LA SOLIDARITÉ FAMILIALE INTERGÉNÉRATIONNELLE
La solidarité familiale est vécue comme un état de conscience partagé entre les individus appartenant à une même famille qui, bien qu’il se manifeste souvent sous forme de pratiques d’entraide et d’échanges, ne s’y résume toutefois pas. Il faut donc éviter d’amalgamer sous un même terme ces pratiques et l’état de conscience partagée qui les engendre. Le modèle multidimensionnel de la solidarité de Bengtson et al. (1991), qui permet de faire cette distinction, est brièvement présenté dans la première section de ce chapitre et montre l’étendue de ce qui doit être considéré pour étudier adéquatement la solidarité familiale intergénérationnelle. Dans la suite de ce chapitre seront présentées des observations de recherches portant sur divers aspects de la solidarité familiale intergénérationnelle abordés dans cette étude. La synthèse de celles-ci brosse un portrait du contexte des expériences personnelles des participants à la présente recherche et permet d’en apprécier la généralité ou la particularité.
Un modèle multidimensionnel de la solidarité familiale intergénérationnelle
Abordant la solidarité intergénérationnelle dans les familles selon une approche complexe et englobante, Bengtson et al. (1991) ont élaboré un modèle multidimensionnel de la solidarité familiale intergénérationnelle qui permet d’étudier non seulement les comportements, le système d’échange, les interactions – ce qui est fait la plupart du temps –, mais aussi les motivations, les propensions, les sentiments et les significations. Pour ce faire, les chercheurs ont relevé six dimensions constitutives de la solidarité familiale intergénérationnelle : la dimension normative (normative solidarity), la dimension affective (affectual solidarity), la dimension consensuelle (consensual solidarity), la dimension associationnelle (associational solidarity), la dimension fonctionnelle (functional solidarity) et la dimension structurelle (structural solidarity).
Les obligations et les attentes normatives, transmises puis intériorisées, puisqu’elles sont essentielles au développement et au maintien de la cohésion, doivent être considérées dans l’étude de la solidarité familiale intergénérationnelle. Bengtson et al. (1991) soulignent l’importance d’étudier la dimension normative de la solidarité en s’attardant aux traditions, aux valeurs et aux engagements moraux qui se perpétuent au sein des familles et qui inclinent leurs membres à entretenir des attitudes et comportements particuliers les uns envers les autres.
Or, la cohésion et les liens familiaux ne s’appuient pas seulement sur des obligations morales, mais également sur la valeur accordée aux liens comme tels, sur le plaisir et la satisfaction ressentis à entretenir ces liens. Ce faisant, la perception de la qualité de la relation et le degré d’affection mutuelle doivent être considérés dans l’étude de la solidarité familiale intergénérationnelle et c’est pourquoi ils sont intégrés dans la dimension affective du modèle multidimensionnel d’analyse.
Ces deux dimensions de la solidarité, normative et affective, se forment et se consolident par des processus de socialisation et de transmission qui assurent une intégration de valeurs, de normes, d’attitudes et de sentiments. Ces processus par lesquels les membres de la famille en viennent à partager des opinions, des aspirations et des intérêts communs sont donc des éléments constitutifs de la solidarité au sein des groupes et sont réunis dans la dimension consensuelle de la solidarité familiale intergénérationnelle.
Voulant également intégrer les modalités d’interactions par lesquelles les opinions, les valeurs, les normes circulent et par lesquelles les sentiments s’expriment, Bengtson et al. (1991) ont introduit dans leur modèle la dimension associationnelle, qui réfère à la fréquence et au type de contacts entre les membres de la famille, soit non seulement le nombre de rencontres, mais aussi les circonstances de la rencontre et les moyens de communication employés, si ces contacts ne sont pas en personne.
Les échanges et l’interdépendance fonctionnelle étant également des éléments constitutifs de la solidarité, Bengtson et al. (1991) ont ajouté la dimension fonctionnelle dans leur modèle. Cette dimension, qui permet de rendre compte autant des aspects objectifs que des aspects subjectifs de l’échange, recense la fréquence des échanges, des pratiques de soutien et de coopération, leur forme et leur ampleur, la perception des membres envers ces flux d’échanges ainsi que les principes qui les régissent.
Enfin, le modèle multidimensionnel de la solidarité familiale intergénérationnelle est complété par la dimension structurelle qui réfère aux divers éléments pouvant influencer les opportunités de rencontre entre les membres d’une même famille. Cette dimension comprend des considérations relatives au contexte et à la démographie des familles : la taille des familles, la distance géographique qui sépare les membres d’une famille ainsi que les disponibilités et contraintes d’horaire de chacun de ceux-ci.
Bien qu’il permette d’appréhender la solidarité de manière plus claire et exhaustive, le modèle multidimensionnel de la solidarité est encore peu utilisé, limité essentiellement aux études quantitatives qui interrogent la corrélation entre les dimensions et les effets qu’elles peuvent avoir, seules ou combinées, les unes sur les autres (Bengtson et Roberts, 1991). Des analyses compréhensives qui étudient ces dimensions de la solidarité familiale intergénérationnelle, mais de manière assez ouverte, laissant place aux discours des individus, sont encore rares, même si la contribution de ce genre de travail est grandement souhaitée (Bengtson, 2001). Sauf exception (Attias-Donfut et al., 2002), les recherches portant sur les solidarités familiales ne discutent pas de toutes les dimensions présentées ici. Dans la suite de ce chapitre seront présentés des travaux abordant l’une ou l’autre de ces dimensions qui, lorsqu’elles sont toutes considérées, offrent un portrait plus complet de la solidarité familiale intergénérationnelle.
L’« esprit de famille »
Le « nouvel esprit de famille » : c’est ainsi qu’Attias-Donfut, Lapierre et Segalen (2002) définissent l’actuel arrimage des solidarités familiales et la manière dont elles peuvent se déployer dans les rapports intergénérationnels14. L’esprit de famille se définit comme l’ensemble des préceptes qui se situent en trame de l’identité collective partagée – donc propre à chaque famille – préceptes qui se transmettent d’une génération à l’autre et qui orientent les comportements (Ibid., p.246 et 252). L’esprit de famille réfère ainsi aux prédispositions qui relèvent des dimensions normative et affective, « ce qui est évident, ce qui paraît aller de soi » (Ibid., p.247), correspondant ainsi autant à la tradition, aux devoirs, aux engagements moraux qu’aux sentiments et aux dispositions affectives. Regroupées ainsi, les dimensions normative et affective de la solidarité correspondent aux intentions plus ou moins conscientes qui incitent à adopter certaines pratiques plutôt que d’autres.
Bien que les contraintes normatives soient aujourd’hui moins nombreuses et s’expriment plus subtilement, le sentiment de devoir selon lequel on doit se soumettre aux obligations, aux conventions et aux traditions familiales est encore présent dans les familles québécoises (T. Godbout et al., 1996). Puisque l’esprit de famille se fonde sur une identité collective partagée par les membres d’une même famille, celle-ci doit se reconfirmer sans cesse dans des « rites » qui permettent de consolider l’appartenance et les références communes (Attias-Donfut et al., 2002, p.253). Des contraintes normatives imposent ainsi la participation de tous à ces événements rituels, comme les fêtes familiales, Noël, les repas dominicaux, etc. Le registre du devoir appelle également à une obligation d’assistance si les membres de la famille en ont besoin, qui peut se traduire comme une injonction à répondre aux nécessités de ceux qui font partie du « nous » familial.
Mais si elle se traduit par des impératifs contraignants, la dimension normative de la solidarité renvoie aussi à l’inconditionnalité et aux rapports désintéressés, car le versant de cette disposition presque impérative à répondre aux besoins des membres de sa famille est le recours assuré en cas de difficultés (Attias-Donfut et al., 2002, p.248). Pour plusieurs, les membres de la famille sont d’ailleurs les seuls sur lesquels on a l’assurance de compter : « on peut compter sur les gens de la famille si le besoin s’en fait sentir : ils seront toujours là et on sera aussi toujours là pour eux » (Charbonneau, 1993, p.135). S’il est vrai que les aspirations d’autonomie et de liberté sont aujourd’hui grandement valorisées, on continue également de valoriser cette inconditionnalité de la solidarité dans les familles (T. Godbout et al., 1996).
Au-delà des normes encadrant le lien familial, l’esprit de famille s’appuie également sur l’attachement ressenti les uns envers les autres, c’est-à-dire que le parent n’est ainsi pas uniquement considéré comme un parent, mais également comme un « ami », un « complice », un « confident ». C’est alors la valeur accordée aux liens comme tels, le plaisir et la satisfaction ressentis à entretenir ces liens qui suscitent l’adoption de certaines pratiques de solidarité plus électives. Alors que la dimension normative incline les membres d’une famille à se rencontrer lors d’évènements ritualisés et traditionnels, les rencontres qui s’inscrivent dans le registre de l’affectif sont motivées principalement par la volonté de passer du temps ensemble. Même constat pour les pratiques de soutien où la dimension affective prédomine, l’aide offerte entretient le lien affectif. Les pratiques de soutien peuvent ainsi s’inscrire : « dans une économie affective des liens qui traverse les générations. On aide parce que l’on aime et que l’on se projette dans le bonheur et la réussite des siens » (Attias-Donfut et al., 2002, p.84). Dans ces circonstances, l’aide suscite non seulement de la satisfaction chez celui qui reçoit, mais aussi chez celui qui donne (T. Godbout, 2000).
Mais s’il y a toujours une prédominance de l’un ou de l’autre des deux registres, selon l’occasion, les conditions et les personnes impliquées, les diverses manifestations de la solidarité résultent généralement de combinaisons des prédispositions affectives et d’engagements moraux, combinaisons qui peuvent grandement différer d’une famille à l’autre. L’esprit de famille peut ainsi être considéré comme une sorte de « culture familiale de solidarité » (Attias-Donfut et al., 2002, p.246) dans laquelle les dimensions normative et affective engendrent diverses pratiques concrètes qui réaffirment et consolident la solidarité familiale intergénérationnelle.
La transmission de l’« esprit de famille » et les consensus
Pour que la solidarité familiale intergénérationnelle se perpétue, l’esprit de famille doit se transmettre entre les générations (Attias-Donfut et al., 2002). S’il y a des familles qui ne transmettent pas fidèlement leur culture familiale de solidarité et que chaque génération y ajoute inévitablement une part d’interprétation, des mécanismes de transmission ont cours dans tous rapports familiaux intergénérationnels15 (Bertaux-Wiame et Muxel, 1996, p.188). Par ces mécanismes de transmission, le sentiment d’appartenir à une « communauté » d’idées, de sentiments et d’intérêts (Durkheim, 1893), nécessaire à la solidarité, est alors partagé et peut susciter un certain consensus entre les membres de la famille, correspondant ainsi à la dimension consensuelle du modèle multidimensionnel de Bengtson et al. (1991).
C’est d’abord par la socialisation, comme processus par lequel une personne intériorise un système de références lui permettant d’évaluer le monde et d’adapter conséquemment ses comportements (Bawin-Legros, 2003), que s’opère la transmission de l’esprit de famille. Cette socialisation assure une première intégration de valeurs, d’attitudes et de normes chez les enfants et instaure ainsi un certain consensus entre parents et enfants. Par la socialisation parentale, la transmission est principalement unilatérale, dirigée vers les enfants. Mais lorsque les enfants grandissent, vont à l’école et fréquentent d’autres espaces sociaux, la transmission intergénérationnelle se présente moins comme un simple processus de transfert à sens unique que comme un processus dynamique et réciproque, c’est-à-dire autant des parents vers les enfants, que des enfants vers les parents (Lefèbvre, 1996; Bertaux-Wiame et Muxel, 1996). L’esprit de famille peut se transmettre dans un processus dynamique, car non seulement il se fonde sur un passé et une mémoire familiale, mais également sur des moments et des expressions d’une solidarité qui s’inscrivent dans le présent (Attias-Donfut et al., 2002, p.252). L’esprit de famille peut donc se transmettre, être interprété, puis se retransmettre, selon un processus plus ou moins souple d’une famille à l’autre. Parce qu’elle est dynamique, la transmission se produit au fil des interactions entre les générations, où les influences peuvent circuler autant au travers des conversations banales et quotidiennes que dans les moments plus ritualisés et chargés symboliquement, tels que les fêtes de famille (Attias-Donfut et Segalen, 2007).
La transmission génère habituellement une entente plus ou moins forte, souvent inconsciente, entre les générations. Partageant un ensemble de croyances et de valeurs qui leur sert de cadre de référence, chaque génération en vient à définir des opinions, des idées et des aspirations assez similaires. Il en résulte une « étrange similitude des discours tenus dans une même famille, révélant un stock de valeurs et de références partagées par toutes les générations, au moins au niveau du discours » (Attias-Donfut et al., 2002, p.132). Ce consensus et cette impression d’unité, qui se traduisent notamment dans les discours, alimentent la solidarité familiale intergénérationnelle.
Évidemment, ce ne sont pas toutes les familles dont les membres sont intégrés par un consensus fort et explicite. Le processus de transmission intergénérationnelle n’est pas toujours efficient. Chaque génération peut rejeter ce que lui propose l’autre génération, particulièrement en contexte où ce qui est transmis contraste fortement avec les normes et les valeurs socialement admises. La volonté de préserver son autonomie contre les communications de la transmission familiale peut conduire à recourir à des sources d’informations et d’inspirations extérieures à la famille pour composer ses opinions, ses goûts et ses aspirations. L’entrée en couple est particulièrement propice à la distanciation par rapport aux consensus de sa famille d’origine, les membres du couple étant alors confrontés à la présence quotidienne d’un autrui qui a été éduqué et socialisé autrement. Plus largement, les relations extérieures et les mobilités, parce qu’elles peuvent influencer les manières d’être, de penser, de sentir et d’agir des membres de la famille, affectent toujours plus ou moins les consensus familiaux. Il peut ainsi advenir un « choc des cultures familiales » (Ibid., p.169) entre les générations, surtout à la naissance d’enfants, moment où les différences entre les valeurs, les modes de vie et les façons de faire sont les plus perceptibles. Lorsque cela se produit, certaines familles glissent dans un état de conflit, où les liens peuvent se distendre et la solidarité décliner. Mais la majorité des familles instaurerait plutôt une « cease-fire zone » (Bengtson et Robert, 1991, p.860), c’est-à-dire qu’elles s’imposeraient certaines limites concernant les sujets conflictuels et favoriseraient davantage les sujets qui suscitent consensus.
Le consensus peut donc être aménagé chez certains, tandis qu’il est plus spontané chez ceux qui sont mutuellement réceptifs au processus de transmission intergénérationnelle. Mais dans tous les cas, c’est l’impression de partager des idées, des valeurs et des sentiments qui assure le maintien d’une cohésion nécessaire à la solidarité familiale intergénérationnelle.
Les manifestations concrètes de la solidarité : la sociabilité, la coopération et les pratiques d’aide
D’une famille à l’autre, en fonction des normes et dispositions affectives qui prévalent dans celles-ci, les manières dont se manifeste la solidarité familiale intergénérationnelle varient grandement dans leurs formes et leurs contenus. Mais les pratiques concrètes de solidarité sont toujours de l’ordre de la sociabilité, de la coopération ou de l’entraide, correspondant ainsi aux dimensions associationnelle et fonctionnelle du modèle présenté en début de chapitre.
La sociabilité, ou la dimension associationnelle, réfère à l’ensemble des contacts, que ceux-ci soient directs (visites, activités communes) ou par l’entremise de moyens de communication (téléphone, réseaux sociaux, courriels, courrier et logiciels de visiophonie comme Skype, etc.). La plupart de ces contacts sont volontairement consentis, informels et se produisent sans motif autre que la volonté de socialiser, de prendre des nouvelles et de passer du temps ensemble. On se sent libre d’y participer et libre de choisir les personnes avec qui on a ce genre de rencontres. Des contacts formels et ritualisés, comme le repas de Noël, ont aussi lieu, mais ils sont toutefois moins fréquents puisqu’événementiels. Il est généralement inadmissible de se soustraire sans justification à ces occasions de rencontre inscrites dans le registre normatif, et on ne peut déroger aux règles et aux traditions qui les encadrent sans quelque sanction du groupe familial (T. Godbout et al., 1996, p.11).
Les rencontres sont non seulement le lieu d’une sociabilité intergénérationnelle, mais aussi d’échanges, de coopération et d’aide de toutes formes. La frontière entre ces deux types de manifestations est très mince et souple : on peut passer de l’une à l’autre rapidement et les deux peuvent même s’entremêler pour se confondre. Dans les rapports intergénérationnels des familles québécoises, les échanges sont encore fréquents, et s’ils semblent moins systématiques qu’auparavant, c’est qu’ils s’articulent davantage aux besoins occasionnels et que l’aide est principalement mobilisée sous forme de « coups de main » ponctuels (Kempeneers et B. Dadurand, 2009; Van Pevenage, 2009). S’ajustant aux besoins, les formes d’aide peuvent ainsi être très diversifiées : autant des services, des dons financiers et matériels que du soutien émotionnel et des informations (Kempeneers, 2011, p.20). Certaines formes d’aide, comme le soutien émotionnel et la distribution d’informations, s’expriment moins concrètement, surtout qu’elles se fondent généralement aux pratiques de sociabilité.
La nature des échanges est souvent liée à la position générationnelle de chacun : les aides financières seraient souvent descendantes sur l’axe de génération, tandis que les services requérant une certaine forme physique, comme les rénovations, seraient majoritairement ascendants, c’est-à-dire des plus jeunes vers les plus âgés (Bengtson et al., 1991). Les pratiques d’aide dépendent donc autant des nécessités formulées par les uns, que des ressources disponibles des autres. Ce modèle de la nature des pratiques d’aide selon l’orientation intergénérationnelle met en évidence le principe d’interdépendance qui sous-tend la solidarité familiale intergénérationnelle. L’aide dans les familles s’oriente en effet selon le type de ressources que chacune des générations possède en « surplus » vers les générations qui sont à court de ce type de ressources.
L’articulation de ces flux de ressources entre générations ne se traduit pas uniquement par des variations du type d’aide, mais aussi dans la détermination des moments auxquels elles surviennent. Les générations actuelles de grands-parents délaissent ainsi de plus en plus les donations sous forme de legs patrimoniaux, au profit d’une augmentation des aides financières effectuées de leur vivant, comme « forme anticipée d’héritage » (Bertaux-Wiame et Muxel, 1996). Les transferts des ressources économiques des plus âgés, qui se trouvent généralement en position de sécurité financière stable, ont désormais lieu au moment où les plus jeunes générations en ont besoin, c’est-à-dire lorsque leur situation socioprofessionnelle est plus instable et qu’ils souhaitent fonder une famille. Le soutien familial s’ajuste donc de plus en plus aux besoins des membres de la famille, selon le moment où ces besoins semblent les plus prégnants (Attias-Donfut et al., 2002).
Même si le soutien s’articule aux besoins et que les échanges sont asymétriques à certains moments entre les générations, l’impression de réciprocité16 doit tout de même se perpétuer, car la réciprocité serait reconnue comme une « condition de possibilité de tout acte de solidarité » (Bawin-Legros, 2003, p.170). Malgré qu’il y ait des déséquilibres entre ce qui est donné et reçu de part et d’autre, l’impression de réciprocité dans les échanges intergénérationnels peut notamment se maintenir par l’indistinction dans le type d’échange, c’est-à-dire qu’un parent qui soutient financièrement et matériellement son enfant adulte peut percevoir un équilibre dans les échanges s’il considère obtenir du soutien émotionnel de ce dernier. Cette impression de réciprocité, malgré l’asymétrie que l’on peut de prime abord observer relativement à l’ampleur et aux formes de soutien offert, relève aussi de la propension habituelle à considérer les transferts intergénérationnels sur le long terme en tenant non seulement compte des échanges présents, mais aussi ceux passés et ceux que l’on envisage dans l’avenir. Le principal donateur à un certain moment du cycle familial peut ainsi devenir le principal bénéficiaire de soutien et de services ultérieurement17. Cette réversibilité des positions, ou réciprocité différée pour reprendre les termes de Bawin-Legros (2003, p.169), permet de s’adapter davantage aux besoins et aux ressources de chacun et faciliterait ainsi les échanges entre parents et grands-parents (T. Godbout et al., 1996, Charbonneau, 2004). L’asymétrie dans les échanges peut également se résoudre par le principe de réciprocité indirecte; c’est-à-dire que l’aide ne provient pas nécessairement de la personne qui a été préalablement aidée. À cet égard, des chaînes d’entraide se formeraient dans les réseaux familiaux, celles-ci pouvant s’inscrire dans la continuité de plusieurs générations (Kohli et Künemund, 2001).
Tel que mentionné précédemment, les services rendus, les prêts, le soutien peuvent être considérés comme un moyen d’entretenir le lien et de consolider la relation affective, mais peuvent également être accomplis conformément aux obligations morales qui se perpétuent dans les familles (T. Godbout, 2000; Charbonneau, 1993). Bourgeois et Légaré (2008) soulignent que les grands-parents ont le sentiment qu’aider leur enfant est un devoir, mais plusieurs précisent toutefois que les enfants n’ont pas le devoir de les aider (p.698). Les engagements normatifs de la solidarité les incitent à offrir du soutien, mais n’engendrent pas nécessairement des attentes de soutien, c’est-à-dire qu’ils reconnaissent les sentiments d’obligations qui les lient à leurs enfants, mais comme prestataire de soutien principalement, préservant ainsi le sentiment d’être indépendants et autonomes. La perception à l’égard des pratiques de soutien contraste chez les jeunes générations dans l’étude d’Attias-Donfut et al. (2002); eux aussi entretiennent un sentiment de devoir offrir de l’aide, mais contrairement à la génération de grands-parents, plusieurs considèrent le soutien de leurs parents comme un dû. D’ailleurs les attentes d’aides sont si ancrées dans les mentalités des jeunes parents que ceux-ci craindraient bien davantage une ingérence qu’un manque de soutien de la part de leurs propres parents.
Les craintes d’ingérence formulées par la génération de parents apparaissent en certains cas fondées lorsque l’offre de soutien découle d’une volonté de contrôle et d’orientation des attitudes, des comportements et des aspirations des membres de la famille (Kohli et Künemund, 2001). Si tel est l’intention du « donneur », l’aide peut avoir pour effet de contraindre les bénéficiaires. Parfois même lorsque les intentions sont louables, les services s’imposent, envahissants, dans une sorte de déni de « l’existence séparée » voulue par la génération de parents (Attias-Donfut et al., 2002, p.121). Le refus d’obtenir du support familial peut ainsi découler de la crainte de voir son autonomie brimée et incite à recourir plutôt aux services offerts par des associations, des organismes publics ou par des instances privées pour leur venir en aide.
Mais pourquoi demander de l’aide auprès des membres de sa famille, s’il est possible de subir une forme d’ingérence? L’aide provenant de la famille se caractérise par son accessibilité, autant par la disponibilité des membres de la famille que financièrement, la majorité des services rendus par la famille étant gratuits (même s’il y a généralement un devoir de rendre après avoir reçu). Les pratiques de soutien sont aussi polyvalentes, car celles-ci peuvent prendre des formes diverses et peuvent se déployer dans une variété de contextes, selon les besoins spécifiques de chacun (Kempeneers, 2011). Les services rendus entre les membres de la famille présentent également « un caractère assurantiel sur le long terme » (Kempeneers et B. Dandurand, 2009, p.115), car les liens familiaux perdurent dans le temps et sont empreints d’obligations qui garantissent une certaine permanence de l’offre de soutien.
Mais ce qui motive significativement les pratiques d’aide – et la sociabilité pareillement – au sein des rapports familiaux intergénérationnels, c’est aussi qu’elles constituent un moyen d’entretenir les liens, de transmettre l’esprit de famille. Si des contacts, des rencontres et des échanges abondent dans les rapports familiaux intergénérationnels, c’est que la solidarité se réaffirme et se renforce à travers ces pratiques. Il ne suffit donc pas de s’intéresser aux normes, aux sentiments qui sous-tendent la solidarité et aux processus par lesquels elle se transmet; il faut également se pencher sur ce qui circule par la solidarité et l’alimente par ailleurs.
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Table des matières
INTRODUCTION
Une définition générale de la famille
La solidarité familiale
La solidarité familiale dans des rapports intergénérationnels en transition
Orientation et plan du mémoire
CHAPITRE 1 DES FAMILLES CANADIENNES-FRANÇAISES AUX NOUVELLES CONDITIONS DE LA PARENTALITÉ ET DE LA GRAND-PARENTALITÉ AU QUÉBEC
Les familles canadiennes-françaises
Les familles canadiennes-françaises sur le territoire
La formation, la structure et l’organisation de la famille canadienne-française
Le réseau de parenté
Les relations intergénérationnelles et les grands-parents dans le système de parenté
Vers de nouvelles conditions de vie familiale au Québec
Nouvelles conditions de la parentalité
Nouvelles conditions de la grand-parentalité
Nouvelle configuration et nouveaux rapports intergénérationnels
CHAPITRE 2 LA SOLIDARITÉ FAMILIALE INTERGÉNÉRATIONNELLE
Un modèle multidimensionnel de la solidarité familiale intergénérationnelle
L’« esprit de famille »
La transmission de l’« esprit de famille » et les consensus
Les manifestations concrètes de la solidarité : la sociabilité, la coopération et les pratiques d’aide
La structure d’opportunités et de contraintes de la solidarité
CHAPITRE 3 VERS UN RÔLE GRAND-PARENTAL : LA SOLIDARITÉ FAMILIALE INTERGÉNÉRATIONNELLE DANS LA TRANSITION
Les parcours biographiques et leurs transitions
Les parcours biographiques : une négociation avec les calendriers sociaux et le contexte
Les transitions dans les parcours biographiques
La naissance comme transition
La solidarité familiale intergénérationnelle et le réinvestissement familial après la naissance
Le rôle grand-parental actuel
Le rôle grand-parental auprès des nouveaux parents
Le rôle grand-parental auprès des petits-enfants
La grand-parentalité négociée avec les parents
Des grands-mères et des grands-pères dans une diversité de situations concrètes
CHAPITRE 4 QUESTION DE RECHERCHE, OBJECTIFS ET MÉTHODOLOGIE
Objectifs et question de recherche
L’approche qualitative
Population visée et terrain de recherche
Les parents et grands-parents de jeunes enfants
Les entretiens individuels semi-dirigés croisés
L’entretien individuel semi-dirigé comme méthode de collecte de données
Les entretiens croisés
Présentation des schémas d’entretien
Déroulement de la collecte de données
Recrutement des parents et des grands-parents
La collecte de données
Méthode d’analyse
Portrait des participants
Description générale des participants
Les parents et grands-parents rencontrés
CHAPITRE 5 LA NAISSANCE D’UN ENFANT ET LES TRANSFORMATIONS DE LA SOLIDARITÉ FAMILIALE INTERGÉNÉRATIONNELLE
La solidarité familiale intergénérationnelle initiale
En contexte de proximité géographique
Une proximité géographique discontinue : le cas de Julie A. et Monique A.
En contexte d’éloignement géographique et de potentiel élevé de déplacements
Quand l’éloignement excède une frontière et une distance de déplacement ordinaire : le cas de Stéphanie J. et Marcel J.
Quand la solidarité familiale intergénérationnelle initiale est minimale : le cas d’Alexandre I.
Au-delà des «déterminations» de l’espace physique
Vers la transition
Une transition envisagée et planifiée
Quand les grands-parents ne s’y attendent pas ou ne s’y attendent plus
Des circonstances particulières
Une réaction hors du commun
La naissance et ses suites
Une solidarité familiale intergénérationnelle peu altérée par la transition
Un renforcement volontaire de la solidarité familiale intergénérationnelle
D’une relation presqu’inexistante à une volonté d’engagement du grand-parent
Quand la transition semble inachevée
Quand les transitions se cumulent
Après la naissance : le renforcement de la solidarité et la multiplication des pratiques
CHAPITRE 6 EXPÉRIENCE ET EXERCICE DU RÔLE GRAND-PARENTAL
Le rôle grand-parental : d’abord répondre aux besoins de ses enfants devenus parents
Le soutien financier, les services et la coopération
Le soutien informatif et émotionnel : guider et conseiller dans l’exercice du rôle parental
Aider dans la conciliation travail-famille
La garde occasionnelle et réactive
La garde régulière et fréquente
La garde de longue durée
Payer une « petite gardienne »
La garde, mais encore?
Une présence auprès des petits-enfants
Présence grand-parentale… en présence parentale?
Le temps passé avec les petits-enfants
Être présent et accompagner
Entretenir la routine et passer du temps « de qualité »
Sortir de la routine pour enrichir le temps « de qualité »
Grands-mères et grands-pères : des rôles différenciés
L’éducation des enfants : un rôle parental partagé avec les grands-parents?
Les grands-parents « gâteaux »
Les grands-parents transmetteurs
Les grands-parents coopérants
Les grands-parents impliqués
Le rôle grand-parental dans son articulation au rôle parental
CHAPITRE 7 DISCOURS SUR LE RÔLE GRAND-PARENTAL : MÉMOIRES, IDÉAUX ET CONCEPTIONS PERSONNELLES
Composer une conception personnelle du rôle grand-parental
Les figures du passé
Les figures dépassées
Les figures exemplaires du passé
Les contre-exemples contemporains
L’asservi ou le manque d’autonomie
L’envahissant ou le manque de respect d’autonomie des parents
L’égoïste ou le manque d’implication
L’idéal de la grand-parentalité : De ci, mais pas de ça
Le rôle grand-parental : entre la réalisation d’un idéal et l’adaptation au contexte de solidarité dans lequel il s’inscrit
Les conditions structurelles de la solidarité
L’idéal de la grand-parentalité chez les parents
Des idéaux réalisés ou réalisables
Au premier temps des discours sur le rôle grand-parental
CONCLUSION
DEVENIR ET EXISTER COMME GRAND-PARENT
BIBLIOGRAPHIE
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