L’école maternelle est traversée par deux impératifs qui peuvent sembler contradictoires : préparer les élèves à leur entrée à l’école élémentaire, c’est-à-dire devenir élève, et s’adapter aux besoins spécifiques des jeunes enfants. La tension entre ces deux objectifs est mise en évidence par Liliane Chalon et Marie Piton (Chalon & Piton, 2012) qui citent, à ce sujet, Alain Bentolila et Hubert Montagner. Ainsi, Alain Bentolila, dans un rapport remis au ministre de l’Éducation Nationale mettait en évidence, dès 2007, qu’à l’école maternelle, le bien vivre passerait avant le bien apprendre et que celle-ci ne permettrait pas, pour de nombreux élèves, d’acquérir le niveau requis en matière de compétences langagières. Hubert Montagner, exprime quant à lui la nécessité d’une réforme de l’école maternelle, pour une meilleure prise en compte de l’épanouissement de l’enfant, son écoute, son bien-être et ses rythmes propres. Les programmes de l’école maternelle de 2015 affirment la nécessité de prendre en compte ces deux dimensions : amener l’enfant à progressivement devenir élève tout en respectant son développement et ses besoins spécifiques.
La socialisation scolaire : devenir élève
« La socialisation désigne les processus par lesquels les individus s’approprient les normes, valeurs et rôles qui régissent le fonctionnement de la vie en société. Elle a deux fonctions essentielles : favoriser l’adaptation de chaque individu à la vie sociale et maintenir un certain degré de cohésion entre les membres de la société ». (Etienne, Bloess, Noreck, & Roux, 2004, p. 345). Dans le cadre de l’école, on parle de socialisation scolaire, c’est-à-dire, du processus de socialisation appliqué à l’école, autrement dit, l’entrée dans la culture de l’école. La dimension progressive de cette socialisation scolaire est marquée par le verbe « devenir » dans l’expression « devenir élève ». Ainsi, comme le stipulent les instructions officielles, « devenir élève est un lent processus qui s’opère sur les trois années du cycle de l’école maternelle » . Ces mêmes instructions officielles détaillent que le cadre dans lequel les élèves évoluent à l’école est une communauté d’apprentissage. En adaptant la définition de la socialisation à ce nouvel éclairage, la socialisation scolaire consisterait donc à s’approprier les normes, les valeurs et les rôles permettant à chacun d’apprendre dans le cadre du groupe-classe. La socialisation scolaire est présente dans le paragraphe intitulé « une école où les enfants vont apprendre ensemble et vivre ensemble » à travers deux items : « comprendre la fonction de l’école » et « se construire comme personne singulière au sein d’un groupe ». Dès le premier paragraphe il est défini que la mission principale de l’école est de « donner envie aux enfants d’[y] aller pour apprendre, affirmer et épanouir leur personnalité ». Il s’agit alors pour l’enfant de devenir élève c’est-à-dire d’entrer dans la culture scolaire.
Le « devenir élève » : des dimensions sociales et culturelles
Selon C. Passerieux (Passerieux, 2014), pour aider l’enfant à devenir élève, il est nécessaire d’adopter une conception socio-culturelle des apprentissages, c’est-à-dire de penser au sens que revêtent les apprentissages. Ainsi, devenir élève revêt une dimension sociale car c’est apprendre ensemble au sein d’un collectif pour se construire en tant que sujet. Le sujet se construit par la confrontation à l’altérité au sein d’un collectif. Devenir élève nécessite également, pour l’enfant, de changer son mode relationnel à l’adulte et aux autres enfants. Il doit passer d’interactions familiales basées sur l’affectivité à des interactions médiatisées par le savoir.
Devenir élève revêt également une dimension culturelle. Comme l’explique Jean Etienne (Etienne, Bloess, Noreck, & Roux, 2004) le terme de culture est difficile à définir car il revêt une pluralité de sens. Dans son acception la plus courante, le mot culture « évoque généralement la connaissance des œuvres de l’esprit : littérature, musique, peinture, etc » (p. 120). Nous porterons dans ce paragraphe notre intérêt sur la définition anthropologique et sociologique proposée par J. Etienne (Etienne, Bloess, Noreck, & Roux, 2004) : le mot culture « sert à désigner l’ensemble des activités, des croyances et des pratiques communes à une société ou à un groupe social particulier » (p. 120). Devenir élève nécessite pour de nombreux élèves, dont la culture familiale est éloignée de la culture scolaire, de changer de posture et non juste de se conformer à des attendus comportementaux. Adopter la culture scolaire c’est passer de l’action à la réflexion sur l’action. Il s’agit de se mettre à distance de l’expérience vécue, de l’action, pour la nommer, l’analyser, la comprendre, réfléchir pour anticiper le résultat de ses actions, dire ce que l’on a compris. L’enfant doit donc changer de posture pour adopter celle d’élève. Par ailleurs, l’école mobilise un langage spécifique et une manière particulière d’appréhender le monde (réfléchir sur ses actions) qui peuvent parfois être en décalage avec la culture familiale. Il y règne également des manières de faire spécifiques qui peuvent dérouter certains enfants, telles lever le doigt pour s’exprimer, le langage peut y être un objet de réflexion et non seulement d’expression (quand on travaille sur les rimes, les syllabes…) .
L’évolution des programmes de l’école maternelle : du vivre ensemble au devenir élève
Le devenir élève apparait dans les instructions officielles en tant que domaine d’apprentissage des programmes de l’école maternelle du 19 juin 2008. L. Chalon et M. Piton (Chalon & Piton, 2012) attirent en effet notre attention sur le fait que les programmes de 2008 marquent le passage du « vivre ensemble » (programmes de 2002) au devenir élève. Une des différences majeures sousjacente à ce changement de terminologie est que, dans le « devenir élève », il ne s’agit plus seulement pour l’enfant de se socialiser dans le groupe comme dans le « vivre ensemble ». Le « devenir élève » concerne également l’apprentissage, la capacité de l’élève à apprendre au sein du groupe classe, désormais désigné comme un collectif d’apprentissage, à être conscient de ce qu’il apprend et savoir le verbaliser. Il y a également dans le devenir élève une dimension de construction de l’individualité au sein du groupe.
Dans les programmes actuellement en vigueur, le devenir élève n’est plus un domaine d’apprentissage mais est inclus dans la première partie des programmes qui détaille les spécificités du cycle 1 et le rôle de ce dernier dans la réussite de tous les élèves. Se retrouvent, sous l’intitulé « une école où les enfants vont apprendre ensemble et vivre ensemble », les éléments du « devenir élève » des programmes de 2008. Cela montre que dorénavant, la socialisation scolaire est considérée comme transversale à tous les domaines d’apprentissage et est essentielle à la réussite scolaire. Le devenir élève n’étant plus un domaine d’apprentissage, il n’y a pas d’attendu de fin de cycle 1 qui lui soit dédiés. Cependant, la synthèse des acquis scolaires à la fin de l’école maternelle, document rempli par l’équipe pédagogique du cycle 1, transmis à la future école élémentaire de l’élève et communiqué aux parents ou au responsable légal de ce dernier, détaille des items relatifs au devenir élève. Ainsi, sous l’intitulé repris aux programmes « apprendre ensemble et vivre ensemble », quatre éléments sont développés :
– le maintien de l’attention, persévérance dans une activité,
– la prise en compte de consignes collectives,
– la participation aux activités, initiatives, coopération,
– la prise en compte des règles de la vie commune.
Il est intéressant de remarquer que, pour les compétences relatives aux quatre domaines d’apprentissage, une échelle d’acquisition est présente (ne réussit pas encore, est en voie de réussite, réussit souvent). L’enseignant est également invité à renseigner les « Points forts et besoins à prendre en compte ». En revanche, pour les items relatifs au devenir élève, il n’y a pas d’échelle d’acquisition mais un cadre intitulé « observations réalisées par l’enseignant(e) ».
Devenir élève : développer progressivement une posture d’élève favorisant la réussite scolaire
Les programmes indiquent que « l’école maternelle initie […] la construction progressive d’une posture d’élève. ». Ils définissent deux dimensions majeures de la posture d’élève :
– tirer des situations d’apprentissages, notamment grâce au langage, des « connaissances ou des savoir-faire avec l’aide des autres enfants et de l’enseignant».
– « rentrer dans un rythme collectif (faire quelque chose ou être attentif en même temps que les autres, prendre en compte des consignes collectives) qui l’obligent à renoncer à ses désirs immédiats ».
Le premier item renvoie à la capacité de l’élève à secondariser. Ainsi, pour devenir élève, l’enfant doit comprendre qu’à l’école les situations proposées et les objets utilisés le sont en vue d’apprentissages et non comme on le fait communément dans le giron familial. Il doit intégrer que l’utilisation de tel matériel, ou le fait de chanter une comptine dans notre cas, n’ont pas la même finalité à l’école qu’ailleurs : à l’école la finalité est toujours un apprentissage. Il s’agit alors, pour l’enfant, selon le terme consacré par Goigoux et Bautier (Bautier & Goigoux, 2004), d’adopter une « attitude de secondarisation ». L’enfant doit ainsi avoir « constitué le monde des objets scolaires comme un monde d’objets à interroger sur lesquels il peut (et doit) exercer des activités de pensée et un travail spécifique » (Bautier & Goigoux, 2004, p. 91). La capacité à secondariser l’objet d’apprentissage est intrinsèque au processus de socialisation scolaire car il permet à l’enfant d’entrer dans les apprentissages en ne se concentrant pas seulement sur la tâche et en comprenant ce qui est en jeu dans la situation proposée. Les auteurs expliquent que cette attitude de secondarisation est souvent un implicite de la situation d’apprentissage. Or, certains élèves comprennent l’implicite de la tâche et d’autres non. On comprend donc ici qu’il existe un lien entre le devenir élève et l’explicitation par l’enseignant des objectifs d’apprentissage.
Pour Goigoux et Bautier (Bautier & Goigoux, 2004), les résultats de nombreuses recherches dans différentes disciplines et par des chercheurs de divers champs théoriques, tendent à montrer que cette incapacité à secondariser est un facteur explicatif des difficultés scolaires des élèves issus des milieux populaires. Les auteurs nous expliquent que cette capacité à secondariser se joue dès la maternelle.
D. Bûcheton et Y. Soulé (Bûcheton Dominique & Soulé, 2008, p. 38) définissent la posture comme « un schème préconstruit du « penser-dire-faire » que le sujet [élève ou enseignant] convoque en réponse à une situation ou une tâche scolaire donnée ». Les individus ont à disposition une ou plusieurs postures dans le cadre d’une même tâche. Les postures sont en lien avec la tâche mais elles sont également un construit lié à « l’histoire sociale, personnelle et scolaire » de chaque individu. La posture peut évoluer durant la tâche. D. Bûcheton et Y. Soulé (Bûcheton Dominique & Soulé, 2008) ont déterminé six postures d’étude possibles chez les élèves : les postures première, scolaire, ludique-créative, dogmatique, réflexive et de refus. Ces postures expriment l’engagement des élèves dans l’activité. La posture première est caractérisée par des élèves qui se lancent dans la tâche, qui sont dans l’agir, le faire sans réfléchir à la tâche. Cette posture peut être nécessaire pour entrer dans la tâche. La posture scolaire correspond surtout aux élèves qui agissent dans le but de se conformer aux normes scolaires et aux attentes de l’enseignant.
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Table des matières
1 Remerciements
2 Introduction
3 Cadre théorique
3.1 La petite section de maternelle : permettre à l’enfant de « devenir élève » tout en respectant son développement
3.1.1 La socialisation scolaire : devenir élève
3.1.2 Le « devenir élève » : des dimensions sociales et culturelles
3.1.3 L’évolution des programmes de l’école maternelle : du vivre ensemble au devenir élève
3.1.4 Devenir élève : développer progressivement une posture d’élève favorisant la réussite scolaire
3.1.5 Quelques éléments du développement cognitif de l’enfant de petite section de maternelle : les stades de Piaget et la « théorie de l’esprit »
3.2 Les comptines, formulettes et jeux de doigts : des formes orales adaptées aux enfants de petite section
3.2.1 Les comptines, formulettes et jeux de doigts : un patrimoine oral
3.2.2 Des formes orales adaptées à l’enfant de petite section de maternelle et aux modalités pédagogiques des programmes
3.3 L’étayage de l’enseignant et la posture de l’élève : une dynamique en interaction
3.3.1 L’étayage : un concept central de l’acte d’enseigner dans la matrice du multi-agenda
3.3.2 Les différentes fonctions de l’étayage selon Bruner
3.3.3 Interaction entre postures d’étayage de l’enseignant et postures d’étude des élèves
4 Problématique
4.1 Formulation de la problématique
4.2 Hypothèses
5 Contexte
6 Méthodologie de l’hypothèse 1
6.1 Les élèves participants
6.2 Le scénario pédagogique de l’hypothèse 1
6.3 Le recueil des données de l’hypothèse 1
7 Méthodologie des hypothèses 2 et 3
7.1 L’échantillon des élèves établi pour les hypothèses 2 et 3
7.2 Mode de recueil des données pour les hypothèses 2 et 3
7.3 Scénarios pédagogiques des hypothèses 2 et 3
7.4 Les critères d’observation
8 Résultats et analyse
8.1 Hypothèse 1
8.2 Hypothèses n°2 et n°3
9 Discussion
10 Conclusion
11 Bibliographie
12 Annexes