La Singularity Universityoffre à ses clients un rapport de pouvoir basé sur un éventail de savoirs technologiques
L’arrivée sur le site web de la Singularity Universityconfronte l’œil du lecteur à une première chose : l’image de la planète Terre vue de l’espace, et en avant, en police grasse et de taille supérieure : « Préparer les dirigeants et organisations du mondeentier au futur » . D’abord, ce titre fait vœu de mission, au sens religieux du terme : comme le suggère la vue planétaire, et les éléments rhétoriques que nous décrirons plus loin, les discours de la Singularity University sont empreints d’une tonalité mystique, qu’on pourrait qualifier de « religiosité technologique ». Ensuite, cet énoncé définit le « public cible » premier de l’entité : les dirigeants d’entreprise et les organisations. Paré de cette religiosité, le message est clair à leur intention : laSingularity University leur offre un pouvoir d’agir décisif pour leurs affaires.
Une mythologie du futur
Le mythechez Roland Barthes renvoie à l’usage culturel d’un signe, qui en fait une forme, réceptacle d’une nouvelle signification, porteuse d’idéologie . Ici, l’idéologie est semblable à celle de la singularité : nourri de scénarios de science-fiction, le futur est incertitude, paradigme de bouleversements technologiques insoupçonnés pour le commun des mortels, susceptibles de balayer l’économie et les sociétés actuelles. Dans l’offre de modules d’entreprise « 10x Strategy Development » (dans la rubrique « Enterprise»), cet argumentaire joue à plein : « !aujourd’hui nous travaillons tous dans un environnement accéléré, où les startups sont valorisées à plusieurs milliards de dollars en quelques années, et les marques leaders risquent d’être dépassées — ou simplement de disparaître. ».
Auprès des entrepreneurs auxquels cette phrase s’adresse, le but est d’éveiller un besoin, une envie de se transformer. Dystopie au premier regard, le futur peut tout aussi bien être un foyer d’opportunités pour l’entreprise, à conditionde transformer son regard, son état d’esprit (« mindset »), d’acquérir des savoirs spécifiques, qu’offre la Singularity University via des programmes comme la « 10x Strategy Development ».
Dans le chapeau du sous-titre « What We Do » (« Ce que nous faisons »), en page d’accueil, il est écrit : « Nos programmes et événements vous équipent de l’état d’esprit, des outils, des ressources qui guideront avec succès votre transformation vers le futur » . Ainsi la Singularity University répond à l’anxiété par un accompagnement, une expertise, un savoir. Pour reprendre la théorie du schéma actanciel de Greimas, les dirigeants et organisations entreprendraient une quête vers cet objet complexe, et la Singularity University serait leur adjuvant.
Dans son livre Le Mythe de la Singularité, le philosophe Jean-Gabriel Ganascia décrit les acteurs usant de ces discours dystopiques comme des « pompiers-pyromanes » : « !tout en allumant volontairement un incendie, [ils] font mine d’essayer de l’éteindre pour se donner le beau rôle» . Alimenter un état d’anxiété pour commercialiser de prétendues solutions, telle est la posture endossée par les entrepreneurset idéologues de la singularité.
La Singularity University s’appuie donc sur une mythologie malléable du futur, une entité floue descriptible tantôt comme dystopie, quand il s’agit de montrer le besoin d’apprentissage, tantôt comme une utopie à atteindre, pour faire miroiter les bienfaits des offres de la Singularity University.
C’est dans le cadre de ce paradigme futuriste que la Singularity Universitydécline son offre de services. Elle peut être divisée en cinq pivots : les cours en ligne, les modules et conférence d’entreprise in situ, les programmes d’incubation de start-ups, le service de réseau en ligne (global.su.org), et le site d’information sur l’actualité des technologies « exponentielles » (singularityhub.com). Ceux-ci ont vocation à dispenser des savoirs à destination des clients professionnels. Nous verrons maintenant quels sont ces savoirs, et quels rapports de pouvoirs ils recouvrent.
Acquérir un « savoir en réseau »
La Singularity Universityse définit avant toute chose comme une communauté.En témoigne sa phrase de présentation, sur la page « What is SU ?» (« Qu’est-ce que la SU ? ») de la rubrique « About» (« A propos ») : « La Singularity University est une communauté internationale d’apprentissage et d’innovation employant les technologies exponentielles pour résoudre les grands défis de l’humanité et bâtir un meilleur futur pour tous. ».
Les outils d’apprentissage traduisent une politiquede réseau très développée : une pluralité de professionnels se rencontrent, physiquement, comme lors des modules, conférences et programmes d’incubation organisés dans l’établissement, ou en ligne, sur le réseau « My SU », qui permet de consulter les profils professionnels (importables depuis le réseau professionnel LinkedIn) des 41.352 membres inscrits à travers le monde. Les méthodes d’apprentissage et de réflexion en groupe, pratiquées dans les cours en ligne (organisés en groupes d’apprenants), les modules à destination des professionnels ou les programmes d’incubation promeuvent également des méthodes collaboratives. Ainsi, la Singularity Universityoffre à ses clients des infrastructures propices au développement de leurs réseaux personnels. C’est là une promesse implicite mais centrale dans l’offre de l’institution : permettre aux individus de rencontrer d’autres personnes d’influence, de collaborer dans des projets de groupe, in fine d’étendre son réseau d’influence, dans le monde entier, avec des pairs partageant le même attrait pour les technologies. Ces savoirs dispensés en communauté offrent un pouvoir d’influence et d’action augmenté par le réseau.
Un savoir qui « trans-forme » l’individu
Dans une lignée mystique, comme la plupart des citations précédentes l’ont montré, l’apprentissage des savoirs exponentiels se révèle être une expérience spirituelle intense pour l’individu, une transformation de sa conscience. La Singularity University offre non seulement du savoir sous forme de connaissances rationnelles, opérationnelles, managériales, mais, aussi un état d’esprit (« mindset »), une « pensée exponentielle ».
La « technologie exponentielle », au delà d’un champ de savoirs, est un paradigme dont l’apprentissage transforme la conception du monde de l’individu. A cet égard le chapeau du sous-titre « What We Do » (« Ce que nous faisons ») en page d’accueil, est évocateur : « Nos programmes et événements vous équipent de l’état d’esprit, des outils, des ressources qui guideront avec succès votre transformation vers le futur » . Cela montre deux choses : la Singularity University apporte avant tout un état d’esprit. Ensuite elle propose à l’individu une expérience aux relents mystique, en anglais : « your transformational journey to the future », littéralement « le voyage qui vous transforme vers le futur ». La référence au parcours initiatique du bouddhisme zen est manifeste. L’institution se fait lieu de renaissance personnelle. En découle l’acquisition, pour l’individu transformé, d’aptitudes frôlant des super pouvoirs– ce qui renvoie une nouvelle fois à l’univers sciencefictionnel dont se nourrit la Singularity University. Parmi ces pouvoirs, citons la faculté de prévoyance : comme l’oracle donnant à voir l’avenir, la Singularity University enseigne la préscience d’un futur qui, nous l’avons vu, regorgede bouleversements, de « disruptions », et récompense dans la compétition néo-libérale les entreprises qui savent les anticiper et s’y adapter avant les autres.
Une analyse sémiotique des visuels mobilisés sur cesite montre le poids symbolique de la vision. Nous avons évoqué en page d’accueil, dans le sous-titre « Get Involved » la publicité faite au média en ligne Singularity Hub. L’image l’accompagnant montre une femme appareillée d’un casque de réalité virtuelle, manipulant des hologrammes bleus devant elle.
Cette image signifie qu’une vision augmentée par la technologie permet une meilleure compréhension du monde, et par déduction une meilleure action sur celui-ci. De même, le site donne très souvent à voir des paysages naturels vus du ciel ou de l’espace : nous l’avons vu en premier lieu sur la page d’accueil avec cette vue de la Terre ; on l’observait également sur l’illustration de la page « What is SU? » , montrant un individu qui contemple, seul, la voûte céleste, en écho aux tableaux romantiques du peintre allemand Caspar David Friedrich. La Singularity Universityinvite ses interlocuteurs à adopter la posture démiurgique de l’homme dominant la nature, le temps, grâce au pouvoir des technologies exponentielles. C’est une perspective de pouvoir, hautement fantasmatique, qui est offerte au public.
La Singularity Universitytire parti de son offre de savoirs pour construire ses propres leviers de pouvoir
Cette offre multiforme de savoirs exponentiels présente dans son revers des leviers de pouvoirs pour la Singularity University et ses parties prenantes. La monétisation des ressources informationnelles, tant éducatives que journalistiques, l’incubation de jeunes pousses, et le sponsorat sont les éléments essentiels du business plande cette entreprise.
Les membres de la faculté et les fondateurs profitent aussi de cette vitrine médiatique pour leurs productions personnelles. Ainsi, la Singularity University parvient à rentabiliser son offre de savoirs de manières diverses et sophistiquées.
La mise en marché des savoirs
La Singularity University tire un pouvoir économique et financier fort des savoirs qu’elle dispense. En 2012, elle reformula ainsi son statut juridique pour passer d’une association à but non lucratif à une Benefit Corporation. Comme l’explique un article consacré à cette mue sur le site de Wired , la Singularity Universityavait longtemps rongé son frein à cause son statut : elle devait chaque année réinvestir ses recettes en donations, et formait des entrepreneurs qui partaient ensuite créer leurs startups ailleurs, forts de leurs nouveaux savoirs managériaux. Le passage au statut de Benefit Corporationa libéré le business plan de l’institution : elle peut depuis lors capitaliser sur ses formations en ligne et ses modules in situ, et aussi – levier économique important – conditionner l’incubation de start-ups à la détention de parts dans leur capital.
Ainsi, la Singularity Universitypropose des programmes éducatifs aux recettes confortables, comme le montre le tableau ci-contre.
Ray Kurzweil et la « singularité »
Ingénieur américain né en 1948, ancien étudiant de l’Université de Stanford, Raymond Kurzweil s’est fait connaître dès la fin des années soixante par des inventions pionnières dans le domaine de la reconnaissance et de la synthèse vocale notamment. Il a acquis au fil des décennies une réputation de génie et de visionnaire, collectionnant les articles élogieux dans la presse économique américaine, les distinctions scientifiques et les gratifications publiques. Il fut désigné dés la fin des années quatre-vingt dix comme « une machine à penser ultime » par un article de Forbes puis comme « un génie en ébullition » par le Wall Street Journal . En 1999 il reçut la National Medal of Technology and Innovation, plus haute distinction publique dans le domaine de la technologie, des mains du président Bill Clinton. Il entra en 2002 au National Inventors Hall of Fame, association distinguant les ingénieurs les plus marquants d’Amérique. Sur le plan universitaire, il détient 21 doctorats honorifiques.
Actuellement chef de la recherche en ingénierie chez Google, il est aussi professeur et membre du conseil d’administration du Massachussets Institute of Technology (M.I.T.), et dirigeant d’une myriade d’entreprises spécialisées dans les nouvelles technologies. Il est également l’auteur de plusieurs livres de futurologie, dont plusieurs sont devenus des bestsellers. Deux ont été traduits en français : Fantastic Voyage: Live Long Enough to Live Forever en 2004, publié en français sous le titre : Serons-nous immortels ? : Oméga 3, nanotechnologies, clonage… et The Singularity is Near : When Human Transcend Biology en 2005, Humanité 2.0 : la Bible du changement, en édition française . Ce dernier ouvrage est notamment le lieu où Ray Kurzweil propose son interprétation du terme de singularité, et en fait un pivot de son discours sur le futur de l’humanité. Un discours impliquant la nécessité pour l’espèce humaine de se transformer, pour s’adapter aux innovations technologiques toujours plus nombreuses et complexes. Il écrit notamment : « au début des années 2030 il n’y aura plus de distinction claire entre l’humain et la machine, entre la réalité virtuelle et la réalité réelle». Cette vision renvoie à une idéologie qui se développe depuis quelques décennies, et dont Ray Kurzweil est l’un des principaux apôtres : le transhumanisme. Celui-ci prône l’augmentation ducorps humain, tant dans ses facultés motrices que mentales, par la technologie. Il s’est répandu d’abord aux Etats-Unis.
Il revendique son appartenance à ce courant, notamment dans son mode de vie – il ingérerait chaque jour quelques deux-cents comprimés nutritifs pour vivre plus longtemps (rappelons au passage qu’il est le dirigeant de l’entreprise Transcend Me, qui commercialise des comprimés semblables).
Les partenaires et sponsors : une manne financière et des échanges de légitimité
La Singularity University draine également une manne financière des investissements, donations et sponsorats provenant d’investisseurs et de multinationales puissantes. La foire à question que nous évoquions à la fin du site avance cette question : « Comment la Singularity University est-elle financée ? ».
Réponse : « En tant que Benefit Corporationcertifiée en Californie, la Singularity University est soutenue par de généreuses contributions d’individus et d’organisations : les “Partenaires Sociaux”, “Platinum” et “Fondateurs”, ainsi que par les recettes de nos programmes et conférences. Les participants au Global Solutions Programsont financés par les donations et bourses apportées par les sponsors du Global Impact Challengeet Google, en tant que principal sponsor de la SU. La Singularity University accueille des partenariats et collaborations avec des entreprises, individus, institutions éducatives et autres organisations d’innovation! ». Cela nous apprend la prépondérance des investissements extérieurs, avant les recettes de l’activité propre à l’institution.
D’abord les partenaires sont classés selon trois catégories. Une recherche de ces noms dans la barre de recherche interne au site nous apprend l’identité des firmes. Le tableau suivant récapitule.
Une idéologie de l’éducation : des modes collaboratifs et en ligne
L’offre de savoirs de la Singularity University estempreinte de partis pris très contemporains sur les modes d’apprentissage. Derrière ces modes, se trouvent des enjeux économiques et industriels. La première offre sur laquelle nous souhaiterions revenir est celle des cours en ligne. Un mode d’apprentissage qui s’inscrit dans une tendance née aux Etats-Unis, profitant des technologies informatiques à distance pour massifier l’éducation, et développer le modèle traditionnel de l’éducation à distance. Au début des années 2010, la recherche autour des technologies éducatives se penchait sur le phénomène des MOOC (Massive Open Online Courses) , que de nombreuses universités et institutions d’éducation commençaient à lancer, dans une nouvelle concurrence aux savoirs. La page « Cours en ligne » du site concentre une rhétorique de la flexibilité, de l’interactivité, de la liberté d’apprendre caractéristique de l’idéologie de la Silicon Valley, comme nous allons le montrer.
La photographie qui sert de couverture à cette page met en scène une situation d’apprentissage en ligne vouée à promouvoir ce moded’apprentissage : on voit une jeune femme au premier plan travailler sur son ordinateur, un café à emporter sur son bureau, dans un espace de travail aux meubles en bois, dedesigner, rustiques, authentiques, et, en arrière-plan, trois jeunes hommes débattent, échangent leurs idées autour d’un autre bureau en bois. Trois choses sont à souligner : l’identité sociale de ces personnes, trentenaires, dynamiques, d’un style vestimentaire indiquant des revenus confortables, citadins (eu égard au café typique des enseignes de café à emporter urbaines) promeut un mode de vie dynamique, urbain, et une réussite sociale. Deuxièmement, l’authenticité du bois, et le travail en commun qui accompagne la consultation du cours en ligne montrent ensemble un mode de vie différent de celui du « nerd »isolé, coupé de tout lien social direct. Il est intéressant à ce titre de confronter cette image à celle qu’elle a récemment remplacée en couverture de cette page. Elle montrait un jeune homme, ordinateur portable sur les genoux, perché sur le toit d’un immeuble dominant la ville, et l’horizon des gratte-ciels révélant un coucher de soleil.
Cette photographie suggérait d’une part la libertéd’usage à n’importe quel endroit et n’importe quel moment de la journée, et la positionde surplomb de cet homme, démiurge, sacralisé par le coucher de soleil invitant à la contemplation. Néanmoins elle montrait la solitude de l’utilisateur : cette nouvelle image montre quant à elle l’interactivité, le lien social en ligne et en direct qui se croisent dans un même espace : le cours en ligne apparaît comme convivial. Sous cette couverture apparaissentles prochains cours en ligne à venir.
En cliquant sur celui intitulé « Fondations de la Pensée Exponentielle » , on découvre une page explicative présentant les bienfaits de cette formation. Revient constamment dans les pages explicatives de chaque cours une ribambelle de cinq avantages illustrés par des signalétiques simplistes : « 100% en ligne », « un groupe d’apprentissage à votre rythme » « Quatre semaines » « Vidéos et discussions » et « Interactif » . Le trait saillant de ces cours est l’interactivité : comme la photographie le suggérait, l’apprentissage se fait de manière conviviale tout en étant en ligne : pas de contrainte, le rythme n’est pas imposé ; les supports d’échange sont variés (vidéos et espaces de discussions) ; la durée longue permet une profondeur d’échange (quatre semaines). L’item «Interactif » vient confirmer notre propos, illustré par une tête, de profil, coupée auniveau du haut du crâne, d’où émergent trois ampoules : cela donne à penser que la diversité des idées susceptibles d’émerger au sein des groupes d’apprentissage se fait comme au sein d’un seul et même cerveau, qui les formaliserait de manière cohérente et harmonieuse.
La Singularity University, fille d’une histoire américaine de l’hybridité entre savoirs et pouvoirs
La lecture du précieux ouvrage Aux sources de l’utopie numérique de l’Américain Fred Turner nous a été décisive pour saisir, dans la Singularity University, l’actualisation de théories, idéaux politiques, enjeux économiques anciens au sein de la Silicon Valley, et habitués à communiquer entre eux. De leur rencontre sont nés, depuis la fin des années soixante et la création du Whole Earth Catalog, des « forums-réseaux » précurseurs de la Singularity University. Par « forum-réseau », Fred Turner entend « un espace où les membres des différentes communautés se réuniss[ent], échang[ent] idées et légitimité, et ce faisant produis[ent] de nouveaux cadres intellectuels et de nouveaux réseaux sociaux. ».
Le concept s’applique parfaitement à la Singularity University, et, avant elle, à de nombreuses initiatives de la Silicon Valley. Comme il l’explique lui même, il a créé ce concept pour réunir deux notions : premièrement, celle de « zone d’échange », développée par Peter Galison : « les forums-réseaux fonctionnent comme une zone d’échange dans la mesure où ce sont des espaces dans lesquels des représentants de plusieurs disciplines se rassemblent pour travailler et élaborent des langages de contact pour pouvoir collaborer ».
La zone d’échange montre cette vocation collaborative, horizontale. Le forum-réseau s’apparente deuxièmement au concept d’« objet frontière » de Susan Leigh Star et James Griesemer. Ce sont « des objets que l’on trouve dans plusieurs mondes sociaux entrecroisés et qui satisfont aux conditions informationnelles nécessaires à chacun. » . C’est un média, comme un magazine, ou un forum de discussion en ligne, servant de support à des individus pour échanger et collaborer. Nous voulons reprendre ces concepts à notre compte car ils décrivent à nos yeux très correctement la situation de la Singularity University, celles de différents précurseurs, et les courants idéologiques qui se sont croisés et nourris mutuellement pour former ces objets.
La communication entre cybernétique et contre-culture : l’exemple du Whole Earth Catalog
La Singularity University est donc à la jonction des cultures cybernétique et néo-communaliste. Fred Turner a montré que cette passerelle idéologique entre la recherche militaire cybernétique et la contre-culture était précisément à la source de l’utopie du numérique de la Silicon Valley. Son ouvrage retrace le parcours de Stewart Brand, entrepreneur qui symbolise à lui-seul ces échanges idéologiques qui ont innervé les milieux technologiques californiens. Cet homme a grandi dans les années cinquante, marqué par le rejet de la menace nucléaire, des régimes d’autorité hiérarchique et paternaliste. Après avoir suivi des études qui l’ont sensibilisé aux théoriescybernétiques, il a voyagé en compagnie des « Merry Pranksters », troupe d’artistes itinérants beatniks acquis aux idéaux néocommunalistes, et séjourné dans des communautés du désert. Opérant des allers retours entre milieux universitaires, artistiques et spirituels, Stewart Brand nourrit alors le projet de faire communiquer ces milieux et ces influences, pour unir leurs forces dans le but de développer une conscience collective, collaborative, grâce aux technologies.
C’est ainsi qu’il créa en 1968 le magazine Whole Earth Catalog, vitrine d’objets que le lecteur pouvait commander, et qui lui offraient un mode de vie en accord avec son environnement, lui permettant d’accroître sa relation aux autres, et in finede développer un esprit d’harmonie avec le monde. Le Whole Earth Catalog est par ailleurs un idéal-type, pour reprendre le concept de Max Weber, du forum-réseau, lu et acheté tant par les membres des communautés que par les citadins ingénieurs, technologues et universitaires.
Il leur permettait d’acquérir une culture commune, de contact, conformément aux vœux de la cybernétique.
Les articles étaient rangés selon sept catégories thématiques : « Comprendre les systèmes globaux», « Abri et travail de la terre », « Industrie et artisanat », « Communications», «Communauté », « Nomadisme», « Apprentissage». Ces rubriques montrent l’influence de la cybernétique (en particulier « Comprendre les systèmes globaux » ou « Communications») et du néo-communalisme à travers ses considérations pratiques (« Abri et travail de la terre ») et ses idéaux (« Nomadisme»). Fred Turner écrit : « Enveloppés dans une charte graphique rudimentaire qui signait l’esprit de bricolage du projet, les items répertoriés dans le Catalogue n’en reflétaient pas moins une forte inclinaison informationnelle. [!] Certains, comme les écrits de Buckminster Fuller,des livres de photographies de paysages et de cartographies, ou même les fictions mystiques de Carlos Castaneda, décrivaient le monde comme un système global gouverné par des lois invisibles et faisaient de leurs lecteurs des êtres doués de la capacité de surplomber lemonde. D’autres, dont les manuels de réparation Volkswagen ou des catalogues de matériel de surplus militaire, s’adressaient au lecteur dans son environnement local. Autrement dit, ils permettaient de manipuler des systèmes locaux commeles voitures, ou de transformer des produits du complexe militaro-industriel, bottes et vestes de l’armée entre autres, en symboles individuels d’une identité personnelle. Dans tous les cas, néanmoins, la cible de ces objets informationnels était avant tout l’esprit du lecteur. ».
On voit ici l’esprit cybernétique dominer l’ensemble de ce média : tout est information, et les objets sont des systèmes locaux qui portent l’esprit immanent décrit plus haut avec les mots de Gregory Bateson. Des auteurs cybernéticiens comme Buckminster Fuller côtoient des écrivains chéris de la contre-culture comme Carlos Casaneda, visant la transformation de l’esprit du lecteur, à l’instar du catalogue.
Le Whole Earth Catalogincarne la fusion médiatique de deux influences distinctes, réunie par une approche philosophique universaliste et un culte des outils et technologies.
La rhétorique qui en est issue innerva les technologues et ingénieurs des nouvelles technologies, ordinateurs et réseau internet, au sein de la Silicon Valley. Fred Turner montra en effet que nombre d’entre eux étaient des lecteurs assidus du Catalogue, et la trajectoire professionnelle de Fred Turner, vers les technologies numériques, démontre cette filiation.
La Singularity University, née précisément de l’utopie numérique de la Silicon Valley, porte en elle ce double-héritage, qu’on peut observer très directement par des similitudes avec le Whole Earth Catalog: tant par la rubrique « Communauté» que par la couverture du premier numéro : « Sur la couverture se trouvait une photographie de la planète prise depuis l’espace lors d’une expédition de la NASA en 1967. Les mots « WHOLE EARTH CATALOG. Accédez aux outils » surplombaient l’image de la terre. » . Cela rappelle directement la page d’accueil du site de la Singularity University, offrant aux dirigeants d’entreprise un accès aux outils « exponentiels ».
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Table des matières
Remerciements
Introduction
Méthodologie
I. La Singularity Universitypropose une offre de savoirs qui cristallise des relations de pouvoirs touchant chaque partie prenante
1. La Singularity Universityoffre à ses clients un rapport de pouvoir basé surun éventail de savoirs technologiques
Une mythologie du futur
La construction d’un champ de savoir spécifique
Acquérir un « savoir en réseau »
Un savoir qui « trans-forme » l’individu
L’ethos du « leader exponentiel »
La promesse de changer le monde
2. La Singularity Universitytire parti de son offre de savoirs pour construireses propres leviers de pouvoir
La mise en marché des savoirs
Membres fondateurs, enseignants, intervenants : desentreprises personnelles de pouvoir
Les partenaires et sponsors : une manne financière et des échanges de légitimité
3. L’affirmation et l’expansion globale d’une idéologie néolibérale et technocratique de la Silicon Valley
Une idéologie de l’éducation : des modes collaboratifs et en ligne
Le maillage international, vecteur d’expansion et d’inclusion d’une communauté d’intérêt
La préemption d’un rôle normatif et politique au sein de la société
Point de transition
II. La Singularity University, fille d’une histoire américaine de l’hybridité entre savoirs et pouvoirs
1. La confluence idéologique entre la contre-culture californienne et les laboratoires
de recherche technologique
L’esprit cybernétique au cœur des laboratoires de recherche, après-guerre
La transformation des consciences individuelle et collective, idéaux de la contre culture
La cristallisation du techno-optimisme comme utopiepolitique
2. Des entreprises de forums-réseaux précurseurs dela Singularity University, au service d’une idéologie techno-optimiste
Global Business Network, communauté en lien avec l’industrie high-tech Wired
3. La production institutionnelle de savoirs aux Etats-Unis : une activité sociale
hybride et concurrentielle
Le modèle universitaire américain : des interactions historiques avec l’industrie
L’adaptation à l’ « économie du savoir » : la « multiversity » de Clark Kerr
La concurrence des think tanks
Point de transition
III. L’Université face aux technologies aujourd’hui
1.!La technologie, un récit mondial aux enjeux géopolitiques majeurs qui
reconfigure le rôle de l’Université
La technologie, enjeu politique et social de premier-plan
La course à l’innovation des Etats : réactualisation des types de coopérations de la guerre froide
2.!Une prise de pouvoir d’intérêts industriels par la mise en récit
Un contexte de mondialisation qui donne le pouvoir aux firmes transnationales
La mise en récit mythologique par les acteurs de l’industrie
3. La Singularity University: reflets d’une « entreprise globale de savoir »
Une « avant-garde » des technologies exponentielles: laSingularity University, « détentrice du futur»
L’adaptation contre-culturelle à un capitalisme libertarien
La Singularity University, vecteur de dissémination de pouvoir dans le social
Conclusion
Annexes
Bibliographie
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