LA SÉDIMENTATION DANS LES RETENUES DE BARRAGES
La construction de barrages et de systèmes d’irrigation a débuté il y a plus de 5 000 ans en Chine, en Inde, en Iran ou en Égypte (Jansen, 1980). Il existe aujourd’hui à l’échelle mondiale environ 45 000 grands barrages qui mesurent plus de 15 mètres ou sont associés à des retenues de plus de 3 millions de m3 (Tableau I-1; Annandale et al., 2003). Près de la moitié des grands fleuves comptent au moins un grand barrage (World Commission on Dams, 2000). L’ensemble de ces réservoirs représente un volume d’eau de plus de 6 000 km3 (Annandale et al., 2003; Sumi et al., 2004), destiné à l’approvisionnement en eau pour l’agriculture ou l’usage domestique, l’atténuation des crues et des sécheresses, la production d’électricité ou bien la navigation et les loisirs.
La construction des grands barrages a débuté dans les années 1950 et a atteint son apogée dans les années 1970. Au cours des deux décennies 1950-1960, la capacité de stockage globale de l’eau a été multipliée par 25 (UNESCO, 1978). Par la suite, la prise de conscience des impacts environnementaux et sociétaux de ces grands barrages a contribué à faire diminuer le nombre de constructions en Amérique du Nord et en Europe (Figure I-1; Postel et al., 1996; World Commission on Dams, 2000). En parallèle, depuis les années 1990, la recherche d’alternatives aux énergies fossiles a favorisé les investissements pour la construction de barrages hydroélectriques dans les pays en voie de développement (World Commission on Dams, 2000; Kondolf et al., 2014).
En France, les conditions naturelles régnant sur de nombreux cours d’eau (précipitations régulières, relief, etc.) sont favorables à la production d’hydroélectricité par des centrales hydrauliques, qui fonctionnent le plus souvent en association avec un barrage. Électricité De France (EDF) se positionne comme le premier producteur d’électricité d’origine hydraulique de l’Union européenne grâce à 435 centrales hydrauliques en France métropolitaine (Figure I-2) associées à 622 barrages, dont 150 de plus de 20 mètres (EDF, 2011, 2013).
Les sédiments, issus de l’érosion des bassins versants, s’accumulent dans les retenues des barrages à des vitesses relativement élevées, de l’ordre de 2 à 4 cm/an (Müller et al., 2000; Arnason and Fletcher, 2003; Audry et al., 2004). Selon Syvitski et al. (2005), les activités anthropiques favorisent l’érosion des sols et de fortes charges sédimentaires dans les rivières tandis que la présence des réservoirs fait au contraire diminuer les flux de sédiments atteignant les zones côtières. Selon leurs estimations à l’échelle mondiale, 20 % du flux global de sédiments est ainsi piégé dans les grandes retenues (Syvitski et al., 2005). La perturbation du transfert des sédiments a de nombreux impacts négatifs sur l’environnement, notamment sur la morphologie des lits des rivières et des zones côtières (augmentation de l’érosion) et sur la biodiversité (diminution des apports en nutriments liés aux sédiments fins). Dans les environnements pollués, le piégeage des sédiments par les retenues peut avoir un aspect positif dans la mesure où cela contribue à limiter la dispersion des polluants dans les milieux aquatiques en aval (SedNet, 2004).
L’accumulation de sédiments dans les retenues entraîne également une diminution de la capacité de stockage globale des réservoirs de 0,5 à 1 % par an environ (Tableau I-1; White, 2001; Sumi et al., 2004), ce qui génère directement ou indirectement des coûts élevés: construction de nouvelles retenues pour maintenir la capacité de stockage, diminution de la production d’hydro-électricité, diminution des quantités d’eau disponibles pour l’irrigation, coûts des opérations de maintenance ou de démantèlement des barrages (Annandale et al., 2003).
Afin de limiter la perte de volume des retenues, d’assurer le bon fonctionnement des ouvrages et d’améliorer la continuité sédimentaire, plusieurs techniques de gestion des sédiments sont mises en œuvre dans les retenues de barrages (Mahmood, 1984; Annandale et al., 2003; Kondolf et al., 2014).
MÉTHODES DE GESTION DES SÉDIMENTS
Trois catégories de méthodes visent à limiter le comblement des réservoirs (Mahmood, 1984; Kondolf et al., 2014):
• La réduction de la quantité de sédiments entrant dans la retenue. Il s’agit soit de l’adaptation de l’occupation des sols dans le bassin versant afin de réduire l’érosion, soit du piégeage des sédiments (principalement les plus grossiers) en amont de la retenue dans de petits bassins de rétention. Ces méthodes peuvent permettre de limiter la vitesse de comblement des retenues mais ne contribuent pas à rétablir le transport solide en aval (Kondolf et al., 2014). Au contraire, les techniques de détournement des sédiments via des tunnels ou des canaux de dérivation permettent aux flux d’eau avec les plus fortes charges sédimentaires (par exemple lors des crues) de ne pas entrer dans les réservoirs et de rejoindre la rivière en aval.
• La récupération du volume du réservoir par excavation mécanique (dragage et curage des sédiments). La distinction entre les termes « dragage » et « curage » relève d’une simple convention d’usage, le dragage étant une opération d’une certaine envergure réalisée avec des outils lourds (pompe aspirante, drague, pelle, etc.) tandis que le terme curage désigne toutes les opérations dans le milieu aquatique impliquant la mobilisation de matériaux (Agence de l’Eau Seine Normandie, 2013). Plusieurs techniques de dragage existent (par exemple par aspiration stationnaire ou en marche depuis un bateau), mais elles sont plutôt difficiles et coûteuses à mettre en œuvre.
• Les opérations de transparence et les chasses (érosion ou non-déposition des sédiments grâce à l’énergie hydraulique). Ces opérations consistent à rétablir le transport solide en période de crue, soit pour limiter le dépôt des particules, soit pour éroder une partie des sédiments déjà déposés dans la retenue. L’abaissement relativement rapide du plan d’eau permet le transport des particules en suspension à travers la retenue sans qu’elles ne sédimentent (sluicing), voire entraîne l’arrachement dynamique des sédiments déjà déposés (flushing; Figure I-3; Malavoi et al., 2011; Kondolf et al., 2014).
Les opérations de transparence, mises en place dans certains ouvrages, se rapprochent en pratique des chasses. Les vannes de fond sont ouvertes en période de fort débit et le plan d’eau est abaissé en-dessous de la cote minimale d’exploitation. La rivière retrouve alors son thalweg d’origine au sein duquel le transfert des matériaux érodables est possible par établissement d’un régime torrentiel (phase de transparence). La fréquence de ces opérations est de l’ordre de l’année (crue annuelle), avec une durée de l’ordre de quelques jours (Gay Environnement, 2002).
Les chasses présentent des inconvénients écologiques liés à la quantité importante de sédiments remobilisés et rejetés en aval (Gosse, 1991; Annandale et al., 2003; GPMR, 2011; SDAGE Rhône-Méditerranée 2010- 2015). Les particules remises en suspension peuvent avoir une incidence directe sur les animaux et les végétaux (agression mécanique des épithéliums, destruction des appareils respiratoires, asphyxie des œufs et des végétaux…) ainsi que des effets différés (colmatage des frayères et des fonds, diminution de la perméabilité et des échanges nappe-rivière avec incidences sur la réoxygénation…). Les matières en suspension provoquent également un abaissement brutal de l’énergie lumineuse (absorption de la lumière) et de la quantité d’oxygène dissous (réactions chimiques de consommation de l’oxygène) disponibles pour les organismes. Les protocoles de réalisation de chasses dans les barrages ont évolué à partir des années 1980 quand la prise en compte croissante de l’environnement a conduit à essayer d’en limiter les impacts, via des contraintes de réalisation (dates, débits) et des contraintes physico-chimiques (taux de matières en suspension acceptable contraint à l’aval, suivi de la teneur en oxygène dissous; Babbiero et al., 2003).
VIDANGES DES RETENUES
En France, la revue de sûreté des barrages, qui inclut un examen technique complet de l’ensemble de l’ouvrage, y compris des parties habituellement noyées ou difficilement observables, doit être renouvelée tous les dix ans pour les barrages de classe A, c’est-à-dire les barrages de plus de 20 mètres et pour lesquels le carré de la hauteur multiplié par la racine carrée du volume est supérieur à 1 500 (Articles R.214-112 et R.214-219 du code de l’environnement et Article 7 de l’arrêté du 29 février 2008 NOR: DEVO0804503A). Jusqu’en 2008, ces inspections étaient réalisées après les vidanges complètes des retenues, ce qui n’est plus systématiquement le cas à présent (Circulaire interministérielle nº 70-15 du 14 août 1970, abrogée par la circulaire du 8 juillet 2008). Depuis 2008, la majorité des visites sont effectuées grâce à des techniques d’inspection subaquatiques, par des plongeurs ou par des robots équipés de caméras et dirigés depuis la surface (ROV : Remote Operated Vehicule; Figure I-4). Ces méthodes sont moins coûteuses que les vidanges des retenues (pas d’arrêt d’exploitation du barrage pendant la période d’à sec) et permettent de limiter les impacts négatifs sur l’environnement engendrés par la remise en suspension des sédiments. Les vidanges sont cependant inévitables lorsque le type de barrage ou la visibilité dans l’eau du réservoir se prêtent mal à une visite subaquatique, et lorsque des travaux de maintenance s’avèrent nécessaires (Poupart et Royet, 2001). On distingue donc les chasses, qui visent à évacuer les sédiments pour lutter contre l’envasement, des opérations de vidange, dont le but est d’abaisser le niveau d’eau pour permettre les opérations de maintenance sur les parties habituellement immergées des barrages. Lors des vidanges, la vitesse d’abaissement du plan d’eau est limitée afin de réduire la remobilisation des sédiments et les effets négatifs sur l’environnement en aval.
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Table des matières
CHAPITRE I : INTRODUCTION GÉNÉRALE
I.1. LA SÉDIMENTATION DANS LES RETENUES DE BARRAGES
I.1.1. MÉTHODES DE GESTION DES SÉDIMENTS
I.1.2. VIDANGES DES RETENUES
I.2. REMISE EN SUSPENSION DE SÉDIMENTS CONTAMINÉS PAR DES MÉTAUX ET MÉTALLOÏDES
I.2.1. RÉPARTITION/SPÉCIATION ET BIODISPONIBILITÉ DES ETM
I.2.2. ETM ASSOCIÉS AUX PHASES SOLIDES DES SÉDIMENTS
I.2.3. RESUSPENSION DES SÉDIMENTS ET RELARGAGE DES ETM DANS LA PHASE DISSOUTE
I.3. ÉTUDE DES ETM EN CONDITIONS DE RESUSPENSION
I.3.1. EXPÉRIENCES DE RESUSPENSION DES SÉDIMENTS EN LABORATOIRE
I.3.2. MODÈLES GÉOCHIMIQUES
I.4. OBJECTIFS DE LA THÈSE
I.4.1. ORGANISATION DU MANUSCRIT
CHAPITRE II : SITES D’ÉTUDE
II.1. RETENUE DES MESCHES
II.2. RETENUE DE QUEUILLE
II.3. RETENUE DE ROCHEBUT
CHAPITRE III : MATÉRIEL ET MÉTHODES
III.1. PRÉLÈVEMENTS
III.1.1. LES MESCHES
III.1.2. QUEUILLE ET ROCHEBUT
III.2. EXPÉRIENCES DE REMISE EN SUSPENSION DES SÉDIMENTS DE BARRAGE
III.2.1. DESCRIPTION DE L’APPAREILLAGE
III.2.2. PROTOCOLE
III.3. MESURES SUR LA PHASE DISSOUTE
III.3.1. ALCALINITÉ
III.3.2. CARBONE ORGANIQUE DISSOUS (DOC)
III.3.3. CATIONS ET ANIONS MAJEURS
III.3.4. ÉLÉMENTS TRACES MÉTALLIQUES
III.4. ANALYSE DE LA PHASE SOLIDE
III.4.1. GRANULOMÉTRIE
III.4.2. MINÉRALOGIE
III.4.3. TENEUR EN CARBONE ORGANIQUE PARTICULAIRE (POC)
III.4.4. ETM DANS LES SÉDIMENTS
CHAPITRE IV : LES MESCHES
IV.1. CONTEXTE ET ORGANISATION DU CHAPITRE
IV.2. ARTICLE: REMOBILISATION DES ETM LORS DE LA RESUSPENSION DES SÉDIMENTS DES MESCHES
IV.2.1. INTRODUCTION
IV.2.2. MATERIALS AND METHODS
IV.2.3. RESULTS
IV.2.4. DISCUSSION
IV.2.5. CONCLUSIONS
IV.2.6. SUPPLEMENTARY MATERIAL
IV.3. DONNÉES NON-PUBLIÉES
IV.3.1. CARBONE ORGANIQUE PARTICULAIRE
IV.3.2. BILAN DE LA REMOBILISATION DES ETM
IV.3.3. COMPARAISON DES TENEURS TOTALES AVEC LES DONNÉES DISPONIBLES
CHAPITRE V : QUEUILLE ET ROCHEBUT
V.1. INTRODUCTION
V.2. ANALYSES DES SÉDIMENTS AVANT RESUSPENSION
V.2.1. CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES DES SÉDIMENTS
V.2.2. TENEURS TOTALES EN ÉLÉMENTS TRACES
V.2.3. DISTRIBUTION DANS LA PHASE SOLIDE
V.3. RÉSULTATS DES EXPÉRIENCES DE RESUSPENSION
V.3.1. ÉVOLUTION DU DOC ET DES PARAMÈTRES EH-PH DANS LA SUSPENSION
V.3.2. ÉVOLUTION DES CONCENTRATIONS AU COURS DE LA RESUSPENSION DES SÉDIMENTS
V.3.3. ADSORPTION DES ETM SUR LA PAROI DE LA CUVE
V.3.4. ANALYSE DE L’EAU PORALE
V.3.5. CALCULS DE SPÉCIATION DES ÉLÉMENTS DISSOUS
V.4. DISCUSSION
V.4.1. RISQUE DE DÉGRADATION DE LA QUALITÉ DE L’EAU PENDANT UNE VIDANGE
V.4.2. EXTRACTIONS SÉQUENTIELLE ET ASCORBATE
V.4.3. PROCESSUS CINÉTIQUES DE RELARGAGE ET DE PIÉGEAGE
V.5. CONCLUSION
CHAPITRE VI : CONCLUSION GÉNÉRALE