LA SOLIDARITÉ FAMILIALE INTERGÉNÉRATIONNELLE
La solidarité familiale
Les multiples formes de vies familiales actuelles, qui s’inscrivent dans les déterminations universelles de la famille définies précédemment, maintiennent leur unité par la solidarité. La solidarité est conçue par Durkheim comme un état de cohésion et d’interdépendance entre des individus ayant conscience d’appartenir à une « communauté » d’idées, de sentiments et d’intérêts (Durkheim, 1893, p.27). La solidarité n’est pas une fonction de la famille, mais plutôt un état de conscience partagé se manifestant par des représentations et des pratiques particulières aux membres d’une même famille. Elle se détache ainsi de la connotation exclusivement positive qu’on lui appose communément : la cohésion qu’elle produit ne se traduit pas nécessairement sous forme de bien-être pour les individus liés, mais peut également être vécue de manière oppressive (Bengtson et al., 1991), d’autant plus qu’elle n’est pas intentionnelle, puisque le lien familial est d’abord et avant tout donné, plutôt que choisi (Charbonneau, 1993).
Les écrits de Durkheim (1893) nous invitent à concevoir distinctement deux formes de la solidarité : la solidarité mécanique et la solidarité organique. Dans un contexte où la première forme de solidarité est dominante, très peu de place est accordée aux divergences individuelles : les traditions et les coutumes imposent leurs impératifs aux consciences et incitent au contrôle social des gestes de chacun. Sous l’effet de cette solidarité mécanique, les individus sont assimilés et sont en quelque sorte « absorbés » par leur groupe familial lié par la similitude des sentiments, des manières de penser, d’être et d’agir. Dans un contexte où c’est plutôt la solidarité organique qui prédomine, non seulement la place accordée à l’autonomie est-elle nettement plus importante, mais les divergences individuelles peuvent même être encouragées (Durkheim, 1893). Durkheim soutient qu’à mesure que la société se complexifie, par la différenciation des individus qui la composent, la solidarité mécanique régresse, alors que la solidarité organique progresse et devient prépondérante (Ibid., p.159-160). Le lien familial en devient ainsi un d’appréciation et d’affection interpersonnelle dans la différence complémentaire, lien qui n’évacue toutefois pas les conflits et les situations dans lesquelles les membres de la famille peuvent percevoir de l’injustice et des contraintes.
Cette transition s’étant produite dans les familles, l’institution familiale propose désormais davantage d’espaces d’autonomie qui sont plus ou moins explicitement délimités, ce qui peut encourager la différenciation individuelle de chacun. L’autonomie des membres de la famille peut ainsi être admise, mais à l’intérieur des limites représentées et ressenties comme convenables pour le maintien de la solidarité au sein du groupe familial (Ibid.). L’espace d’autonomie que les familles peuvent accorder à leurs membres permet à ceux-ci de se définir, de penser et d’agir plus librement. Contrairement à l’indépendance, qui désigne une disposition à s’affranchir des liens de dépendance, l’autonomie n’est pas incompatible avec le maintien de liens de dépendance qui caractérisent la solidarité dans les familles (D. Singly, 2000). Non seulement l’autonomie n’est pas incompatible avec la solidarité familiale, mais elle ne peut survenir que dans un réseau de relations significatives comme la famille puisqu’elle ne peut s’acquérir que par la reconnaissance d’autrui. L’autonomie doit ainsi être traitée comme le résultat d’un dialogue, d’une négociation au sein d’un groupe comme la famille (Bertaux, 2005). Bien que prédomine dans les discours l’idée d’une famille dans laquelle les liens sont électifs, librement consentis et propices au développement d’une identité toute personnelle, les éléments qui en font une unité coercitive d’organisation de la vie sociale n’ont pas été tout à fait évincés et ils répriment encore l’autonomie individuelle. Parce que l’appartenance à une famille plutôt qu’à une autre ne relève pas a priori d’un choix, les familles sont encore empreintes de certaines formes de solidarité mécanique qui imposent des sentiments d’obligations, tels que l’honneur et le devoir (Charbonneau, 1993).
La solidarité familiale dans des rapports intergénérationnels en transition Sous l’influence des travaux de sociologues comme Durkheim (1892) et Parsons (1955), on a longtemps privilégié l’étude de la famille conjugale au détriment des études sur la parenté et sur les relations familiales intergénérationnelles. Au début du XXe siècle, la croyance selon laquelle la solidarité en dehors de la famille nucléaire allait poursuivre son déclin était assez répandue. On considérait alors qu’une fois hors de leur famille d’origine, par la constitution de leur propre famille, les individus seraient dégagés des liens de dépendance avec leurs parents, et que les relations s’affaibliraient jusqu’à disparaitre éventuellement (Parsons, 1955). En ce sens, la famille était considérée comme une institution temporaire, de laquelle on devait « se libérer » pour en fonder une nouvelle (Durkheim, 1892). Mais l’affaiblissement des liens intergénérationnels qu’on prédisait n’est toutefois pas un fait avéré pour bien des adultes contemporains. Le système familial est certes conjugal, puisque sa structure repose presqu’exclusivement sur ce type de famille, mais l’ensemble de ces familles s’imbriquent et les relations avec les familles d’origine des conjoints persistent habituellement (Attias-Donfut et Segalen, 2007).
La solidarité familiale ne doit pas ainsi être étudiée uniquement à l’intérieur de son unité résidentielle. C’est d’ailleurs l’un des problèmes récurrents des études sociologiques sur les familles, soulevé par Lapierre-Adamcyk et al. (2009) : la plupart de celles-ci réduisent leur regard à la définition statistique de la famille 5 comme ménage. Lorsqu’on ne s’intéresse qu’aux relations familiales à l’intérieur d’une même unité résidentielle, on néglige l’inscription intergénérationnelle des individus et les solidarités qui perdurent avec ceux qui ne cohabitent pas. Avant de s’attarder à l’importance que revêt la solidarité familiale intergénérationnelle, il convient d’abord de préciser les notions de génération et d’intergénérationnel2 employées dans ce mémoire, celles-ci étant l’objet de discussions en raison de la confusion qui persiste quant à leur définition respective.
Attias-Donfut (1991) distingue quatre principales significations attribuées à la notion de génération : elle peut à la fois désigner une durée, un ensemble d’individus vivant un événement biographique au cours de la même année, un groupe de personnes dont les biographies individuelles sont marquées par le contexte sociohistorique – correspondant ainsi au concept d’« ensemble générationnel » de Mannheim (1928) – ou finalement désigner la position d’un individu par rapport aux autres dans une même famille. C’est cette dernière définition relationnelle et généalogique qui est retenue ici. Ainsi définie, la notion de génération renvoie aux liens entretenus au sein d’une famille en fonction des positions généalogiques occupées par chacun, positions qui se permutent au fur et à mesure des transitions que vit cette famille. La génération est donc appréhendée comme une situation qui change dans le temps, référant à différentes étapes de la vie familiale, à mesure que les membres sont amenés à tenir de nouveaux rôles familiaux.
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Table des matières
INTRODUCTION
Une définition générale de la famille
La solidarité familiale
La solidarité familiale dans des rapports intergénérationnels en transition
Orientation et plan du mémoire
CHAPITRE 1 DES FAMILLES CANADIENNES–FRANÇAISES AUX NOUVELLES CONDITIONS DE LA PARENTALITÉ ET DE LA GRAND–PARENTALITÉ AU QUÉBEC
Les familles canadiennes-françaises
Les familles canadiennes-françaises sur le territoire
La formation, la structure et l’organisation de la famille canadienne-française
Le réseau de parenté
Les relations intergénérationnelles et les grands-parents dans le système de parenté
Vers de nouvelles conditions de vie familiale au Québec 6
Nouvelles conditions de la parentalité
Nouvelles conditions de la grand-parentalité
Nouvelle configuration et nouveaux rapports intergénérationnels
CHAPITRE 2 LA SOLIDARITÉ FAMILIALE INTERGÉNÉRATIONNELLE
Un modèle multidimensionnel de la solidarité familiale intergénérationnelle
L’« esprit de famille »
La transmission de l’« esprit de famille » et les consensus
Les manifestations concrètes de la solidarité : la sociabilité, la coopération et les pratiques d’aide
La structure d’opportunités et de contraintes de la solidarité
CHAPITRE 3 VERS UN RÔLE GRAND–PARENTAL : LA SOLIDARITÉ FAMILIALE INTERGÉNÉRATIONNELLE DANS LA TRANSITION
Les parcours biographiques et leurs transitions
Les parcours biographiques : une négociation avec les calendriers sociaux et le contexte
Les transitions dans les parcours biographiques
La naissance comme transition
La solidarité familiale intergénérationnelle et le réinvestissement familial après la naissance.
Le rôle grand-parental actuel
Le rôle grand-parental auprès des nouveaux parents
Le rôle grand-parental auprès des petits-enfants
La grand-parentalité négociée avec les parents
Des grands-mères et des grands-pères dans une diversité de situations concrètes
CHAPITRE 4 QUESTION DE RECHERCHE, OBJECTIFS ET MÉTHODOLOGIE
Objectifs et question de recherche
L’approche qualitative
Population visée et terrain de recherche
Les parents et grands-parents de jeunes enfants
Les entretiens individuels semi-dirigés croisés
L’entretien individuel semi-dirigé comme méthode de collecte de données
Les entretiens croisés
Présentation des schémas d’entretien
Déroulement de la collecte de données
Recrutement des parents et des grands-parents
La collecte de données
Méthode d’analyse
Portrait des participants
Description générale des participants
Les parents et grands-parents rencontrés
CHAPITRE 5 LA NAISSANCE D’UN ENFANT ET LES TRANSFORMATIONS DE LA SOLIDARITÉ FAMILIALE INTERGÉNÉRATIONNELLE
La solidarité familiale intergénérationnelle initiale
En contexte de proximité géographique
Une proximité géographique discontinue : le cas de Julie A. et Monique A.
En contexte d’éloignement géographique et de potentiel élevé de déplacements
Quand l’éloignement excède une frontière et une distance de déplacement ordinaire : le cas de Stéphanie J. et Marcel J.
Quand la solidarité familiale intergénérationnelle initiale est minimale : le cas d’Alexandre I.
Au-delà des «déterminations» de l’espace physique
Vers la transition
Une transition envisagée et planifiée
Quand les grands-parents ne s’y attendent pas ou ne s’y attendent plus
Des circonstances particulières
Une réaction hors du commun
La naissance et ses suites
Une solidarité familiale intergénérationnelle peu altérée par la transition
Un renforcement volontaire de la solidarité familiale intergénérationnelle
D’une relation presqu’inexistante à une volonté d’engagement du grand-parent
Quand la transition semble inachevée
Quand les transitions se cumulent
Après la naissance : le renforcement de la solidarité et la multiplication des pratiques
CHAPITRE 6 EXPÉRIENCE ET EXERCICE DU RÔLE GRAND–PARENTAL
Le rôle grand-parental : d’abord répondre aux besoins de ses enfants devenus parents
Le soutien financier, les services et la coopération
Le soutien informatif et émotionnel : guider et conseiller dans l’exercice du rôle parental
Aider dans la conciliation travail-famille
La garde occasionnelle et réactive
La garde régulière et fréquente
La garde de longue durée
Payer une « petite gardienne »
La garde, mais encore?
Une présence auprès des petits-enfants
Présence grand-parentale… en présence parentale?
Le temps passé avec les petits-enfants
Être présent et accompagner
Entretenir la routine et passer du temps « de qualité »
Sortir de la routine pour enrichir le temps « de qualité »
Grands-mères et grands-pères : des rôles différenciés
L’éducation des enfants : un rôle parental partagé avec les grands-parents?
Les grands-parents « gâteaux »
Les grands-parents transmetteurs
Les grands-parents coopérants
Les grands-parents impliqués
Le rôle grand-parental dans son articulation au rôle parental
CHAPITRE 7 DISCOURS SUR LE RÔLE GRAND–PARENTAL : MÉMOIRES, IDÉAUX ET CONCEPTIONS PERSONNELLES
Composer une conception personnelle du rôle grand-parental
Les figures du passé
Les figures dépassées
Les figures exemplaires du passé
Les contre-exemples contemporains
L’asservi ou le manque d’autonomie
L’envahissant ou le manque de respect d’autonomie des parents
L’égoïste ou le manque d’implication
L’idéal de la grand-parentalité : De ci, mais pas de ça
Le rôle grand-parental : entre la réalisation d’un idéal et l’adaptation au contexte de solidarité dans lequel il s’inscrit
Les conditions structurelles de la solidarité
L’idéal de la grand-parentalité chez les parents
Des idéaux réalisés ou réalisables
Au premier temps des discours sur le rôle grand-parental
CONCLUSION
DEVENIR ET EXISTER COMME GRAND–PARENT
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXE 1 : SCHÉMA D’ENTRETIEN – VERSION PARENT
ANNEXE 2: SCHÉMA D’ENTRETIEN – VERSION GRAND-PARENT
ANNEXE 3 : AVIS DE RECRUTEMENT
ANNEXE 4 : FORMULAIRE DE CONSENTEMENT – VERSION PARENT
ANNEXE 5 : FORMULAIRE DE CONSENTEMENT – VERSION GRAND-PARENT
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