Le temps de travail, l’insaisissable objet du débat
L’idée d’une porosité entre le temps personnel et le temps professionnel invite à s’interroger sur la notion de temps de travail. Notre conception actuelle du temps, linéaire, décontextualisé, qui divise la vie entre le travail et le hors travail, est le fruit de longues évolutions sociales et juridiques. Ainsi, l’idée de temps de travail ne va pas de soi. Il s’agit d’un objet socialement construit dont il convient de comprendre les conditions d’émergence et de développement.
L’INVENTION DU TEMPS DE TRAVAIL
Historiquement, la notion de temps de travail n’a pas toujours existé telle que nous la connaissons (Grossin, 1998). Elle s’est constituée progressivement au cours des siècles. L’idée d’un temps de travail bien séparé d’un temps « hors travail » ne va pas de soi. Encore aujourd’hui, beaucoup de professions échappent à un tel cloisonnement : les agriculteurs, les enseignants, les militaires (qui sont jugés par un tribunal militaire même pour une infraction commise dans la vie civile). La capacité à conceptualiser le temps de travail peut paraître évidente et pourtant, elle procède de profondes mutations juridiques et sociales. Les conditions de la naissance et de la banalisation de la notion de temps de travail permettent de comprendre pourquoi cette notion pose question dans le contexte actuel, et comment l’idée de la porosité des temps a pu se développer.
La séparation de la vie entre temps de travail et hors travail
A chaque époque correspond sa façon d’exploiter les ressources naturelles et d’en vivre. Il en découle autant de régimes temporels de travail, c’est-à-dire de façons de penser et d’organiser les rapports entre temps et travail (Grossin, 1998). L’une des transformations les plus marquantes liées à la révolution industrielle, même si elle est moins apparente que d’autres, a trait à la réalité nouvelle du temps de travail, aux rapports nouveaux qui s’instaurent entre temps et travail (Gasparini, 1990).
D’une façon générale, on admet que les sociétés traditionnelles, marquées par la prédominance d’une activité productive de type agricole, voient s’affirmer et se diffuser des conceptions du temps de caractère cyclique plutôt que linéaire, discontinu plutôt que continu et qualitatif plutôt que quantitatif (Gasparini, 1990). Cette conception reflète un temps naturel, caractérisé par l’alternance des saisons, du jour et de la nuit, qui règle l’activité productive de l’agriculture et, plus généralement, les temps sociaux des hommes de l’époque préindustrielle (Gasparini, 1990).
Le travail s’organisait donc au rythme des saisons et des récoltes. Pour le paysan du moyen âge, la séparation entre temps de travail et temps personnel n’existait pas, la notion de temps de travail ne faisait pas sens. La vie sociale se distribuait entre un temps profane (où se situait le travail) et un temps réservé à l’Église, qui assurait ainsi la régulation des temps et une certaine protection sociale (Grossin, 1998). Le nombre de jours travaillés s’élevait entre 250 et 220 par an en Europe aux XVème et XVIème siècles. Ainsi, avant la révolution industrielle, la succession d’un temps « normal » et d’un temps de fêtes (principalement religieuses) témoigne d’une conception du temps plus qualitative que quantitative, la temporalité est surtout définie par son contenu (actions, situations) de qualité variable (Gasparini, 1990).
La révolution industrielle et la construction du capitalisme vont profondément bouleverser cet ordre du temps « naturel ». Au début du XIXème siècle, il ne reste rien de la protection de l’Église, du moins dans les villes. Les ouvriers des fabriques travaillent tous les jours, même le dimanche et sont sanctionnés s’ils y manquent (Grossin, 1998). Thompson (1979) montre que cette nouvelle approche du temps de travail a été lente à se mettre en place. Selon lui, le processus a commencé au moyen âge et s’est enraciné au XVIIème siècle.
Au XIX ème siècle, l’atelier mécanique ou l’usine sépare l’ouvrier du milieu familial. L’industrialisation conduit à une valorisation du temps de travail humain par la machine (Grossin, 1998). Les activités productives, autrefois personnelles et autonomes, se regroupent et deviennent collectives et synchronisées (Taylor, 1971). S’opposent alors de plus en plus fortement le temps destiné à se procurer des ressources et le temps de non travail où elles sont utilisées pour survivre. Nous appellerons le modèle productif qui se met en place « modèle industriel ». Avant la mise en place de ce modèle productif, il n’y avait pas véritablement de régulation globale des régimes temporels de travail, qui étaient essentiellement des régulations individuelles et désynchronisées (Grossin, 1998).
La généralisation de la norme de temps de travail industriel que nous connaissons aujourd’hui peut s’expliquer comme la conséquence de l’industrialisation, et de son corollaire : le salariat. En effet, le temps de travail entretient des liens étroits avec la situation du salarié industriel (Gasparini, 1990). Dans la société préindustrielle, les temps semblent coller à des espaces. La différentiation et la distance matérielle entre l’espace de travail et l’espace privé – par exemple pour le paysan, entre le champ et l’habitat – sont très réduites, voire inexistantes (Mispelblom Beyer 1999). D’où une différentiation également faible des temps sociaux correspondants. Comme l’a mis en évidence Thompson (1979), le travail, dans les sociétés préindustrielles est consacré à une tâche, c’est à dire une activité à accomplir dans le cadre de rythmes habituellement marqués par le temps naturel. Avec l’industrialisation au contraire, le travail est réglé par le temps, ou plus précisément par le temps mécanique de l’horloge (Gasparini, 1990 ; Adam, 1995). Le modèle de production industriel correspond aussi à la généralisation du temps des horloges (Adam, 1995).
En organisant l’enfermement dans des fabriques, la révolution industrielle organisa la séparation entre la sphère de la production et la sphère de la reproduction (sphère de la famille, Kergoat, 1996). Les mutations des modes de production n’affectent pas uniquement la nature du travail, elles réorganisent aussi l’espace domestique, celui de la famille, qui devient le vis-à-vis de l’espace du travail. Par là, le modèle industriel fonde un partage entre le temps contraint (temps de travail interne à l’entreprise), où domine presque exclusivement un temps « formel hiérarchique » (Barré, 1999) et un temps extérieur à l’entreprise, dit « temps libre ». Le temps de travail devient un temps dominant, un principe de mesure des activités professionnelles (Le Goff, 1977), c’est aussi une norme composée de règles qui vont orienter les comportements, les obligations et les contraintes qui vont peser sur les personnes (Thoemmes, 2000).
Parler de porosité des temps suppose donc que le temps soit conçu comme divisé entre le travail et le hors travail. Une telle approche n’a de sens que dans une vision contemporaine du travail et du temps, où la norme de temps de travail industriel est dominante. C’est-à-dire dans une société où l’on se représente le temps de travail et le temps personnel comme séparables et séparés, comme deux entités hétérogènes, étrangères l’une à l’autre. Les modifications qui affectent aujourd’hui le temps de travail (RTT, temps partiel, TIC…) sont toujours pensées dans un modèle productif industriel, au sens où le temps de travail divise toujours en deux parts celui de l’existence (Barré, 1999). Barré (1999) constate que le temps de travail enferme encore souvent dans un cadre rigide et contraignant la majorité des travailleurs, même si cette norme tend à s’effriter (Bouffartigue et Bouteiller, 2002).
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE I : LE TEMPS DE TRAVAIL, L’INSAISISSABLE OBJET DU DÉBAT
1. L’INVENTION DU TEMPS DE TRAVAIL
1.1. La séparation de la vie entre temps de travail et hors travail
1.2. La rationalisation du temps et le modèle industriel
1.3. De la rationalisation à la gestion du temps
2. LES MUTATIONS DU TEMPS DE TRAVAIL
2.1. Les enjeux de la réduction de la durée du travail
2.2. L’érosion de la norme traditionnelle de temps de travail
3. LE TEMPS DE TRAVAIL, L’INTROUVABLE MESURE
3.1. Travail effectif et temps personnel
3.2. La théorie à l’épreuve de la pratique
3.3. Critiques et limites de la notion de temps de travail
4. LE TEMPS DE TRAVAIL ET LES AUTRES TEMPS SOCIAUX
4.1. La dissociation entre le temps de la production et de la reproduction
4.2. Le temps de travail, un temps neutre ?
4.3. Des emplois du temps sexués
CHAPITRE II : LES INTERACTIONS ENTRE TRAVAIL ET HORS TRAVAIL
1. LES ORIGINES : PRINCIPAUX CONCEPTS MOBILISÉS
1.1. Les rôles organisationnels
1.2. Domaines de la vie et frontières
2. LES TYPES D’INTERACTIONS ENTRE TRAVAIL ET HORS TRAVAIL
2.1. Débordement, Compensation et Transfert de ressources
2.2. Perméabilité, Segmentation et Intégration
2.3. L’effet de transmission (Crossover)
2.4. Le conflit travail / hors travail
3. LES DÉTERMINANTS DES INTERACTIONS ENTRE TRAVAIL ET HORS TRAVAIL
3.1. Les déterminants du conflit emploi / famille
3.2. Conflit basé sur le temps et investissement temporel
CHAPITRE III : LES CADRES, UNE CATÉGORIE SOCIOPROFESSIONNELLE EN PROIE À DE PROFONDES MUTATIONS
1. QUI SONT LES CADRES ?
1.1. Le statut cadre, à la recherche d’un définition
1.2. La construction d’un salariat de confiance
1.3. La montée des cadres
2. LES CADRES, UNE CATÉGORIE PROFESSIONNELLE DÉSTABILISÉE ?
2.1. Une féminisation différentié
2.2. Le renforcement de l’hétérogénéité des cadres
2.3. L’évolution du rôle des cadres dans l’entreprise
2.4. La fin du contrat de confiance
3. LES CONSÉQUENCES DE CES ÉVOLUTIONS
3.1. Une prise de distance avec l’entreprise
3.2. L’intensification du travail
3.3. Ruptures et recompositions dans « l’identité cadre »
3.4. Les articulations entre le travail et le hors travail, un nouvel enjeu ?
CHAPITRE IV : LE TEMPS DE TRAVAIL DES CADRES, ENTRE CONTRAINTES ET LIBERTÉS
1. UNE DURÉE DU TRAVAIL TOUJOURS PLUS ÉLEVÉE POUR LES CADRES
1.1. L’évolution de la durée du travail des cadres
1.2. Les effets de la RTT sur le travail et la vie des cadres
2. DES DISPOSITIFS DE MESURE SPÉCIFIQUES
2.1. Les lois Aubry : une redéfinition du temps de travail des cadres
2.2. Le droit du travail à l’épreuve du temps des cadres
3. AMBIVALENCES ET ENJEUX DU TEMPS DE TRAVAIL DES CADRES
3.1. Le temps de travail, un enjeu identitaire pour les cadres
3.2. Implication et disponibilité, toujours sans compter ?
3.3. Les frontières temporelles du travail
4. LES TENSIONS AUTOUR DU TEMPS DES CADRES
4.1. Fonctionnement des organisations et pression au travail
4.2. Les cadres entre contrôle et autonomie
4.3. Les ambivalences des TIC et du travail en débordement
4.4. Temps personnel et temps professionnel en concurrence
CHAPITRE V : LA POROSITÉ DES TEMPS CHEZ LES CADRES
1. LE CADRE THÉORIQUE DE LA RECHERCHE
1.1. Temps objectif et temps subjectif
1.2. Porosité des temps et multiples temporalités
2. DÉFINITION DES CONCEPTS
2.1. La porosité des temps
2.2. Classement des modalités de la porosité des temps
3. POURQUOI LA POROSITÉ DES TEMPS CHEZ LES CADRES ?
3.1. Les cadres : une population emblématique de la porosité des temps
3.2. Les enjeux de la porosité des temps pour les cadres
3.3. Les enjeux pour les organisations
4. LES DÉTERMINANTS DE LA POROSITÉ DES TEMPS : PISTES DE RECHERCHE
4.1. Les facteurs liés à l’emploi
4.2. Les facteurs liés au hors travail
4.3. Les profils de cadres
CHAPITRE VI: DESIGN GLOBAL DE LA RECHERCHE ET MÉTHODOLOGIE QUALITATIVE
1. ÉPISTÉMOLOGIE ET PLAN DE RECHERCHE
1.1. Positionnement épistémologique
1.2. Design de la recherche
1.3. Constitution de l’échantillon d’entreprises
2. MÉTHODOLOGIE QUALITATIVE
2.1. Le choix du terrain
2.2. Le recueil des données
2.3. Validité et fiabilité d’une recherche qualitative
CHAPITRE VII : DESCRIPTION DES CONTEXTES D’ENTREPRISES ET DES TYPES DE POROSITÉ DES TEMPS
1. DESCRIPTION DES CONTEXTES D’ENTREPRISES
1.1. Éléments de description du temps de travail
1.2. La persistance du modèle cadre « au masculin »
1.3. Les nouveaux visages de la disponibilité
1.4. Plus de flexibilité dans une petite structure ?
1.5. L’univers des cadres dirigeants
2. LES TYPES DE POROSITÉ DES TEMPS
2.1. Le travail en débordement
2.2. La porosité des temps structurelle
2.3. La gestion de la vie personnelle
CHAPITRE VIII : LES DÉTERMINANTS DE LA POROSITÉ DES TEMPS
1. L’ENVIRONNEMENT DE TRAVAIL
1.1. Normes sociales, attitudes et comportements du groupe de travail
1.2. Les caractéristiques du poste occupé
2. LE RAPPORT AU TRAVAIL
2.1. Implication dans le travail et implication organisationnelle
2.2. L’implication dans la carrière, l’ambition
2.3. Le vécu de la porosité des temps
3. LES AJUSTEMENTS ENTRE TRAVAIL ET HORS TRAVAIL
3.1. Porosité des temps et ajustements travail/ hors travail
3.2. Les sources de tensions
4. PROFILS DE CADRES ET TYPES DE POROSITÉ DES TEMPS
4.1. Les cadres les « plus cadres »
4.2. Les managers intermédiaires
3.3. Les cadres fonctionnels
3.4. Les cadres mobiles
CONCLUSION