CONTEXTES CULTURELS
Pour comprendre la manière dont les textes qui nous intéressent abordent la spiritualité, il faut d’abord souligner ce qui relève de modèles antérieurs, de tendances non pas seulement de la littérature mais plus généralement de l’histoire de l’art, et même de l’histoire tout court. Certaines périodes du XXe siècle ont ainsi connu des développements culturels spécifiques qui ont eu une influence considérable sur la science-fiction, comme sur l’ensemble de l’art et qui, précisément, impliquaient un certain rapport à la spiritualité : les années 1960 et 1970, par exemple, voient apparaître des pratiques culturelles et des conceptions – le psychédélisme, la contre-culture hippie, le New Age – qui ont un impact très important sur la manière de concevoir l’œuvre – comme une expérience – et dont certaines œuvres, en particulier The Divine Trilogy de Philip K. Dick, Son of Man de Robert Silverberg, Stranger in a strange Land de Robert Heinlein ou le 2001 de Stanley Kubrick, sont, pour une part, issus.
La dimension mystique de certaines des œuvres doit ainsi être replacée dans le contexte historique du XXe siècle, qui présente, aux côtés des religions traditionnelles, une approche de la spiritualité qui lui est spécifique, un syncrétisme qui s’écarte des pratiques religieuses dominantes jusqu’au XIXe siècle. Dès lors, même si elles développent des démarches spécifiques, les œuvres de science-fiction ne peuvent pas être comprises en dehors de tendances plus générales qui influencent l’ensemble des arts, mais aussi la culture au sens large et la société, ni dans une sorte d’autarcie intemporelle par rapport au reste de la littérature : le genre est influencé, bien entendu idéologiquement, par la culture de l’époque, mais aussi en termes d’écriture. Les innovations du roman des avant-gardes, par exemple, font leur chemin en science-fiction à travers ce que l’on a appelé la New Wave, dont Michael Moorcock est l’un des grands représentants.
A Avant le XXe siècle
Pour comprendre la spiritualité en Occident au XXe siècle, il faut la ressaisir dans la continuité de nombreuses traditions des siècles qui ont précédé. Ces phénomènes se comprennent comme un système de strates successives, dont certaines sont conservées et d’autres sont rejetées par les nouvelles générations. Plusieurs sources sont ainsi à distinguer qui vont irriguer les conceptions du XXe siècle. Les conceptions anciennes, comme le chamanisme, l’animisme ou les religions extrême orientales constituent un premier type d’influences. Il faut aussi intégrer à ce creuset le christianisme des premiers temps, les mystiques chrétiens et même les mystiques soufis. A cela s’ajoutent le Romantisme allemand, qui est une matrice fondamentale, mais aussi des phénomènes comme l’occultisme, l’ésotérisme ,l’alchimie ou l’illuminisme . Tous ces éléments vont entrer en contact dans des pensées syncrétiques au XXe siècle, et inspirer pêle-mêle les avant-gardes du début du XXe siècle, tout autant que la contre-culture hippie des années 1960.
Ce que l’on va retenir au XXe siècle de tous ces phénomènes des siècles précédents, c’est essentiellement un certain rapport au monde, plus direct, « enchanté » face au « désenchantement » – un terme de Marcel Gauchet (« L’expression a chez Weber une acception strictement définie – « l’élimination de la magie en tant que technique de salut ». En la reprenant dans un sens beaucoup plus large – l’épuisement du règne de l’invisible – nous ne pensons pas la dénaturer. ») – qui s’installe après la mort de Dieu, selon le mot de Nietszche. Une forme de mysticisme et d’inscription dans un tout devient une aspiration fondamentale de l’art du XXe siècle. C’est là bien sûr un propos simplificateur car, de toute évidence, il y a un monde entre le chamanisme, le taoïsme, la mystique soufie et l’alchimie. Pour autant, la pensée syncrétique du XXe siècle va aller piocher dans cet héritage ce qui lui convient et redécouvrir, parfois à sa manière, certaines traditions, de façon plus ou moins fidèle et plus ou moins occidentalisée.
La Gnose
Parmi ces éléments, la gnose est particulièrement importante. Elle influence, par exemple, de manière directe Philip K. Dick. Les gnostiques pensent que le monde a été créé par un démiurge, le Dieu de l’Ancien Testament, qui n’est pas le vrai Dieu. C’est pourquoi le monde est imparfait. Ils cherchent à atteindre le principe supérieur, au dessus de ce dieu démiurge, auquel ils donnent pour nom Sophia. Le système que développe Dick dans The Divine Trilogy, et qui se fonde sur ce qu’il appelle son « exégèse », est ainsi bâti sur cette vision du monde gnostique : le monde tel que nous le voyons, pour Dick et pour les gnostiques, n’est pas le vrai monde. Jacques Lacarrière écrit ainsi : « Viscéralement, impérieusement, irrémissiblement, le gnostique ressent la vie, la pensée, le devenir humain et planétaire comme une œuvre manquée, limitée, viciée dans ses structures les plus intimes. Depuis les étoiles lointaines jusqu’aux noyaux de nos cellules tout porte – matériellement décelable – la trace d’une imperfection originelle que seules la gnose et les voies qu’elle propose seront en mesure de combattre. Mais cette critique radicale de toute la création s’accompagne d’une certitude tout aussi radicale, qui la suppose et la sous-tend : à savoir qu’il existe en l’homme quelque chose qui échappe à la malédiction de ce monde, un feu, une étincelle, une lumière issue du vrai Dieu, lointain, inaccessible, étranger à l’ordre pervers de l’univers réel, et que la tâche de l’homme est de tenter, en s’arrachant aux sortilèges et aux illusions du réel, de regagner sa patrie perdue, de retrouver l’unité première et le royaume de ce Dieu inconnu, méconnu par toutes les religions antérieures. » .
On voit bien comment cette pensée résonne avec le fonctionnement du genre tel que nous l’avons défini. Non pas qu’en science-fiction le monde soit nécessairement faux, mais les œuvres nous montrent que nous le percevons d’une manière réductrice, et que nous devons donc chercher plus loin, pour entrevoir les véritables questions. Dick exacerbe simplement ce fonctionnement pour l’étendre à la réalité même, en créant, à proprement parler, des mondes sur le modèle de la pensée gnostique, c’est-à-dire des mondes qui ne sont que des simulacres.
Mysticisme
Un autre terme qui va être fondamental pour nous est celui de mystique. Il concentre certaines idées qui vont fonder le socle de cette spiritualité du XXe siècle. Benoît Beyer de Ryke résume le phénomène en ces termes : « Le besoin de sens atteint avant tout notre Occident sécularisé. Les questions de la mort, de la souffrance, du sens de la vie continuent de hanter nos contemporains, qui ne croient plus aux rêves millénaristes des utopies scientifiques ou politiques des XIXe et XXe siècles. Dans cette perspective, on réinterroge les grandes traditions philosophiques et religieuses de l’humanité. Le succès du bouddhisme, le retour aux sagesses grecques, le renouveau de l’ésotérisme et l’attention portée à la mystique sont à comprendre dans ce contexte. La demande de spiritualité connaît en effet un regain d’intérêt sans que pour autant l’on se retourne vers les religions traditionnelles, au premier plan desquelles, le catholicisme, qui demeure en crise au niveau tant de la pratique que des vocations. En d’autres termes, ce n’est pas la quête spirituelle qui est en crise, ce sont les institutions. La nouvelle spiritualité occidentale dont parle Frédéric Lenoir dans Les métamorphoses de Dieu est marquée par le rejet de l’institution en faveur de démarches individuelles où chacun est le législateur de sa propre vie. Elle débouche sur une conception d’un Dieu différent, plus intérieur, moins dogmatique. On redécouvre dans ce contexte la grande tradition, marginalisée en Occident, de la théologie négative pour laquelle Dieu est avant tout ineffable et ne peut se définir que négativement, par tout ce qu’il n’est pas. Cette nouvelle religiosité emprunte volontiers les chemins de la mystique : à la médiation des Eglises, on préfère le Dieu immédiat. » .
Cette approche de la spiritualité est essentielle pour comprendre la démarche de certains de nos auteurs. Le terme « mystique », tel que nous l’employons, est donc à comprendre dans son sens strict : « Sur un plan très général, et forcément schématique, on pourrait définir la mystique comme la volonté d’établir un rapport direct, immédiat entre l’homme et Dieu, l’Un ou la Totalité, selon les mots dont on aura envie d’user à ce propos » , écrit Benoît Beyer de Ryke. Il explique ensuite les sens successifs de ce mot : « Précisons que le terme mystique vient du verbe grec muô, « se fermer, se taire ». Dans l’Antiquité grecque, l’adjectif mustikos qualifie l’initiation aux « mystères », cultes de salut d’origine agraire comme les célèbres mystères d’Eleusis. Le mystique ou plus exactement le myste (mustês) est celui qui a reçu l’initiation : l’initié. « Mystique » est alors l’adjectif désignant ce qui concerne les « mystères ». Au temps des Pères de l’Eglise, le terme renvoie au sens caché, visé par le Christ, dans le récit biblique, de même qu’au sens caché des sacrements, et plus tard, à l’expérience du Dieu caché. Le « mystère chrétien » dans cette perspective, c’est le Christ, jadis caché dans les allégories de l’Ancien Testament qui l’annonçaient de façon voilée, et à présent manifesté pour le salut du monde. Le mot a donc connu une profonde évolution sémantique depuis l’Antiquité grecque et chrétienne (où le terme évoque les musteria et les sacramenta) jusqu’au XVIIe siècle (où le mot exprime une expérience religieuse individuelle.) ».
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : UNE LITTERATURE DU DOUTE
CHAPITRE 1 : CONTEXTES CULTURELS
A Avant le XXe siècle
1 La Gnose
2 Mysticisme
B Les avant-gardes de la première moitié du XXe siècle
1 L’invisible
2 Le motif du christianisme païen
C La Seconde Guerre mondiale
1 L’abstrait
2 La bombe atomique et l’imaginaire millénariste
D Les années 1960 et la culture psychédélique
E Les années 1970 et le New Age
F Avant-garde littéraire, style et New Wave
CHAPITRE 2 : DESTABILISATION DES PARADIGMES
A Reprise de motifs existants
1 Désacralisation et Resacralisation
– Rationalisme et matérialisme
– Parodie et ironie
– Un mouvement dialectique
– La question du mythe
2 La question des données biographiques
– Données biographiques
– Brouillage de ces données
B D’autres ontologies
1 Motifs animistes en science-fiction
2 Autres motifs
C Syncrétisme
1 Confluence
2 Désorientation
CHAPITRE 3 : FIGURES DE LA COMPLEXITE
A Enigmaticité de l’homme
1 De l’homme aux dieux ? Transcender l’humain
2 Hommes et machines : interroger l’humain
B Enigmaticité du monde
1 Une énigme insoluble
2 Vers l’instabilité
– La solitude
– Trois modes de fonctionnement narratif
C Enigmaticité du récit
– Un narrateur qui n’est pas fiable
– Un narrateur schizophrène
DEUXIEME PARTIE : ESPACE ET TEMPS
CHAPITRE 1: LA QUESTION DE L’ECHELLE
A Le récit comme Imago Mundi ?
1 Structures narratives
2 Images de la totalisation des espaces
B Le rapport à la temporalité
1 Le rapport au passé
2 Le rapport à l’histoire : une visée téléologique ?
– L’humanité manipulée par des forces supérieures
– Une nécessité interne
3 Une sortie de l’histoire : le temps mythique
– Le temps des commencements
– Rite et sacrifice
C Un récit perturbé
1 La tentation encyclopédique
– Le motif de l’accumulation et de l’énumération
– La question de l’accumulation des références
– Structure de l’œuvre
– Du singulier au général
2 Une remise en question de la notion de personnage
CHAPITRE 2 : LE MOTIF DU VOYAGE
A L’ailleurs
1 D’un espace-temps quotidien à un espace-temps qui fait sens
2 Aux confins
– L’espace extérieur
– Le motif de l’expansion
– Angoisse et fascination
B Une quête
1 Transformation de soi
– Des personnages observateurs
– La question du point de vue
2 Une structure en épisodes
3 Dialogues et débats
4 Expériences : vivre comme l’autre
5 La transgression
C Le mystère
1 L’imaginaire de l’espace interstellaire
2 Du connu à l’inconnu : vers l’incertitude
TROISIEME PARTIE : MOTS ET IMAGES
CHAPITRE 1 : UNE DIMENSION POETIQUE
A La difficulté du langage. Confrontation avec le cinéma de science-fiction
1 Vers un cinéma pur : images et sons
– Le silence
– Le motif de l’écran noir
– La musique
– Longueur des séquences
– Cadrage
– Montage
2 La question de l’explicite
B Une écriture poétique ?
1 Le hors-temps, un moment d’acmé et de sortie de la narration
– Une suspension du temps
– Une « obscure clarté »
– Une stratification et une complexification du langage
2 Espace et descriptions
CHAPITRE 2: L’IMAGE
A La notion d’ « image »
1 Vision et configuration
2 L’image devenue littérale
3 Le livre et le récit
4 L’extrême
B Le sense of wonder
1 Le sense of wonder en science-fiction
2 Le sublime
– Le rapport à l’image
– Le rapport à l’espace
– Le sentiment de déstabilisation
– La notion d’expérience
3 Retour sur la notion de sense of wonder
CONCLUSION
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