Le mot soie vient du latin populaire seta et/ou classique saeta qui signifie poil long et rude [CNRTL 2012]. Mais aujourd’hui, qu’entend-t-on sous le vocable « soie » ? Au premier abord on pourrait se contenter d’une réponse claire et simple telle que: « la soie est le filament que les vers à soie (ou araignées) sécrètent pour faire leurs cocons (ou toile) » et/ou « la soie est le fil et les tissus fabriqués à partir de ces fibres» [Vollrath et Porter 2009]. Toutefois, lorsque l’on creuse plus profondément, nous voyons que des exsudats « de soie » sont filés par :
i) au moins 23 groupes d’insectes tels que le ver à soie, la larve de coléoptère, la larve chrysope, la larve de fourmis, les puces, les abeilles, les larves de mites, et les grillons [Walker et al. 2012] ;
ii) les arachnides avec plus de 30 000 espèces d’araignées, les acariens et les pseudo-scorpions [Vepari et Kaplan 2007] ;
iii) les mollusques et les crustacés [Kronenberger et al. 2012] ;
iv) plusieurs autres taxons d’arthropodes (insectes, arachnides, crustacés, etc., embranchement constituant 80 % des espèces connues du règne animal) [Craig 1997]. Cependant, peu de ces fibres protéiques ont été étudiées.
Le ver à soie Bombyx mori, une larve de papillon aveugle domestiqué 3000 ans avant J.-C. ne peut plus vivre sans l’aide de l’homme. Le secret de sa production fut gardé par la Chine pendant des siècles avant de se diffuser par les « Routes de la soie ». Cette soie est encore à notre époque la plus répandue sur le marché des fibres textiles, le reste provenant de vers à soie sauvages comme l’Antheraea (Tussah) en Inde et le Gonometa en Afrique du sud. La soie d’araignée ne peut pas être produite à grande échelle en raison de l’impossibilité d’élever efficacement des araignées. Comme la kératine, l’élastine et le collagène, les soies sont des polyamides où des résidus d’acides aminés remplacent les simples hydrogènes des composés synthétiques (type PA 66). Ce sont des protéines structurales qui ont une fonction de protection ou mécanique. La soie apparait comme une première étape, « simple », pour l’étude et la compréhension de ces protéines fibreuses constitutives des ligaments, de la peau, des parois artérielles, etc. L’attrait pour ce polymère naturel/biosourcé est croissant. Avec une remarquable combinaison de contrainte et déformation à rupture, les fibres de soie sont considérées comme les « meilleures » fibres naturelles pouvant rivaliser avec les fibres synthétiques à haute performance, avec des qualités supérieures attribuées à la soie d’araignée [Vepari et Kaplan 2007]. Même si la littérature considère la soie comme un matériau homogène tant dans sa structure que dans ses propriétés mécaniques, la grande variabilité des propriétés mécaniques est établie [Madsen et al. 1999; Zhao et al. 2007; Colomban et al. 2012a]. Des prélévements de segments d’une même fibre de soie peuvent posséder différents comportements mécaniques qui peuvent être classés, quel que soit l’animal producteur, en cinq types [Dinh 2010] (§ 1.3.1). Les qualités de la soie sont très variables d’une production à une autre. Une voie « classique » pour améliorer les produits passe par la sélection génétique des lignées de vers produisant les fibres de meilleure qualité, les meilleurs soins de l’élevage et la préparation contrôlée des fils. Pour produire de la soie « d’araignée » à grande échelle, la modification génétique des vers à soie avec des gènes d’araignée a été testée [Tamura et al. 2000; Wen et al. 2010]. Le génie génétique permet également de produire de la soie « d’araignée » à partir de microorganismes, dont le génome est modifié, pour produire des protéines spécifiques. Les propriétés mécaniques de ce matériau mis sous forme de fibres, appelé soie recombinante, sont loin d’égaler les propriétés des fibres naturelles [Stark et al. 2007]. Les caractéristiques mécaniques remarquables de la soie ne sont pas leur seul atout. Elles présentent également une bonne stabilité thermique et chimique, une certaine flexibilité morphologique, et permettent d’envisager des applications biomédicales (biocompatibilité, biodégradabilité protéolytique contrôlée) ou des greffages chimiques (par exemple pour immobiliser des facteurs de croissance) [Moy et al. 1991; Tirrell et al. 1991; Chen et al. 2003; Kardestuncer et al. 2006]. L’obtention de solutions de soie, après solubilisation des fibres, permet la préparation de matériaux en soie régénérée avec différentes morphologies adaptables aux applications visées [Lee et al. 1998; Sugihara et al. 2000; Sofia et al. 2001; Hu et al. 2006]. Cependant, il semble que la mise en solution modifie fortement les interactions/organisations des macromolécules. Les objets fabriqués (fibres, films principalement) présentent une également grande variabilité et des propriétés mécaniques très faibles en comparaison des fibres initiales [Wang et al. 2004; Jiang et al. 2007; Lawrence et al. 2010]. Des travaux récents ont démontré le comportement piézoélectrique de la soie [Fukada 1956; Yucel et al. 2011] et l’utilisation de la soie dans des dispositifs sophistiqués fait l’objet de recherches [Lawrence et al. 2008; Omenetto et Kaplan 2008].
La soie
Historique
La découverte du ver à soie, l’art du dévidage des cocons et la domestication de l’espèce datent de la plus haute antiquité. La Chine est considérée comme le berceau de la production de soie ; elle a d’ailleurs conservé le secret de sa fabrication et par conséquent l’exclusivité de son commerce pendant plus d’un millénaire. De nombreuses légendes relatent la découverte du ver à soie. L’une d’entre elles raconte « l’histoire d’un cheval magique qui pouvait voler dans le ciel mais aussi comprendre le langage humain. Ce cheval appartenait à une fille et son père, un jour, ce dernier partit pour ses affaires et ne revint pas. La fille fit donc la promesse que si le cheval ramenait son père, elle l’épouserait. Le cheval remplit son devoir mais le père n’accepta pas la promesse de sa fille. Au moment où il tua le cheval innocent, la peau de celui-ci emporta la fille, ils s’envolèrent loin de son père puis s’arrêtèrent contre un arbre. A l’instant où la fille toucha l’arbre, elle se transforma en ver à soie et fila chaque jour de longs et fins fils de soie représentant son ennui » [Blachère 2011]. La plus connue des légendes est celle relatée par Confucius (551 à 479 avant J.-C.) dans le livre des Odes. Vers 2700 avant J.-C., l’empereur Hoang-Ti demanda à son épouse Xi-Ling-Chi de trouver la cause de la disparition des feuilles de ses mûriers. L’impératrice découvrit que de petits vers blancs mangeaient insatiablement les feuilles avant de filer des cocons brillants. L’un d’eux tomba par hasard dans l’eau chaude de son thé et elle s’aperçut qu’un fil délicat pouvait en être dévidé. Après sa découverte, elle insista auprès de son royal époux pour qu’il lui offre un verger de mûriers afin d’élever les vers à soie. Toutefois, la sériciculture était déjà une technique bien établie avant le règne de cet empereur (2677 à 2597 avant J.-C.) [Collectif 1997].
Les plus vieux fragments de tissus à base de soie découverts en Chine sont datés de 3000-2500 ans avant J.-C. En 2009, la découverte de trois fragments de fils de soie enfilés sur des bijoux retrouvés entre l’Inde et le Pakistan sur des sites de la civilisation de la vallée de l’Indus, qui s’est développée de 2800 à 1900 av. J.-C, suggère l’existence d’un autre foyer d’invention [Good et al. 2009]. Cependant, l’espèce de ver à soie dont proviennent ces fragments n’a pas été déterminée avec certitude.
Il existe de nombreuses espèces de vers à soie sauvages. La domination chinoise sur la production de la soie s’expliquerait par l’existence, en Chine, du Bombyx mandarina moore sauvage, qui vit exclusivement sur les mûriers blancs et aurait donné par domestication le Bombyx mori, un papillon aveugle, qui ne vole pas et qui dépend entièrement de l’homme pour sa survie. Contrairement aux espèces sauvages, qui produisent une soie aux formes irrégulières et aplaties, le Bombyx mori produit un filament plus lisse, plus fin et plus régulier pouvant être plus aisément assemblé en un fil long et continu. Parmi les vers à soie sauvages, on peut également citer le Tussah qui est le nom commun donné à la fois aux chenilles Antheraea et à leur soie. Ces vers à soie ont un régime alimentaire différent de leurs cousins Bombyx mori. Qu’ils vivent sous les tropiques ou en climat tempéré, ils mangent des feuilles contenant du tanin, l’ingrédient du thé qui laisse une tache dans la tasse. La couleur naturelle de la soie Tussah est miel beige chaud et cette soie est généralement utilisée sans teinture (grège). Les vers à soie Tussah sont protégés et récoltés dans les jungles et forêts par les communautés autochtones des peuples d’Asie. Ces vers à soie ont rejeté toutes tentatives de domestication [Fabulousyarn]. Les fibres Tussah sont un peu plus grosses que celles de Bombyx cultivées mais présentent de remarquables qualités mécaniques [Dinh 2010].
La Chine ouvre le commerce de la soie à l’Occident sous la dynastie Shang (dont le nom signifie marchand), entre 1766 et 1401 avant J.-C. Le premier pays à découvrir le secret de la soie est la Corée où des émigrants chinois implantèrent la sériciculture en 1200 avant J.-C. Ensuite, l’élevage des vers à soie s’implante au Tibet grâce à une princesse chinoise. Devant épouser le prince Khotan en 420 avant J.-C., elle apprit que celui-ci n’avait pas de vers à soie dans son pays. Ne pouvant se passer de ses habits de soie, elle décida de cacher des œufs de Bombyx et des graines de mûriers dans sa coiffure lors de son départ, malgré la loi impériale condamnant à mort toute personne tentant d’exporter des vers à soie ou des œufs. Un général de l’impératrice japonaise Singu Kongo envahit la Corée au IIIe siècle et ramena au Japon quelques œufs de vers à soie ainsi que des captifs connaissant l’art de la sériciculture. Le Japon fut suivi par l’Inde et tous deux devinrent d’importants producteurs. Ce n’est qu’au cours du VIe siècle après J.-C. que la technique de fabrication de la soie arriva dans le bassin méditerranéen, l’Empire byzantin la conservant d’abord jalousement. Les chinois perdirent ainsi leur monopole sur les textiles les moins évolués, mais conservèrent une avance importante dans la confection de tissus de grande qualité, exportés à travers l’Asie par les routes de la soie. A la même époque, les perses maîtrisèrent eux aussi la fabrication de la soie. Envahis par les Arabes au VIIe siècle, ils leur transmirent la technique qui s’étendit alors, parallèlement à l’Islam, en Afrique et sur les rives de la Méditerranée, comme en Espagne, en Sicile et en Provence. La première Route de la soie connue entre Orient et Occident est celle des steppes du nord, qui traversait les monts Altaï, entre la Chine et la Mer Noire. Des caravansérails et des villes se formèrent le long de cette route, développant le commerce de la soie et la sériciculture. L’expression « Routes de la soie » fut inventée par le baron Ferdinand von Richthofen au XIXe siècle. Cette appellation ne reflète pas uniquement l’étendue des échanges sur ces routes mais surtout le grand intérêt de l’Occident pour la soie. En Chine, la soie était une forme de monnaie qui servait à payer les impôts, des armées et même des rançons. D’autres échanges religieux, scientifiques et culturels se sont réalisés pendant des siècles sur ces routes, dont certains jusqu’à aujourd’hui [Scott 1993; Blachère 2011].
Production
De nos jours, la principale source de soie demeure la culture du Bombyx mori, la quantité de soie produite par une cinquantaine de pays avec la Chine et l’Inde en tête de liste, étant estimée à 150 000 tonnes par an. Le reste de la production mondiale (10 à 15 %) est de la soie sauvage provenant de plusieurs espèces du genre Antheraea (soie Tussah). La soie ne représente cependant qu’un pourcentage infime du marché des fibres textiles, soit moins de 0,2 %. Le commerce de la soie et des produits en soie reste de l’ordre de plusieurs milliards de dollars, avec un prix unitaire de la soie grège environ 20 fois celui du coton. Parmi les 50 pays pratiquant la sériciculture, 14 sont situés en Asie. L’Inde est l’un des principaux importateurs de soie grège bien qu’elle soit le second plus grand producteur, la demande locale est nettement supérieure à l’offre. La Chine, plus gros producteur, où les consommateurs acquièrent de plus en plus de pouvoir d’achat connait aussi une demande interne en forte croissance. Traditionnellement le plus gros consommateur de soie, le Japon s’appuyait entièrement sur sa production locale dans les années 60, surtout pour les kimonos. À partir des années 70, la production de soie locale a été divisée par 10 et le commerce dépend désormais des importations d’articles finis de soie, principalement depuis la Chine. Le déclin de l’industrie de transformation de la soie au Japon a produit de sérieux effets sur la sériciculture brésilienne où existe une forte communauté d’origine Japonaise, qui fournit abondamment le Japon. Autrefois entre les mains des européens (en particulier l’Italie et la France), le commerce des produits finis est de plus en plus investi par les Chinois, les Indiens et les Thaïlandais [CCI; INSERCO; Planetoscope].
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 : Etat de l’art
1.1 La soie
1.1.1 Historique
1.1.2 Production
1.1.3 Utilisations
1.2 Formation et composition des soies
1.2.1 Biosynthèse par les vers à soie
1.2.2 Biosynthèse par les araignées
1.2.3 Les acides aminés, éléments constitutifs des fibres
1.3 Propriétés, variabilité et modèles structuraux
1.3.1 Caractérisation mécanique
1.3.2 Caractérisation structurale
1.4 Etude vibrationnelle de la soie
1.5 Volonté de maîtrise
1.5.1 Par génie génétique
1.5.2 Fibroïne régénérée
Chapitre 2 : Structure et organisation des fibres
2.1 De la glande de Bombyx mori à la production de la fibre
2.1.1 Conditions d’étude de la glande
2.1.2 Organisation de la fibroïne le long de la glande jusqu’à la fibre
2.2 Variabilité et ordre au sein des fibres de soie
2.2.1 Morphologie
2.2.2 Structure
2.2.3 Ordre local
Conclusions
Chapitre 3 : Micro et nano-mécanique de fibres d’araignée et de ver à soie modifié par un gène d’araignée
3.1 Propriétés en tension uni-axiale de fibres de Nephila madagascariensis
3.1.1 Profils des courbes de contrainte-déformation
3.1.2 Effet de la longueur de jauge
3.1.3 Influence du diamètre de la fibre
3.1.4 Choix de la vitesse des essais de traction uni-axiale
3.1.5 Autres paramètres physiques (relaxation/cycle)
3.1.6 Paramètres chimiques (âge/eau)
3.2 Propriétés en tension uni-axiale de fibres de Bombyx mori Nistari modifié
3.2.1 Profils de courbes
3.2.2 Influence de la modification génétique
3.2.3 Mise en forme du cocon
3.3 Nano-mécanique : comportement mécanique à l’échelle des liaisons chimiques
3.3.1 Comportement des modes internes
3.3.2 Comportement des modes externes / de réseau (<300 cm-1)
Conclusions
Chapitre 4 : Du film au composite
4.1 Films de soie
4.1.1 Procédé de fabrication
4.1.2 Morphologie
4.1.3 Structure, organisation et propriétés mécaniques
4.2 Composites
4.2.1 Composites mono-renforts
4.2.2 Composites hexa-renforts
4.2.3 Composites unidirectionnels
Conclusions
Conclusions