce qui a pu perdurer pour M. D dans ce mécanisme de transformation, n’a pu l’être pour M. G. Là où, pour M. D, « il existe une activité créatrice dans laquelle le but poursuivi est la réparation du sujet lui-même. La création est une autocréation qui tire son impulsion profonde du désir de pallier par ses propres moyens les manques laissés ou provoqués par autrui. Elle situe donc la création dans une assomption narcissique, dans une tentative d’atteindre l’intégrité, c’est-à-dire de surmonter la castration à tous les niveaux. »
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Table des matières
Introduction
Revue de Littérature
1. La sublimation, un processus individuel à valeur sociale
2. Dépression et sujet âgé
3. Liens entre sublimation et dépression
Problématique et hypothèse
Méthodologie
Partie clinique I – Étude de cas de M. G
1. Anamnèse
2. Analyse clinique
Partie clinique II – Étude de cas de M. D
1. Anamnèse
2. Analyse clinique
Discussion
Conclusion
Bibliographie
Résumé
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