La souffrance et la maladie comme moteurs de création : lorsque les artistes subissent la douleur

La souffrance et la maladie comme moteurs de création : lorsque les artistes subissent la douleur

L’homme de douleur

« […]Il nous a paru un objet de mépris, le dernier des hommes, et un homme de douleurs. Nous ne l’avons point reconnu.» Is. 53, 2-3.
La représentation du corps souffrant en art débute par l’iconographie chrétienne et ses nombreuses illustrations du Schmerzenmensch (l’homme de douleurs), terme utilisé pendant la période du bas moyen-âge pour définir les représentations du Christ crucifié. L’homme de douleur est un prélude à la représentation du corps souffrant car, au fil des siècles, les artistes vont peu à peu se détacher des représentations du Christ pour montrer leur propre corps et leurs propres souffrances. C’est pour cela que nous ne pouvons mener cette étude correctement sans s’attarder sur l’histoire de «l’Homme de douleurs».
L’iconographie chrétienne se base principalement sur les différentes étapes de la vie de Jésus Christ, de sa naissance à sa mort, en passant par toutes les étapes de la passion du Christ. La «passion» est le terme employé pour décrire les tortures subies par Jésus de Nazareth peu de temps avant sa mort.
Selon les évangiles, Jésus fut condamné à mort pour blasphème par le préfet Ponce Pilate le jour de la Pâques juive. Avant sa crucifixion, le Christ sera en premier lieu attaché à une colonne puis flagellé à l’aide d’un fouet avec des lanières lestées d’os ou de métal. Par la suite, les soldats l’habilleront d’une tunique pourpre (appelé aussi «Sainte-Tunique») pour ensuite lui placer une couronne d’épines sur la tête et l’acclamer comme roi des Juifs. Pour finir, Ponce Pilate va présenter le Christ à la foule en utilisant l’expression latine Ecce homo («voici l’homme») pour leur demander de choisir entre la vie de Jésus et celled’un bandit appelé Barrabas : le peuple demandera de libérer Barrabas. Ce fut alors pour Jésus la montée au calvaire puis la crucifixion sur la colline du Golgotha.
Les premières images connues du Christremontent à peu près à l’an 300 ap. J.C, dont l’une datant approximativement de l’an 375 ap. J.C se situant dans les catacombes romaines et représentant pour la première fois le Christ tel que nous le connaissons (cheveux longs, barbe et nez fin).
On peut y voir Jésus assis au sol, souffrant, les bras encore attachés à la colonne de la Flagellation (qui est, de nos jours, une relique conservée depuis le XIIIème siècle dans la basilique Sainte-Praxède à Rome). Regardant à sa droite, un jeune enfant visiblement très ému, qui représente l’âme chrétienne accompagné par un ange gardien. Le côté dramatique de la scène est accentué par la technique du clair-obscur héritée du Caravage,tandis que l’enfant vient apporterune forme d’innocence et d’apaisement, comme pour montrer que cette douleur n’est pas vaine et qu’il sera récompensé par la suite. Gisant au sol, entre le Christ et l’âme chrétienne, se trouvent les fouets utilisés pour la flagellation. Ces derniers viennent suggérer l’action qui s’est achevée, figeant la scène entre la souffrance et la libération, entre la vie et la mort.
Nous pouvons aussi citer le travail de Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit «Le Caravage» (1573-1610), célèbre pour son œuvre révolutionnaire – d’un réalisme parfois brutal – et pour sa technique du clair-obscur apportant une atmosphère sombre et mystérieuse à la plupart de ses peintures. Il influença de nombreux peintres comme Diego Vélasquez que nous avons vu précédemment. Le Caravage s’intéressa également à la vie du Christ et apporta une esthétique nouvelle dans l’iconographie religieuse.
Son œuvre, Le couronnement d’épines, est frappante à la fois par son réalisme mais aussi par laviolence qui en émane.

L’homme et la guerre

« Toute douleur qui n’aide personne est absurde »André Malraux. Comme nous avons pu le voir précédemment, l’iconographie religieuse a été très féconde en ce qui concerne la représentation du Schmerzenmensch,de «l’homme de douleur». Celle-ci, bien des siècles plus tard, a entrainé les artistes contemporains vers une nouvelle représentation de la souffrance. Mais ce qui a aussi forgé cette iconographie de douleurs propre au XXème siècle est, sans aucun doute, les grands bouleversements qu’a connu ce dernier, notamment avec la première et seconde guerre mondiale (sans parler des divers massacres perpétrés un peu partout dans le monde). Il faut savoir également que le XXème siècle est celui qui voit l’avènement de la photographie : elle devient alors le support idéal pour témoigner des atrocités commises par l’Homme. Ainsi, cette dernière a permis de mettre à jour et de montrer au «grand public» les souffrances sans limites qu’engendrent les conflits mondiaux avec, en figures de proue, des dictateurs tous plus sadiques et mégalomanes les uns que les autres.
Nous gardons tous en mémoire les crimes perpétrés par les Khmers Rouges, entre 1975 et 1979, dirigés par le dictateur cambodgien Pol Pot. Leur folie meurtrière décima plusieurs centaines de milliers de Cambodgiens en l’espace de quatre années «seulement».
Nous pouvons aussi citer le dictateur turkmène, Saparmourat Niazov, qui a été «élu» Président du Turkménistan à vie. Célèbre pour le culte de la personnalité qu’il imposait à son peuple, il avait notamment fait construire une statue en or à son effigie, tournant sur elle même afin d’être constamment orientée face au soleil. Il supprima tous les partis politiques en place – hormis le sien – et fit preuve d’une grande imagination quant aux tortures infligées à tous ses opposants (par exemple : brancher des fils électriques sur les parties génitales et y envoyer des décharges…). Il y a également eu Mao Tsé-toung, Staline, Benito Mussolini, Franco : bref, le XXème siècle a été véritablement très «riche» en dictateurs de toutes sortes et de toutes ethnies. Mais aucun d’entre eux n’arrive à la cheville du plus terrible et du plus manipulateur de tous, Adolf Hitler.
Hitlerest né en 1889 en Autriche et s’est suicidé le 30 avril 1945 à Berlin. Artiste raté, il échoua à deux reprises au concours d’entrée de l’Académie des Beaux-arts de Vienne. Quelques années plus tard, il participa à la première guerre mondiale et fut gazé par les Anglais. Les spécialistes pensent que ce sont ces évènements ainsique son enfance difficile (il était battu par son beau-père) qui l’ont traumatisé et qui ont fait de lui le dictateur qu’il est devenu. En 1933, il accède au pouvoir et commence dès lors le réarmement de l’Allemagne et la promulgation de nombreuses lois antisémites. Les premiers camps de travail sont alors construits, viennent ensuite les camps de concentration et, pour finir, les camps d’extermination (au début des années 40).
Par le biais de ces camps, Hitler avait pour objectif d’exterminer tous les juifs d’Europe, mais aussi les Tziganes, les homosexuels et les opposants politiques (en quelque sorte, exterminer toute l’Europe sauf les «aryens»).
Les camps de concentration, d’extermination ainsi que les ghettos – Varsovie étant le plus tristement célèbre – ont contribué au massacre de plusieurs millions d’êtres humains qui ne correspondaient pas à l’idéal d’Hitler. Les camps étaient construits comme de véritables villes avec parfois plusieurs centaines de milliers de résidents à durée déterminée. A l’intérieur de ces camps de l’horreur avaient lieu les pires atrocités que le XXème siècle ait connues. Les tortures, les exécutions, les humiliations – les détenus passaient parfois plusieurs heures nus sous la neige, à attendre l’appel – faisaient partie du quotidien. Les déportés n’étaient que très peu nourris et, parfois, certains en étaient réduits à manger leurs pansements en papier. La «solution finale de la question juive» fut adoptée durant l’année 1941 : à partir de ce moment précis, les chambres à gaz tournèrent à plein régime jusqu’en 1945. La mort infligée par gazage était tellement douloureuse que les détenus ont laissé des traces de griffures dans le béton armé des chambres à gaz.

Les artistes qui défient la maladie (et la mort)

«Confronté à l’adversité de la maladie ou du handicap, à l’inévitable de la mort, peut-être apprend-on tout simplement à vivre.» Comme nous avons pu le voir précédemment, la douleur agit comme un véritable moteur de création, d’autant plus lorsque celle-ci est injustifiée, lorsque l’on ne souffre pour aucune cause valable, que l’on souffre pour souffrir, un point c’est tout. Contrairement au Christ qui avait, lui, subi la douleur pour défendre ses opinions et son peuple. Quant aux détenus des camps de concentration – malgré le calvaire du quotidien, malgré l’injustice de leur captivité et des tortures aberrantes qui leur étaient infligées – illeur restait l’espoir que la guerre s’achève un jour et qu’ils soient libérés : la création était donc une forme d’échappatoire, dans l’attente de la délivrance.
En revanche, le handicap ou la maladie provoquent quant à eux des douleurs simplement parce que notre corps est fragile. Il y a la cause (la maladie), la conséquence (la douleur) mais aucun but ou objectif à cette agonie. Et, dans la plupart des cas, il s’agit d’une souffrance ad vitam aeternam, où le seul espoir de délivrance reste la mort, car les personnes atteintes de maladies orphelines savent qu’ils ne peuvent pas, et ne pourront jamais, avoir un espoir de guérison. De plus, lorsque l’on est handicapé (ou malade), on est divisé en deux : d’un coté le corps, de l’autre la volonté. Soit l’on décide d’obéir au corps qui agit tel un dictateur commandant à ses pions, soit l’on décide de se rebeller et d’apprendre «tout simplement à vivre » (et à aimer cela) malgré la souffrance et les obstacles du quotidien.
Ainsi, nous devenons plus fort et la maladie – toujours présente – se trouve reléguée au second plan, comme un simple bruit de fond.
Cependant, il n’est pas toujours évident de trouver la force de se battre contre l’impossible, et de nombreux malades décident de baisser les bras et d’attendre la douce délivrance apportée par la mort. Car nombreux sont ceux qui se retrouvent seuls face à l’agonie, même s’ils ont leur famille ou leurs amis près d’eux. Le handicap n’est pas facile à concevoir pour ceux qui n’en souffrent pas car, comme l’explique Charles Gardou : « on peut connaître ce qu’est le handicap en ignorant la vie de ceux qui en sont affectés. On peut savoir ce qu’ils ont en méconnaissant ce qu’ils sont» . C’est une chose rare d’être entouré de personnes capables de comprendre réellement ce que c’est que de souffrir 24h/24 et sept jours sur sept, les sacrifices que cela implique, la solitude que cela engendre.
Néanmoins, il suffit d’un déclic, d’une rencontre, ou tout simplement d’un «ras-le-bol» pour que le malade prenne conscience que la vie peut malgré tout s’avérer belleet qu’il suffit de se battre pour pouvoir s’en rendre compte. Et bien souvent, ce qui redonne un but dans la vie du malade est la création (qu’elle soit plastique, musicale, théâtraleetc.). Grace à celle-ci, il peut s’exprimer en donnant un sens à son calvaire, la création peut également permettre au malade de se reconstruire, de devenir plus fort face à la maladie.
De nos jours, avec l’avancée de la technologie et des nouveaux médias, il est devenu possible pour les personnes handicapées de réaliser des choses qui leur auraient été impossibles il y a une dizaine d’années. Par exemple, la britannique Sarah Ezéquiel, paralysée depuis plus de dix ans, a pu exercer sa passion pour la peinture grâce à un ordinateur ultra sophistiqué : celui-ci détecte les mouvements de son regard grâce à un détecteur infra-rouge, et peut ainsi retransmettre les informations à l’unité centrale. Cettetechnologie lui permet de réaliser des peintures numériques uniquement avec les yeux. Nous pouvons égalementciter le cas de cet américain, Zac Vawter, qui a perdu une jambe lors d’un accident de moto : grâce à une prothèse bionique connectée aux nerfs et aux tendons du porteur, elle réagit aux impulsions nerveuses et s’active uniquement par la pensée, telle une véritable jambe. Zac Vawter est ainsi parvenu à monter à pied les 103 étages de la plushaute tour des EtatsUnis. Malheureusement, ce genre d’appareil n’est pas accessible à tous, etencore trop récent pour être développé sur le marché à des prix abordables (la prothèse bionique coute actuellement six milliards de dollars).

Tester les limites du corps humain : la douleur comme leitmotiv

Le corps au service de la performance

«Le nouveau support artistique est beaucoup plus direct : c’est le corps humain.»
Comme nous avons pu le voir dans le premier chapitre, la douleur inspire et pousse à la création. Celle-ci est représentée depuis des siècles dans l’iconographie de «l’homme de douleurs» : le Christ torturé et crucifié. A partir du XXème siècle – notamment lors de la seconde guerre mondiale – les souffrances infligées par les nazis aux détenus des camps de concentration poussèrent ces derniers à témoigner par le dessin. Celui-ci agissait comme une échappatoire mais pour les déportés, il s’agissait aussi de créer par instinct de survie. Ainsi, même s’ils ne s’en sortaient pas vivants, leurs dessins pourraient témoigner à leur place, dans l’espoir que l’être humain ne reproduise plus jamais les mêmes erreurs.
Ensuite, à partir des années 1940, les artistes commencèrent à parler de leurs propres douleurs, de la maladie et du handicap. Ainsi, nombreux sont ceux à être devenu artistes parce qu’ils étaient handicapés. La maladie les a inexorablement poussés vers l’art et l’art fut une renaissance pour eux. Ils ont appris à vivre avec leur fragilité, faisant deleurs faiblesses une qualité pour apporter un renouveau à l’art du XXème siècle. La création devint donc un but dans leurs vies : des artistes lourdement handicapés tels que Frida Kahlo, David Nebreda ou encore Evgen Bavcar surpassèrent leurs handicaps afin de pouvoir communiquer à la société que – malgré la fragilité de leurs corps ou de leurs âmes – ils étaient tout aussi capables de réaliser de grandes choses.
Cependant, «l’homme de douleurs moderne » possède plusieurs facettes. Ainsi, toujours en raison des bouleversements qui ont marqué le XXème siècle, certains artistes voudront s’affranchir des médiums traditionnels tels que la peinture ou la photographie. En effet, ils commenceront à penser leurs corps comme outil et médium. Ce ne sera donc plus la douleur qui sera moteur de création, mais plutôt le désir de douleur. Ou, plus précisément : apprendre à connaître les limites de son corps, et ainsi voir jusqu’où celui ci peut aller pour l’art.

Tester les limites du corps humain

« Pour nous sentir vivre, nous avons besoin d’expériences violentes. »
Comme nous l’avons vu précédemment, l’actionnisme viennois fut un mouvement éphémère mais radical, qui fit beaucoup parler de lui lors d’une période mondiale (et autrichienne) troublée par le souvenir de la Shoah comme par le climat de tension instauré par la guerre froide. Par leurs actions, les actionnistes viennois recherchèrent d’un côté la rédemption par le sacrifice, et de l’autre souhaitèrent provoquer la société stérile et prude des années 1960. Leurs performances étaient pour la plupart soigneusement mises en scène, les artistes ne mettaient donc pas réellement leurs vies en danger.
Cependant, les artistes de l’art corporel(body art) repousseront les limites qu’avaient posé les actionnistes : ils iront au-delà de ce qu’un être humain peut normalement supporter, repousseront les limites de leurs corps, cherchant sans cesse à surpasser la douleur. Les performances seront pour la plupart moins morbides, il n’y aura pas des milliers de litres de sang déversés sur le public, mais c’est l’artiste lui-même qui se soumettra à des situations réellement dangereuses, laissant le public dans l’angoisse et l’incapacité d’agir. Ainsi, la recherche de la douleur motivera leurs performances : scarifications, tortures et endurances seront les maîtres-mots de ce mouvement.
Afin de pouvoir aborder cette partie au mieux, précisons toutefois certains points.
L’être humain a toujours entretenu un rapport ambigu et malsain avec la souffrance : malade ou handicapé, il serait prêt à donner son âme au diable pour ne plus jamais souffrir. Mais paradoxalement, lorsqu‘il est en bonne santé, il ferait tout pour voir jusqu’où il estcapable d’endurer la douleur, ce qui peut – dans certains cas – devenir une véritable drogue.
Nous pourrions ainsi parler de certains rituels initiant à la douleur et qui – pour la plupart d’entre eux – ont des origines très anciennes. En effet, certaines populations africaines (notamment au Burkina Faso et au Mali avec les Mossi ou les Gourmantché) ont pour tradition de ce scarifier le visage des tempes jusqu’au menton car, selon la légende, c’est un lion qui aurait griffé un enfant pour sceller l’amitié entre les différentes tribus africaines.
Au début des années 1960, l’art corporel débutera « timidement » avec les anthropométriesd’Yves Klein. Toujours dans la même optique des actionnistes viennois et du mouvement Gutai, Yves Klein cherche à supprimer le support traditionnel du peintre afin de n’utiliser que le corps – celui-ci devenant l’objet même de l’artiste. Dans cette optique, il utilisera des femmes nues, recouvertes de son célèbre Bleu Klein pour ensuite « imprimer » le corps de ses modèles/objets sur de grandes toiles. Chez Yves Klein, le corps n’est pas mis à l’épreuve, mais il devient objet, l’objet du désir de l’artiste qui utilise le corps tel un pinceau.
Cependant, en raison du contexte historique et économique des années 1960/1970, l’art corporel se radicalisera et deviendra plus extrême au début des années soixante-dix.
Essentiellement aux Etats-Unis où la guerre du Vietnam fait rage, où le souvenir de la seconde guerre mondiale reste vif en arrière-plan et où grandit la crainte réelle d’un nouveau conflit mondial qui, cette fois-ci, serait nucléaire.
Les artistes s’engageront politiquement, socialement et physiquement. Ainsi, grâce aux performances, « représenter la douleur et le corps déchu a permis de porter les souffrances psychiques des individus et des communautés sur la scène sociale.»
Afin d’illustrer ce propos, nous pourrions parler de l’artiste américain Chris Burden, né en 1946 dans le Massachussetts. Figure majeure du body art, il fit de brillantes études d’arts visuels, de physique et d’architecture à l’université de Pomona et à l’université de Californie.
En 1978, il débuta une carrière d’enseignant à Los Angeles puis se fit connaître en tant qu’artiste au début des années 1970 grâce à des performances provocatrices, dangereuses et où l’idée de risque personnel était au centre de ses préoccupations artistiques.
Dans cette perspective, il réalisa en 1971 une performance très controversée, où l’un de ses complices lui tira dans le bras – en public – à l’aide d’une carabine 22 long rifle à une distance de quatre mètres cinquante.

Le corps comme Memento mori

Le corps souffrant, le corps mourant

«Le corps est la source de l’horreur chez les êtres humains. C’est le corps qui vieillit ; c’est le corps qui meurt.» David Cronenberg.
Nous ne pouvons mener cette étude sans préciser certains points théoriques sur lesquels va s’étayer cette réflexion. La célèbre locution latine memento mori, – qui signifie littéralement « souviens-toi de la mort », mais plus souvent traduite par « souviens-toi que tu vas mourir » – a pour effet de redoubler l’implication personnelle de l’enjeu. Cette expression était utilisée dans la Rome antique et, selon la légende, lors des triomphes des généraux romains : un esclave avait pour rôle de chuchoter cette formule à l’oreille du général pendant qu’il défilait. Cependant, l’usage de memento mori n’est pas réellement prouvé, et il se pourrait plutôt que ce soit respice post te, hominem te esse memento (regarde derrière toi, souviens-toi que tu es un homme). Même si l’usage de memento mori n’est pas prouvé, le lien entre ces deux phrases est évident : l’esclave avait pour devoir de rappeler au général vainqueur de ne pas oublier sa condition humaine, de profiter de l’instant présent, car peutêtre pourrait-t-il mourir le lendemain.
Le Memento mori est également considéré comme un thème esthétique, que l’on peut aisément confondre avec les Vanités.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le Memento mori n’est pas représenté uniquement en peinture. Il désigne également un style de photographie assez présent au XIXème siècle, notamment aux Etats-Unis, où les familles mettaient en scène leurs proches récemment décédés, avec à leurs côtés les vivants, posant comme sur une photo traditionnelle.
À cette époque, le daguerréotype était apparu depuis peu, et de nombreuses familles n’avaient aucun souvenir de leurs proches vivants : la seule façon de se rappeler leurs visages était donc de les photographier morts. Nous pouvons observer ici une forme de banalisation de la mort, où tout le monde se réunit autour du défunt, comme si de rien n’était, afin d’en avoir (peut être) un souvenir « agréable » et de l’épingler dans l’album de photos familial. Les photographies les plus bouleversantes sont, sans aucun doute, celles où les enfants apparaissent, nous sommes frappés par leur calme et leur innocence devant ce qui est intolérable : la mort d’un enfant.
Cette photographie représente un autoportrait en pied, situé dans un espace clos et étroit. La prise de vue étant située en intérieur, la lumière est donc artificielle ce qui – à mon avis – peut gêner le regard car le lieu est ambigu, étroit et la lumière peut évoquer la luminosité d’un hôpital.
Avec cet autoportrait, j’ai souhaité aborder le corps souffrant au-delà des «clichés» habituels liés au handicap et à la maladie. J’ai essayé de rendre visible ce qui ne l’est pas pour la plupart des gens. La société pense souvent (à tort) qu’il faut être amputé d’un ou plusieurs membres pour être handicapé. J’ai donc voulu aborder les maladies orphelines et auto-immunes, comme la sclérose en plaque, la myopathie, la polyarthrite rhumatoïde ou encore la fibromyalgie. Ces dernières sont des maladies rares d’ordre neuromusculaire engendrant un profond handicap, parfois peu visible de la société ou même du milieu médical(le diagnostic peut quelquefois prendre plusieurs années, voire des dizaines d’années, la recherche médicale n’étant pas encore très au point dans ce domaine). Le caractère peu visible de ces maladies engendre donc une grande incompréhension dans la société, car les personnes atteintes de ces pathologies peuvent souvent paraître « normales » et en bonne santé au premier abord, alors que c’est loin d’être le cas. Il s’agit de malades qui vivent avec des douleurs au quotidien, de jour comme de nuit, qui ont oubliés ce que représente l’absence de douleurs et qui sont tout autant handicapées (voire beaucoup plus) qu’une personne lambda qui aurait été amputée a la suite d’un accident.
Pour ce genre de sujet, il est très facile de tomber dans le « pathos», ce que je voulais à tout prix éviter. En abordant la maladie avec une forme d’humour, j’ai voulu montrer quela vie ne s’arrête pas là et que les personnes handicapées trouvent malgré tout la force de continuer à vivre leurs vies.
J’ai donc décidé de jouer avec les clichés du corps féminin « sexy » (lesbas résilles, les talons hauts) tout en m’affublant d’une canne, cet accessoire qui, dans l’imaginaire collectif, renvoie à la vieillesse, laquelle symbolisant à son tour la fragilité, la maladie et la mort. Être malade, c’est affronter la mort au quotidien, vivre avec elle, lui laisser le rôlede meilleure ennemie et de pire amie. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faut rester cloîtré chez soi, car c’est en acceptant la mort que l’on accepte de vivre. Et c’est ce que dit cet autoportrait : la maladie n’empêche en aucun cas de vivre et ni (pour les femmes handicapées) de demeurer féminines.
Pour clarifier, mon travail se situe dans la perpétuelle quête de représenter le corps souffrant dans différentes situations, de montrer qu’il est possible, malgré la maladie, de vivre et d’aimer vivre, à l’instar des artistes que nous avons vus précédemment. Toutefois, j’ai aussi souhaité ouvrir mon propos, cesser les autoportraits et m’orienter vers les mises en scènes afin d’enrichir ma recherche plastique d’un côté fictionnel pour la rendre plus universelle.
Pour résumer, comme nous avons pu le voir dans cette partie, le Memento mori est un genre ambigu, souvent confondu avec les Vanités puisque traitant tout deux de la mort. Les Vanités ne montrent pas la mort dans son action, mais la suggèrent au spectateur. Tandis que le Memento moriest beaucoup plus centré sur l’angoisse de la mort et la confrontation avec celle-ci, fréquemment accompagnée ou représentée par un corps souffrant. Car la souffrance est liée à la mort, elle la précède.
Ce genre était autrefois représenté uniquement en peinture, mais depuis l’invention de la photographie, les artistes ont immédiatement vu en celle-ci un médium plus approprié pour traiter du Memento mori, si bien que la photographie en elle-même est étroitement liée à cette esthétique. Elle représente l’angoisse de mort, elle fige les êtres dans un espace temporel qui ne subira pas les ravages du temps comme nous.
En ce qui concerne ma pratique personnelle, le Memento mori est surtout présent dans ma représentation du corps, les corps meurtris, amaigris ou souffrants. Cependant, celui-ci commence à s’estomper avec ma série des Autofictions(que nous verrons dans la prochaine partie : «le corps fictionnel») pour devenir plus suggéré mais, malgré tout, toujours présent, notamment avec les mises en scènes.

Le corps fictionnel

«Le photographe est un photographe de fiction, même s’il est dans le réel. Il est un metteur en scène. »
Comme nous avons pu le voir précédemment, le Memento moriest très présent dans ma recherche personnelle. Je m’interroge sur le corps souffrant – donc mourant – car il est entre la vie et la mort. J’esthétise la douleur et la fragilité car celles-ci, bien qu’elles soient terribles, forgent le caractère mais surtout «l’artiste», parce que le handicap – comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents – est vecteur de création. On pourrait presque dire qu’être handicapé est – selon moi – une chance car, grâce à cela, les handicapés apprennent à devenir plus fort en se reconstruisant sur des bases indestructibles.
Après avoir maintes fois représenté le corps meurtri, j’ai souhaité approfondir ma recherche, me détacher de la représentation de la douleur et des photographies faites en studio. J’ai alors commencé à faire des mises en scènes en extérieur. Jouer avec le lieu – à chaque fois différent – pour ainsi créer des mises en scènes. Entre le réel et l’imaginaire, le corps souffrant est toujours présent, certes, mais il se fait plus discret et subtil. En cela, je me rapproche de l’artiste-photographe Francesca Woodman.
Celle-ci est née en 1958 aux Etats-Unis et s’est suicidée en 1981. Sa carrière de photographe fut donc très brève, mais elle continue encore à influencer la photographie contemporaine.
Depuis son enfance, Francesca Woodman a toujours baigné dans le milieu de l’art, avec un père peintre et une mère sculptrice. Elle vécut une partie de son adolescence en Italie, ce qui influença son univers culturel et artistique. Francesca fit des études brillantes dans l’une des meilleures universités d’art américaine, notamment à la Abbot Academy où elle découvrit la photographie sous l’influence de l’un de ses enseignants et par la suite elle intégra, en 1975, la Rhode Island School of Design (RISD).
Le travail de Francesca Woodman se traduit essentiellement par des mises en scènes, la plupart du temps des autoportraits, mais il lui arrive parfois de faire intervenir des modèles.
Son corps est à la fois présent et absent, les photographies sont très précises et chaque détail compte dans son œuvre. La plupart du temps nous avons l’impression d’un corps mort, ou disparaissant, se faisant «happer» par le décor (intérieur ou extérieur).

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela chatpfe.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières
SOMMAIRE
INTRODUCTION
I : LA SOUFFRANCE ET LA MALADIE COMME MOTEURS DE CREATION : LORSQUE LES
ARTISTES SUBISSENT LA DOULEUR
A) L’HOMME DE DOULEUR
B) L’HOMME ET LA GUERRE
C) LES ARTISTES QUI DEFIENT LA MALADIE (ET LA MORT)
II : TESTER LES LIMITES DU CORPS HUMAIN : LA DOULEUR COMME LEITMOTIV
A) LE CORPS AU SERVICE DE LA PERFORMANCE
B) TESTER LES LIMITES DU CORPS HUMAIN
III : LE CORPS COMME MEMENTO MORI
A) LE CORPS SOUFFRANT, LE CORPS MOURANT
B) LE CORPS FICTIONNEL
C) LE CORPS ABSENT
CONCLUSION
Remerciements
Table des illustrations 
Index des noms propres 
Index des mots clefs
Glossaire 
Bibliographie
Filmographie 
Webographie

Lire le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *