La traite des personnes à Madre de Dios, un phénomène complexe puni par la loi
Madre de Dios: approche socio-culturelle d’un cas régional complexe
A la frontière avec la Bolivie et le Brésil, se trouve Madre de Dios, l’une des vingt-quatre régions administratives péruviennes. Divisée en trois provinces, Manu, Tahuamanu et Tambopata, elle s’étend sur plus de huit millions d’hectares de forêt amazonienne, cette superficie étant divisée en deux par la Route Interocéanique qui relie la ville péruvienne de Tacna, au Sud du pays sur la côte Pacifique aux ports brésiliens de l’Atlantique.
Près de 40% de ces huit millions d’hectares sont considérés comme des zones protégées. Le Parc National Bahuaja-Sonene, la réserve Nationale de Tambopata, le Parc National du Manu, la Réserve communale Amazakaeri et la Réserve communale de Purús font de Madre de Dios la « capitale péruvienne de la biodiversité ». Au milieu de cette faune et flore luxuriante, se trouvent deux centres urbains de taille moyenne qui relient la région excentrée à Lima : la capitale régionale de Puerto Maldonado et son cœur minier, Mazuko.
La ruée vers l’or
Madre de Dios est une zone d’étude spécifique complexe qui se distingue grandement des autres zones minières aurifères du pays. C’est ce que l’anthropologue, criminologue et politologue péruvien, Jaris MUJICA, a mis de nombreuses fois en évidence dans ses études sur la région. Madre de Dios dispose selon lui de toutes les caractéristiques d’une « Ruée vers l’or » telles que celles observées au 20 ème siècle en Afrique (notamment au Ghana, au Botswana, au Liberia ou encore au Sierra Leone) ou en Amérique du Nord (vers la Californie) et ayant fait l’objet d’une théorisation . En plus de sa grande biodiversité, Madre de Dios est une région très riche en ressources naturelles. Elle a depuis longtemps exercé une forte attraction sur les populations en recherche de gain économique. Dès la fin du 19 ème siècle et jusqu’aux années 1920-1930, des mouvements importants de population ont eu lieu vers Madre de Dios pendant le « boom du caoutchouc ». Plus tard, dans le cours du 20 ème siècle,
c’est l’exploitation de bois précieux qui a généré une seconde vague majeure de migrations vers la région. C’est également au début du 20 ème siècle que les premiers mouvements de population liés à l’extraction minière ont été enregistrés vers Madre de Dios. L’activité aurifère dans cette région date des années 1930 et a très fortement augmenté dans les années 1980. Cependant, selon Jaris MUJICA, ce n’est que depuis très récemment, en 2008 avec le début de la crise financière mondiale, que le phénomène s’est accéléré et que la véritable ruée vers l’or a débuté vers Madre de Dios. C’est en effet en conséquence directe à la montée subite du cours de l’or sur les marchés internationaux que, pour contenir la chute du dollar américain, la demande mondiale en or a crû et que les migrations vers Madre de Dios se sont intensifiées. Selon les chiffres des organisations de la Société Civile (OSC) péruvienne, ces cinq dernières années entre 30 000 et 80 000 hommes , désireux de se lancer dans ces activités très lucratives, auraient afflué dans la région. Il convient de signaler qu’en 2003, l’once d’or coûtait environ 364 dollars américains, et qu’elle atteignait 974 dollars en 2009.
Après avoir oscillé autour de 1500 et 1800 dollars entre 2011 et 2013, le prix de l’once d’or s’est stabilisé à 1300 dollars américains au début de l’année 2014. La conséquence en termes de manne financière ne s’est pas faite attendre alors que le pays s’est mis à massivement exporter cette nouvelle ressource. Le taux de croissance économique national est alors passé de 0,9% en 2009 à 8,8% en 2010 et le précieux métal est devenu en moins de dix ans le principal produit d’exportation du pays (près de 60% du total des exportations) jusqu’à faire du Pérou le cinquième plus gros producteur et le sixième plus gros exportateur d’or au monde en 2012.
Comme lors de tout phénomène de « Gold Rush », Jaris MUJICA démontre que les principales migrations vers Madre de Dios ont pour origine des régions proches ou adjacentes et qu’elles se déroulent depuis le début de manière très désordonnée au milieu d’institutions étatiques faibles et exerçant une gestion et un contrôle limités de l’ordre public. Nous verrons plus en détails au cours de ce travail de recherche que cette caractéristique est, aujourd’hui encore, la source de nombreuses dérives. En outre, comme dans tout contexte de Gold Rush, l’or est rapidement devenu la principale source de revenus de la région. Moins de d ix ans après le début de cette ruée vers l’or, près de vingt tonnes d’or seraient extraites chaque année dans la région de Madre de Dios , soit environ un cinquième de la production d’or annuelle péruvienne. Depuis 2008, Madre de Dios s’est ainsi convertie en troisième zone la plus importante du pays en termes d’extraction aurifère (entre 10 et 15% de la production nationale, selon les sources ), après la Libertad et Cajamarca (respectivement avec 31 et 30% du total des extractions), zones du Nord-Ouest du pays.
Dans le but de réguler l’arrivée massive de personnes et régir les activités extractives, le Gouvernement péruvien a, dans les années 1970, accordé aux premiers hommes arrivés des concessions, en d’autres termes des permis d’exploitation. Malgré cette volonté initiale de régulation, le Gouvernement s’est rapidement vu dans l’incapacité de gérer les importants flux de migration et l’installation rapide des mineurs illégaux, sans permis d’extraction. Pour tenter de faire face au phénomène, le Gouvernement a alors voté plusieurs lois imposant aux mineurs de se conformer à de nouvelles normes, notamment environnementales, très strictes.
Au lieu de participer à limiter les vagues migratoires, ces normes n’ont fait que pousser vers l’illégalité la majorité des mineurs légaux et formels, détenteurs de concessions, incapables de respecter ce que le Gouvernement, celui-là même qui leur avait permis l’installation quelques années auparavant, leur imposait désormais. Madre de Dios s’est alors peu à peu convertie en une zone d’extraction aurifère non formelle. A ce jour, on estime qu’à Madre de Dios, seulement 3% des activités minières seraient légales et réglementées, les 97% restants étant des activités informelles ou illégales. Il convient d’opérer une distinction entre ces deux termes. L’extraction minière est dite illégale quand elle se déroule dans des zones non autorisées. Dans le cas de Madre de Dios, on fait allusion aux réserves et parcs naturels protégés, figurant pour certains au Patrimoine Mondial de l’Humanité de l’UNESCO.
Quand l’extraction minière est dite informelle, cela signifie qu’elle s’opère sans que les mineurs n’aient reçu une quelconque autorisation ou n’aient fait les démarches nécessaires à la formalisation de leurs pratiques et ce, quelle que soit la zone d’extraction. L’extraction minière illégale et informelle, dite plus généralement « non-formelle », représenterait aujourd’hui plus de 15% du total de l’extraction faite dans tout le pays. Bien qu’il n’existe pas de pourcentage exact, les spécialistes affirment que la majeure partie de cet or non-formel viendrait de Madre de Dios. Des études parues au mois de mars 2014 ont dévoilé que le Pérou exporte aujourd’hui plus d’or illégal que de cocaïne, une donnée affolante quand on sait que depuis juillet 2012, le pays se classe au premier rang des producteurs et exportateurs mondiaux de cocaïne, devant la Colombie . En 2011, on estimait que près de 3 milliards de dollars américains d’or illégal péruvien auraient été exportés dans le monde. Les sommes d’argent brassées dans cette région du pays sont incommensurables et un mineur peut gagner en trois ou quatre jours l’équivalent de ce que gagnerait un péruvien en moyenne en un mois.
L’arrivée incontrôlée de tant d’hommes attirés par ce gain économique facile s’est traduit par la prolifération de campements illégaux, du long des routes jusqu’aux rives des fleuves exploités. Sur près de trente kilomètres, sur les bords de la Route Interocéanique, qui relie la ville de Cusco à la capitale de Puerto Maldonado , une quantité indénombrable d’abris de fortune, faits de taule et bâches en plastique, sans électricité, ni eau potable, a commencé à se multiplier, avec pour seuls services alentours quelques lieux pour se procurer de la nourriture, des pharmacies, hôtels, et surtout des bars, discothèques et maisons closes. Dans cette zone de la forêt amazonienne où la Police est totalement absente, il est impossible de cartographier les campements miniers illégaux qui ne cessent de se multiplier, tout comme il est aussi impossible de les nommer. C’est en fonction de leur localisation le long de la Route Interocéanique qu’on s’y réfère. C’est également en cela que Madre des Dios est un exemple à part. Contrairement à d’autres zones de la forêt amazonienne plus au Nord du pays, où le Gouvernement avait incité des familles entières à venir s’installer, Madre de Dios a toujours été considéré comme une « colonie » temporaire, un gigantesque campement. Les hommes viennent par vague, selon la saison, seuls, laissant derrière eux leur famille le temps d’amasser un peu d’argent grâce à la vente de l’or qu’ils auront extrait. A Madre de Dios, il n’y a pas d’entreprise qui investisse dans la zone. Tous les mineurs sont indépendants et travaillent pour leur propre compte. Cela génère une concurrence entre eux et tous doivent défendre eux-mêmes leur drague d’or et assurer leur sécurité. La plupart de ces hommes sont armés et ont développé un système de vigilance dans les zones d’extraction dans le but de rendre volontairement dangereux l’accès à ces zones pour les représentants de l’ordre public qui tenteraient d’y entrer. Entre le kilomètre 98 et le kilomètre 127 de la Route Interocéanique règne un climat de violence et d’insécurité latent et permanent dû principalement aux énormes sommes d’argent brassées dans la zone. Un mineur peut amasser par semaine entre 800 et 1000 dollars, et se retrouve ainsi à la fin du mois avec près de 4000 dollars en sa possession, ce qui représente une menace pour lui-même, dans cette zone éloignée de tout, sans présence d’une quelconque Autorité, à plus de 4h de marche de la première route. La seule solution pour ces hommes, afin d’assurer leur sécurité est donc de « brûler » cet argent, de le dépenser.
Comme dans toutes les sociétés, les dépenses excessives se font dans ce qui donne une sensation de pouvoir à savoir, selon Jaris MUJICA, « la drogue, les armes, l’alcool et les services sexuels».
C’est précisément du fait de cette analogie avec d’autres « Golden Rush » que Madre de Dios se distingue des autres zones aurifères du pays et constitue un cas à part au Pérou, objet d’étude attisant la curiosité de nombreux spécialistes et journalistes. Les publications et articles de ces derniers ont révélé que derrière ces chiffres impressionnants, se cache une réalité beaucoup moins reluisante. Les impacts de ces pratiques illégales et clandestines en termes d’écologie sont désastreux. Madre de Dios est aujourd’hui la région péruvienne la plus touchée par la déforestation. Dans la zone appelée la « Pampa », entre 300 000 et 450 000 hectares de forêt amazonienne ont été dévastés et les rivières et sols à des centaines de kilomètres à la ronde atteignent des niveaux record de pollution au mercure, métal nocif pour la santé utilisé pour séparer l’or du sable et accélérer son extraction . Huit personnes sur 10 vivants à Puerto Maldonado auraient dans leur organisme un niveau de mercure trois fois supérieur au niveau critique indiqué par l’OMS. Au-delà de la catastrophe environnementale un autre fléau, social, s’est généralisé : la traite des êtres humains. 28% du total des cas de traite enregistrés dans le pays le serait à Madre de Dios . Et le phénomène ne cesse de gagner de l’ampleur.
Le coût humain de l’extraction aurifère informelle et illégale
Dans cette région de la jungle amazonienne où les petits orpailleurs risquent leur vie pour extraire quotidiennement quelques grammes d’or, règnent la violence et l’exploitation sexuelle forcée. A quelques pas des zones prisées par les amateurs d’écotourisme, se cachent les victimes cachées de l’extraction minière. Comme nous le confirmait Jaris MUJICA lors de notre entretien, il est courant lors de tous « Gold Rush » que les activités d’extraction minière génèrent des « sous-économies » illégales telles que la prostitution, la traite, la contrebande d’alcool, de nourriture ou encore le trafic de drogue. Après les vagues massives et successives de migrants, et l’absence d’Autorités dans la zone, c’est précisément celle-ci la troisième caractéristique qui permet d’assimiler Madre de Dios aux autres ruées vers l’or. Même s’il n’existe pas de statistiques fiables capables d’évaluer exactement le coût humain de l’extraction aurifère illégale, on estime que pour chaque nouveau campement de mineurs « inauguré », une quarantaine de « prostibars » ou maisons closes illégales, ouvriraient leurs portes avec en leur sein entre deux et quatre-vingt filles . Au total, plus de mille jeunes filles mineures seraient exploitées sexuellement dans la Pampa, autour de ces quelques soixante campements , le long de la Route Interocéanique. Nous nous concentrerons sur ces jeunes filles qui, dès le plus jeune âge, sont forcées à accorder des faveurs sexuelles à ces hommes, sans oublier que dans la même région, beaucoup de petits garçons du même âge sont victimes de traite à des fins de travail forcé dans les mines.
Madre de Dios n’est pas la seule plaque tournante de traite dans le pays mais elle n’en reste pas moins d’importance majeure. Alors que 57% des victimes de traite au Pérou ont entre 13 et 17 ans , on estime que trois jeunes sur cinq exploitées sexuellement dans les campements miniers auraient moins de dix-huit ans . Le schéma auquel répondent tous ces cas de traite à des fins d’exploitation sexuelle est sensiblement le même et cela permet d’en déduire des tendances et des méthodes de « captation ». En effet, la plupart de ces jeunes filles sont victimes de méthodes de recrutement similaires. Sept sur dix sont recrutées par le biais de fausses annonces de travail , une technique très répandue sur tout le territoire, qui permet aux trafiquants de faire venir des jeunes filles de partout dans le pays. Si on considère que les
principaux lieux d’origine des victimes exploitées à Madre de Dios sont Cusco, Puno, Arequipa, Apurimac et Moguequa, des zones proches du sud, les sources se contredisent et montrent que le niveau d’organisation de ces « mafias » permettrait de déplacer des jeunes filles depuis l’autre extrémité du territoire national, y compris depuis d’autres zones où la traite à des fins d’exploitation sexuelle sévit (telle que Loreto, au Nord). L’enlèvement dans des terminaux de bus, les centres commerciaux, les fêtes dominicales de village sur les hauts plateaux des Andes, ou sur des sites touristiques ou encore dans des établissements licites de prostitution est également un moyen fréquent de captation des victimes. Même si la plupart d’entre elles sont recrutées par des inconnus, beaucoup de cas montrent qu’il ne faut pas négliger le rôle des familles. Ce sont elles qui parfois « vendent » ou « confient » leurs petites filles dans le but de récolter de l’argent, par exemple pendant les vacances scolaires estivales de janvier à mars, période pendant laquelle l’arrivée de petites filles dans la Pampa est plus importante . Ce qui par contre ne change pas sont les conditions de vie dégradantes auxquelles elles sont soumises lors de leur arrivée dans les campements miniers. Retenues de force, elles se voient confisquer leurs papiers d’identité par les trafiquants à leur arrivée dans le campement. Afin de s’assurer de leur docilité, les trafiquants leur interdisent tous contacts avec leur famille et n’hésitent pas à les rendre dépendantes aux drogues et à l’alcool qu’ils les forcent à ingérer. Initialement attirées par des salaires alléchants annoncés sur les offres illégales de travail, les jeunes filles reçoivent des sommes modiques d’argent en échange de la vente forcée de leur corps. De plus, les trafiquants qui payent pour le transport des jeunes filles jusqu’à la zone d’exploitation finissent toujours par demander après quelques semaines, le remboursement de ces « frais de voyage » et des frais de nourriture et de « résidence » de ces jeunes filles (qui vivent dans des conditions d’hygiène déplorables). La contraction de cette « dette imaginaire » rend les jeunes filles d’autant plus vulnérables qu’elles n’ont d’autre solution pour s’en acquitter que de continuer à vendre leur corps. Cette situation de servitude pour dette génère bien souvent des relations très complexes entre les victimes de traite et leur bourreau. En plus de toutes les maladies et problèmes sanitaires divers auxquels sont ex posées les jeunes filles, ces dernières n’ont généralement pas accès aux services de base, tel que la santé. Ce n’est que par le biais du trafiquant qu’elles peuvent espérer recevoir des soins. Outre la relation abusive de pouvoir et de soumission, s’établit donc une relation de dépendance de laquelle il est difficile de se défaire.
Les études menées par les organisations de la Société Civile montrent qu’on peut réellement parler de mafia, dans le sens ou des réseaux de trafiquants existent et ont réussi à mettre en place une organisation et une logistique impliquant de nombreux acteurs au fil de la chaîne. On a à faire ici à une véritable division du travail. A celui qui repère les futures victimes et les recrute (les séduit ou les kidnappe en fonction de la situation), s’ajoute celui qui facilite leur transport, dans des systèmes de transports formels (bus) ou dans d’autres, plus à risques (des cas de transport dans des camions citernes ont par exemple été mis au jour) et les confie à celui ou celle qui les reçoit à Madre de Dios et les conduit sur le lieu d’exploitation. Selon la Police Nationale du Pérou (PNP), une dizaine de réseaux criminels différents séviraient le long de la Route Interocéanique. Une donnée à ne pas négliger est le rôle des femmes dan s cette organisation. En effet, des études récentes de l’ONUDOC ont prouvé que la corrélation entre les femmes trafiquantes, souvent ex-victimes, dans les réseaux mafieux et les petites filles victimes était particulière importante et qu’elles étaient souvent responsables du recrutement des jeunes filles car elles leur inspirent plus confiance. Un véritable dilemme s’est installé au fil des ans autour de la question de l’extraction minière. A Madre de Dios, l’extraction aurifère (qui représente 99% de l’activité minière dans la région, le reste étant de l’extraction d’argent) est une activité importante, bien qu’informelle car sa valeur brute ajoutée équivalait en 2011 à 357 millions de nouveaux soles (quelques 95 millions d’euros) soit 43% des revenus totaux dans la région. Grâce à ces activités, Madre de Dios est aujourd’hui la région la moins pauvre du pays, avec un taux de pauvreté de 8,7% en 2010 (contre une moyenne nationale de 31,3% selon l’INEI ), parmi les deux seules régions où a pu être éradiquée l’extrême pauvreté . Comment faire la part des choses pour continuer à assurer le développement économique de la zone tout en jugulant le désastre écologique et humain sans précédent qui y sévit ? C’est ce défi que tente de relever le Gouvernement.
Les deux phénomènes, d’extraction minière non-formelle et de traite à des fins d’exploitation sexuelle, sont si étroitement liés qu’ils ne peuvent être dissociés et pensés séparément. Il est clair que la lutte contre l’un devra se faire de pair avec la lutte contre l’autre. Tant que l’extraction minière à Madre de Dios sera lucrative, la traite perdurera. C’est d’ailleurs pour cela que la Stratégie Nationale pour l’interdiction de l’extraction minière illégale approuvée en janvier 2014 signifiait clairement que « la traite des personnes est une activité connexe dont il faut se charger » . Ces deux phénomènes sont clandestins mais se déroulent quotidiennement à la vue et au su de tous, non seulement dans la région mais dans le pays tout entier. Afin de tenter d’endiguer ce phénomène de traite des êtres humains, le Gouvernement péruvien a créé des instruments juridiques et mis en place des mesures au niveau national et régional, que nous étudierons afin d’en évaluer l’efficacité, le caractère opportun et les résultats.
Pendant juridique du phénomène : une conceptualisation et une prise des mesures récentes
Un cadre juridique exemplaire ?
En 1854, l’esclavage était officiellement aboli au Pérou. Près de cent cinquante ans plus tard, le 23 janvier 2002, en signant et ratifiant la Convention de Palerme et ses Protocoles additionnels, le pays se lançait aux côtés de 170 autres États dans la lutte contre la traite des êtres humains, cette « version transformée et réinventée de l’esclavage » . Ce faisant, le pays s’est engagé à intégrer la norme issue du droit international dans son droit interne et à mettre en œuvre des mesures nationales concrètes pour prévenir la traite, en sanctionner juridiquement les auteurs et en protéger les victimes. Il convient de souligner que suite à l’adoption de ce même Protocole de Palerme, le nombre de pays ayant légiféré en interne et lancé leurs propres plans nationaux d’action afin d’endiguer le phénomène de traite a plus que doublé entre 2003 et 2009. Au regard du droit international, il incombe en effet à chaque État de protéger et promouvoir les droits des citoyens résidant à l’intérieur de ses frontières. C’est dans ce but et sous l’impulsion d’une ONG péruvienne en particulier, Capital Humano y Social Alternativo (CHS), qu’a été initié le processus pour le vote d’une loi. Au sein du Ministère de l’Intérieur, puis au sein du Congrès de la République ont été effectuées les premières actions de plaidoyer de cette ONG péruvienne spécialisée sur la traite des personnes et l’exploitation sexuelle. Le résultat a été la création au Congrès d’une table ronde de travail composée de députés qui ont proposé une loi typifiant le délit de traite des personnes. Ce n’est officiellement que le 16 janvier 2007, soit cinq ans après la ratification du Protocole de Palerme, que la traite des êtres humains est apparue dans le Code Pénal Péruvien comme délit passible de sanctions. Cette loi, connue comme la Loi n° 28950 contre la traite des personnes et le trafic illicite de migrants et son règlement datant de 2008, ont été presque entièrement calqués sur le protocole additionnel de la Convention de Palerme et en reprennent les trois axes principaux. L’accent y est mis sur la prévention du délit, les poursuites judiciaires et la protection des victimes. Alors que la loi détaille l’infraction, les différentes formes qu’elle peut prendre, le règlement établit les normes dans l’objectif d’une intervention intégrale et définit le cadre d’application de la loi. Reconnue comme une loi intégrale et complète, l’une des meilleures de tout le continent sud-américain en la matière, la loi péruvienne a été prise en exemple par d’autres pays d’Amérique Latine, désireux de se doter à leur tour d’une législation adéquate contre la traite des êtres humains. Il est à noter qu’à la définition que donne le Protocole de Palerme de la traite des personnes, la loi péruvienne a ajouté des précisions quant aux formes que peut revêtir l’exploitation. Aussi, la vente d’êtres humains, plus précisément d’enfants (qui couvre bien souvent des cas d’adoption illégale et abusive), et la mendicité figurent officiellement dans la législation péruvienne.
La loi 28950, en son article second consacre les principes de primauté des droits de l’Homme, de protection intégrale des victimes de traite, d’information aux victimes sur leurs droits et le processus d’assistance ainsi que le principe d’intérêt supérieur de l’enfant et de l’adolescent.
En effet, tout comme dans le Protocole de Palerme, une attention particulière est portée aux mineurs dans le cadre juridique péruvien. La loi insiste sur la situation de vulnérabilité majeure des enfants et définit la notion d’exploitation sexuelle commerciale d’enfants et d’adolescents comme l’ « activité illicite et délictuelle consistant à soumettre et obliger des enfants ou adolescents à des situations à caractère sexuel, érotique ou des actes similaires, pour un profit personnel ou celui de tiers ».
Pour mieux comprendre quelles sont les sanctions juridiques encourues pour les auteurs du délit de traite impliquant des enfants, nous détaillerons brièvement le texte de loi.
L’article 153 du Code Pénal prévoit pour les trafiquants une peine minimale d’emprisonnement comprise entre 8 et 15 ans. Cependant ce même article prévoit une augmentation de cette peine d’emprisonnement, entre 12 et 20 ans, s’il est prouvé que le trafiquant exerce ces activités de traite dans le cadre de ses fonctions, ou qu’il profite de sa condition, de son pouvoir ou de son lien de sang avec la victime pour perpétrer le délit. La peine de prison est également plus importante si plusieurs victimes sont concernées, ou si au moins l’une d’entre elles a entre 14 et 18 ans. L’âge de la victime et le lien entre cette dernière et son bourreau constituent donc, parmi d’autres facteurs, des circonstances aggravantes au regard de la loi. De la même manière, le fait que les activités de traite soient perpétrées par au moins deux personnes complices constitue également une circonstance aggravante. Au Pérou, nous avons vu que les réseaux de traite impliquent de très nombreux agents, y compris des membres de la famille des victimes, partout dans le pays, et que l’organisation est particulièrement bien huilée. Nous en déduisons que les peines encourues ne devraient pas se limiter au premier niveau de sanction. Enfin, selon le Code Pénal péruvien, la peine d’emprisonnement peut atteindre 25 ans s’il est prouvé que l’auteur des faits fait partie d’une organisation de type criminelle ou encore si la traite met en danger imminent la vie et la sécurité de la victime, jusqu’à induire de graves lésions voire sa mort. Dans le cas où une ou plusieurs victimes de moins de 14 ans seraient impliquées, la loi précise que la peine d’emprisonnement pour le trafiquant ne peut descendre au-deçà de 25 années. Les dernières caractéristiques citées étant fréquentes dans la plupart des cas de traite qui nous intéressent, nous pouvons en conclure qu’il s’agit en effet d’un délit très grave, condamné non seulement par la morale mais par la loi et passible de peines de prison très élevées.
Dans le but de réprimer efficacement et durablement cette infraction et faire appliquer correctement la loi, il est nécessaire non seulement pour les États au niveau international mais pour les institutions étatiques péruviennes au niveau national de coopérer et de se concerter dans leurs prises de décisions stratégiques. C’est dans ce but qu’a été créé en février 2004, le Groupe de Travail Multisectoriel Permanent sur la Traite des Personnes (GTMPTP).
Les mesures et initiatives concrètes prises par l’État
La formation, au niveau national, du GTMPTP a impulsé la création de seize commissions régionales et groupes de travail spécialisés sur la traite. Depuis l’adoption du Plan National contre la Traite des personnes (PNAT) en 2011, ils se sont multipliés. Il en existait alors quatre, ils sont aujourd’hui vingt, répartis sur tout le territoire. La multiplication de ces groupes de travail est un indicateur important car c’est précisément au niveau régional que tout se joue, que les mesures les plus rapides et concrètes peuvent être prises sur le terrain directement auprès des propriétaires d’établissements de nuit, et grâce à l’intervention d’équipes policières locales.
Le Gouvernement régional de Madre de Dios a été le premier au Pérou à élaborer et à approuver, en 2010 avant même que le Plan National n’existe, une stratégie régionale contre la traite des personnes, stratégie qui a, par la suite, été utilisée comme référence pour l’élaboration de mesures similaires dans d’autres régions. Ce sont justement les stratégie s et plans régionaux et les ordonnances locales qui prévoient l’allocation des fonds et détaillent, par le biais d’une matrice, les activités à mettre en place. Une Commission Régionale Multisectorielle Permanente, équivalent régional du GTMPTP a également été formée pour effectuer le suivi des activités menées dans le cadre du Plan Régional de lutte contre la traite des personnes à Madre de Dios. Ce dernier comprend une trentaine d’activités rassemblées autour de 18 objectifs parmi lesquels, la tenue de travaux d’investigation, l’organisation de campagnes de sensibilisation, d’ateliers de formation notamment aux agents de Police et opérateurs de justice, aux professionnels de santé, aux travailleurs sociaux, avocats et parents. Concernant la prise en charge des jeunes filles, étaient prévues la construction d’un foyer d’accueil, la fomentation d’un réseau d’assistance pour les victimes et la création d’un programme de réinsertion sociale. L’élaboration d’un protocole d’intervention, la création d’une division régionale policière spécialisée dans la traite (la DIVINTRAP) ainsi que le renforcement des postes de Police devraient s’accompagner de la création d’un système d’enregistrement unique pour le recensement des cas.
Il existe en effet au Pérou deux systèmes d’enregistrement des cas de traite des personnes. Le « Système de registre statistique du délit de traite des personnes et activités connexes », appelé RETA-PNP, administré par la Police Nationale, datant de 2006 et le « Système d’information stratégique sur la traite des personnes », SISTRA, élaboré et géré par le Ministère Public, datant de 2013. Les Autorités en charge affirment officiellement que, faute de budget, le système RETA n’est plus opérationnel depuis 2012. Cependant, le Directeur de l’ONG CHS Alternativo , Alberto ARENAS soutenait, lors de notre entretien du 30 juin dernier, que le système avait continué d’enregistrer des données qualitatives et quantitatives depuis cette date mais que, contrairement à ce qui avait été prévu dans la directive qui détaillait son fonctionnement à sa création, les chiffres n’ont pas pu être rendus publics sur le site du Ministère de l’Intérieur et de la Police Nationale depuis environ deux ans. Nous verrons plus en détails dans une seconde partie que ce doublon est à l’origine de nombreuses incohérences qui rendent impossible la quantification fiable des cas de traite ayant fait l’objet de plaintes dans le pays.
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Table des matières
Introduction
I. La traite des personnes à Madre de Dios, un phénomène complexe puni par la loi
1. Madre de Dios: approche socio-culturelle d’un cas régional complexe
a. La ruée vers l’or
b. Le coût humain de l’extraction aurifère informelle et illégale
2. Pendant juridique du phénomène : une conceptualisation et une prise des mesures récentes .
b Des responsabilités et rôles clairement définis
c. Les mesures et initiatives concrètes prises par l’État
II. Les carences de l’État passées au crible : facteurs explicatifs
1. Vision conjoncturelle : Les obstacles intrinsèques à la situation de Madre de Dios
a. L’accessibilité en Amazonie
b. Proximité avec la frontière : mouvements de population et narcotrafic
c. Faiblesse institutionnelle et zone de non-droit
2. Vision structurelle : la mise en abyme de maux profonds dont souffre la société péruvienne
a. Difficile mise sur l’agenda de thèmes sociaux et sociétaux
b. Failles dans le système
c. Corruption et informalité
d. Une « tolérance sociale excessive »
III. La Société Civile : agent articulateur des institutions étatiques
1. La Société Civile comme vecteur de connaissance : de la sensibilisation à la dénonciation
a. Sensibilisation, prévention et « Conscientisation »
b. « Naming and shaming » : le rôle des médias
2. La Société Civile comme auditeur citoyen : surveiller et exiger
a. Surveillance sociale et citoyenne : le réseau de « veedurías ciudadanas », une initiative de la Société Civile
b. Des actions d’incidence politique : avancées et défis
3. La Société Civile comme appui institutionnel : renforcement des capacités de l’État
a. Mise à disposition d’outils et de modèles d’intervention
b. Recommandations : la Société Civile, force de propositions
Conclusion
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