La structuration de l’espace du football français et l’administration de son élite
On se propose, dans la première partie de ce travail, de comprendre pourquoi, comment et à quels moments précis de l’histoire du football en France ses dirigeants vont faire une priorité de la création d’instances et de compétitions internationales destinées à organiser et à administrer la pratique des élites du football mondial et européen. À chaque époque, l’« internationalisation » du football français ne sera pas sans influencer la constitution et l’évolution de sa propre élite. Elle ne s’imposera pas non plus sans modifier l’organisation institutionnelle et l’administration du football à l’échelle nationale. Chacune de ces internationalisations va en effet engendrer l’apparition de nouvelles instances footbalistiques, redistribuer les rapports de force et transformer les modes de domination existants. Par ailleurs, elles induisent des mutations de joueurs qui rejoignent les équipes où la consécration sportive est la plus prestigieuse et surtout la plus lucrative . Nous nous attacherons alors à montrer les conditions spécifiques à la France de l’émergence et du développement de l’économie du football de haut niveau. Nous chercherons ensuite à comprendre pourquoi et comment la logique marchande et les profits économiques et sociaux dégagés par l’activité footbalistique seront systématiquement condamnés et déniés par la direction fédérale . Puis, après avoir mis en évidence les logiques de cette dénégation, nous en mesurerons les effets avant, pendant et après l’instauration du professionnalisme en 1932. Enfin, il s’agira de mettre à jour les stratégies par lesquelles les dirigeants de la Fédération française et, à partir des années 1940, les agents de l’État, vont garantir et reproduire, chacun à leur niveau, la « fédéralisation » du football professionnel dont nous percevons encore aujourd’hui la portée .
L’internationalisation du football français
Si l’invention des règles du jeu du football moderne en 1863 est à mettre au crédit de la fédération anglaise de football, la Football Association (FA), la création et l’organisation des principales compétitions transnationales au cours de la première moitié du 20ème siècle reviennent pour l’essentiel à l’initiative des dirigeants du football français . En effet, Robert GUÉRIN propose dès 1903 de créer la Fédération internationale de football association (FIFA). Avant le premier conflit mondial, Jules RIMET projette une compétition internationale qui prendra la forme d’une Coupe du monde, dont la première édition aura lieu en 1930. Au début des années 1950, Gabriel HANOT lance l’idée d’une Coupe d’Europe opposant chaque année les clubs ayant obtenu le titre de champion national. S’en suivent, à la même époque, la création de l’Union européenne de football association (UEFA) ainsi qu’un projet de championnat d’Europe des nations (CEN) initiés par Henri DELAUNAY. L’omniprésence de ces hommes de droit et de presse à l’origine des compétitions internationales et à la direction des instances qui vont les formaliser est l’une des caractéristiques propres à l’histoire du football français. Nulle part ailleurs on observe des dirigeants à ce point préoccupés d’organiser le football au niveau mondial avant même d’en finaliser sa structuration au niveau national. En effet, à la différence des autres grandes fédérations européennes de football où l’unité footbalistique nationale semble s’être très tôt objectivée dans une seule et unique instance, la Fédération française de football association (FFFA) est officiellement déclarée au lendemain de la Première Guerre mondiale , alors que la Fédération internationale existe déjà depuis quinze ans.
L’Angleterre et la France sont les deux nations d’où émane la volonté de diffuser le football à travers le monde à partir de cadres institutionnels spécifiques : côté anglais par l’International football association board (IFAB) créée le 2 juin 1886 par les dirigeants des fédérations anglaise et écossaise ; côté français par la Fédération internationale de football association (FIFA) fondée le 21 mai 1904 au siège de l’Union des sociétés françaises de sport athlétique (USFSA), une des plus importantes instances du sport français de l’époque. L’International board devient l’organe par lequel les règles techniques du jeu vont être élevées au rang de « Lois » universelles régissant la pratique au niveau mondial. Pourtant, cette standardisation internationale des « Lois » du jeu n’a pu suffire, à elle seule, au succès fulgurant du football dans sa forme moderne. Encore a-t-il fallu qu’elles se diffusent uniformément à travers le monde en s’appuyant sur « un certain degré de collaboration pacifique entre les représentants des différentes nations » que la FIFA et son président Jules RIMET vont s’attacher à instaurer. Pour J. RIMET, «cette organisation mondiale est née d’une idée simple, celle du rassemblement d’associations sportives “ayant le même but, la même ambition, et désirant avant tout se réunir pour se connaître, s’entre aider et poursuivre ensemble la même œuvre de solidarité internationale (…)”, [dont] les délégués ont toujours été animés “du même idéal : l’entente et la paix dans le monde du football”. » .
La genèse des règles du jeu et ses configurations
Les règles du football ont été inventées par les fractions des classes dominantes issues des public schools anglaises les plus prestigieuses comme Eton ou Harrow. Leur codification entre 1845 et 1862 est uniformisée vingt ans plus tard par les quatre fédérations britanniques puis canonisée par l’International board. Ces « Lois » du jeu sont fondées sur « l’éthique anglaise de la “loyauté” » . Cette forme d’éthique de l’équité se traduit, entre autres, par une exaltation euphémique procurée à l’ensemble des classes populaires de la société anglaise par « le plaisir de parier » sur les jeux de compétition. Afin que la compétition garde tout son intérêt, notamment par la quête perpétuelle du plaisir — loin de toute préoccupation et utilité militaire et encore moins religieuse —, sa configuration doit donner aux parieurs « la perspective de gagner le pari (…) si [et seulement si] les chances initiales de gagner [sont] plus ou moins équitables entre les deux camps et [offrent] un minimum de prévisibilité. » Ce processus rompt avec les rituels funéraires ancestraux, dont les sacrifices et les jeux de compétition sont les principales manifestations, et les transforme en sport. Celui-ci demande a fortiori un degré d’organisation plus poussé et l’uniformisation de règles écrites sur tout le territoire. Jus- qu’au début des années 1870, les règlements du football association restent trop rudimentaires pour que la pratique adopte sa forme moderne. Comme le montre une gravure parue dans Le Monde illustré en 1867 , les rencontres conservent en effet — même au sein de certaines public schools — le caractère agressif des jeux traditionnels du Moyen Âge.
La place du football au sein des instances omnisports en France
Depuis sa création en 1889, l’Union des sociétés françaises de sport athlétique domine l’ensemble des activités physiques et sportives grâce au nombreux clubs qui lui sont affiliés. Comme l’ensemble des « Unions » et des « Sociétés » omnisports de la fin du 19ème siècle, l’USFSA a été fondée et est dirigée par des aristocrates, des nobles et de grands bourgeois parisiens. Elle est l’héritière de l’Union des sociétés françaises de course à pied (USFCP) mise en place le 16 janvier 1887 par Georges DE SAINT-CLAIR. Les « Lois » du jeu du football avaient fait l’objet d’une publication le 15 juillet 1893 dans Les Sports athlétiques, le journal officiel de l’USFSA. Mais les conditions dans lesquelles le football avait été introduit au sein d’une Union entièrement conquise à la pratique du rugby ne relevaient pas, comme au sein des patronages dont nous parlerons plus loin, d’une politique sportive délibérée mais d’une conjoncture imposée de l’extérieur.
En février 1893, quelques clubs « anglophiles » de la capitale — le Standard Athletic Club, les White Rovers, le Club Français et le Cercle Athlétique de Neuilly — projettent de fonder une association autonome sur le modèle de la Fédération anglaise de football. Partis d’initiatives privées, ces clubs ne sont par encore reconnus par l’USFSA. Les deux premiers sont fondés en 1891 par des Anglais et des Écossais. Les frères TUNMER et Jack WOOD en sont respectivement les fondateurs et les joueurs les plus connus de l’époque. Le Club Français et le CA Neuilly ont été créés en 1892 par des anciens de la Ligue de l’éducation physique de P. GROUSSET qui commence à perdre du terrain sur l’USFSA . Eugène FRAYSSE qui est l’un des instigateurs et le capitaine du Club Français est considéré comme « le pionnier des pionniers » du football en France. Archétype du « sportsman » du début de siècle, il est issu comme nombre de joueur du moment de la bourgeoisie urbaine qui envoie ses enfants étudier en Angleterre. Raymond DUBLY par exemple, figure emblématique du football en ce début du siècle, abrège ses études à Lille pour aller perfectionner son anglais en GrandeBretagne. Fils d’un négociant en textile de Roubaix, il devient voyageur de commerce, cadre puis directeur général et fondé de pouvoir de l’entreprise familiale et des usines BOHAIN et CLARY . De retour en France, E. FRAYSSE est devenu homme d’affaire et se donne les moyens en temps et en argent de pratiquer, d’encadrer les futurs footballeurs et d’écrire sur le football en compagnie d’Arthur TUNMER . A. TUNMER et son frère Nevil sont propriétaires de trois magasins parisiens spécialisés dans les articles de sports (chaussures, ballons, etc.) conçus dans leur usine de Levallois ou importés d’Angleterre.
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE La structuration de l’espace du football français et l’administration de son élite
CHAPITRE 1
L’internationalisation du football français
La genèse des règles du jeu et ses configurations
La place du football au sein des instances omnisports en France
La création de la Fédération internationale
La conquête de la représentation nationale
CHAPITRE 2
La dénégation de l’économie marchande du football de haut niveau
L’essor de l’économie du football
La lutte ouverte contre l’autonomisation de l’élite
Les premières formes de dénégation de la « marchandisation » du football
CHAPITRE 3
Le maintien d’un professionnalisme « euphémisé »
La construction du professionnalisme
La « fédéralisation » du marché des joueurs
La reconnaissance de l’ordre fédéral par l’État
SECONDE PARTIE L’autre professionnalisation du professionnalisme
CHAPITRE 4
Une professionnalisation par transgressions
Un délit d’ascension sociale par le football : le cas Ernest VAAST
D’un syndicalisme militant à un syndicalisme consensuel
La « fraude forcée » du président Roger ROCHER
CHAPITRE 5
Les centres de formation comme enjeu national
Le marché de la détection
La production du capital footbalistique : entre éducation et compétition
Les profits de la formation
CHAPITRE 6
Effets de dénégation et crise de la croyance
L’individualisation du rapport à la profession
L’exode des footballeurs français
Le paradoxe des résultats internationaux
CONCLUSION
ANNEXES
BIBLIOGRAPHIE