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Le développement du Heavy Metal entre 1973 et 1980 : les étapes décisives vers l‟apparition du Metal extrême
Selon le musicologue Ronald Byrnside, un genre de musique populaire connaît généralement, au cours de son développement, une phase de formation, une période de cristallisation, avant de s‟épuiser et décliner65. Cette observation
s‟applique assez bien au cas du Heavy Metal, si ce n‟est pour la dernière phase, que le genre a, pour l‟instant, réussi à éviter. Deena Weinstein précise cette idée en stratifiant, dans une perspective chronologique, le développement du genre en cinq étapes66 : tout d‟abord un phénomène d‟« éruption » que la sociologue situe entre 1969 et 1972 (cette phase correspond à l‟apparition de Black Sabbath, comme nous l‟avons vu dans la partie précédente). Ensuite, Weinstein note le début d‟une phase de cristallisation dès 1973 jusqu‟à 1975, suivie par un « âge d‟or » du Heavy Metal traditionnel de 1976 à 1979 (période qui aurait dû être, selon la théorie de Byrnside, celle de l‟épuisement). À cette phase de pallier, elle fait succéder un phénomène de fragmentation dés 1979, lui-même suivit d‟une période de consolidation des sous-genres issus de ce phénomène67.
Les groupes de la première vague et leur influence
Il nous apparaît comme une évidence que les groupes de la première vague sont bien plus qu‟une simple transition échelonnée entre Heavy Metal et Black Metal. En effet, en observant divers témoignages, il semblerait que les collectifs ont à cœur, durant les années 1980, de créer quelque chose de nouveau, tout en s‟inspirant de leurs prédécesseurs, loin d‟être limités au Heavy Metal seul.
En effet, le cas de cette première vague est assez problématique. Dans les années 1980, les quatre formations ne s‟auto-intitulent pas proto-Black Metal, cette étiquette leur est attribuée bien plus tard, en raison de leur influence décisive sur la scène norvégienne. Ils sont réellement, chacun à leur façon, à la croisée des genres et des influences. En effet, comme le rappelle très justement le journaliste Daniel Ekeroth « Il n‟y avait pas de genres death metal ou black metal à ce moment là, juste un corpus encore non-étiqueté de musique, nouvelle et violente120. »
Comme nous allons le voir, Venom se situe entre le Thrash Metal, le Punk et le Heavy Metal de Black Sabbath. Mercyful Fate est à la confluence du Heavy et du Thrash Metal. Celtic Frost est considéré comme une influence majeure autant sur le Black Metal que sur le Death Metal, et est même qualifié de « proto-black/death metal121 ». Quant à Bathory, son fondateur « va même jusqu‟à revendiquer avoir inventé le terme « death metal » dans une interview en octobre 1984122. »
Les langages musicaux des groupes de la première vague
Si Venom, Mercyful Fate, Celtic Frost et Bathory ont eu une influence décisive sur la seconde vague du Black Metal, c‟est notamment grâce à leurs langages musicaux. Chacun de ces groupes présente des spécificités qui auront un impact particulier. Nous nous proposons donc, dans cette partie, d‟examiner dans un premier temps la production sonore employée par chacun des groupes. Dans un deuxième point, nous observerons l‟instrumentation ainsi que les techniques de jeu. Ensuite, nous verrons le traitement de la voix, puis nous terminerons par l‟analyse des structures et de l‟écriture harmonique de plusieurs titres, choisis en raison de l‟intérêt dont ils feront l‟objet durant la décennie suivante, notamment sous forme de reprises par de nombreux groupes. Pour plus de clarté chronologique, ainsi que pour limiter judicieusement le nombre de références, nous nous focaliserons majoritairement, sauf mention contraire, sur les premiers enregistrements de chacun des groupes, c‟est-à-dire Welcome to Hell161 (« Bienvenue en enfer ») et Black Metal de Venom, Melissa162 de Mercyful Fate, Morbid Tales163 (« Contes morbides ») de Celtic Frost, et Bathory164 de Bathory.
Les codes de transgression extra-musicaux
Outre la transgression sonore des codes établis par les genres Heavy Metal précédant l‟apparition de la première vague, il convient de s‟attarder également sur les codes extra-musicaux développés par les mêmes groupes. En effet, nombre de ces recettes ont été conservées et parfois renforcées par la seconde vague. Parmi ces références, nous verrons la place occupée par l‟imagerie, notamment via l‟élaboration d‟une esthétique spécifique appliquée aux pochettes d‟albums. Dans un deuxième point, nous examinerons l‟importance et l‟habitude de la création d‟alter-egos par les musiciens. Enfin, nous aborderons le choix de thèmes blasphématoires pour les paroles, majoritairement adopté par les groupes de la première vague du Black Metal, cela demeurera une prérogative pour les groupes de la scène norvégienne.
Le Metal extrême et la naissance de la seconde vague du Black Metal en Scandinavie entre 1985 et 1993
Dans cette dernière partie de notre chapitre premier, il sera question de l‟apparition du Metal extrême. Nous verrons, toujours chronologiquement dans la mesure du possible, comment ce dernier a vu naître différents genres, particulièrement influents sur l‟émergence de la seconde vague du Black Metal,notamment sur la scène norvégienne. En premier lieu, nous tenterons une désambigüisation du terme Metal extrême avant de retracer son développement, du Thrash Metal de la Bay Area puis de sa scène allemande, de la naissance du Death Metal aux États-Unis jusqu‟à son développement en Europe, notamment en Scandinavie.
Dans un deuxième temps, nous verrons la transformation de la scène norvégienne, l‟origine bien ancrée dans le Death Metal, en un genre nouveau et volontairement antagoniste. Nous examinerons en détail les changements opérés qu‟ils soient musicaux, idéologiques ou iconographiques, et comment les canons esthétiques du genre se sont imposés en Norvège.
Le Death Metal suédois et la branche norvégienne
Quasi parallèlement à son développement aux États-Unis, le Death Metal voit le jour sous la forme d‟une scène suédoise basée à Stockholm. L‟influence de cette dernière est considérable sur le Black Metal norvégien qui naîtra quelques années plus tard. Premièrement, comme nous avons pu le voir plus haut, les scènes Metal extrême n‟étaient pas très développées au milieu des années 1980. Seuls quelques groupes, formés par une poignée de musiciens, se partageaient la scène underground. Un autre facteur d‟une grande importance entre également en compte lorsqu‟on observe la naissance de la seconde vague du Black Metal : avant de se désigner sous cette étiquette, des groupes existaient déjà, parfois sous d‟autres noms, et jouaient du Death Metal.
Parmi les pionniers de cette scène suédoise, citons en premier lieu Nihilist formé à Stockholm en 1987 sous le nom Brainwarp313. Selon Ula Gehret, manager du label Century Media, « peu de groupes ont laissé une emprunte plus indélébile sur la scène musicale extrême que Nihilist314. » La première démo du groupe, Premature Autopsy315 enregistrée en 1988 se compose de trois titres introduisant le « son suédois » ou comme le dit Gehret :
On peut déjà entendre les traces de leur tristement célèbre son buzzsaw dans le refrain de « Sentence To Death », qu‟ils transformeront bientôt en leur propre identité [sonore]316. »
En effet, ce son dit buzzsaw, que nous pouvons traduire comme « bourdonnement de tronçonneuse317 », fera partie intégrante de l‟identité sonore du groupe, mais plus largement du Death Metal suédois318, et aura une influence prépondérante sur le Black Metal norvégien des débuts, qui tentera lui aussi d‟établir sa propre identité sonore, aisément identifiable. Selon Daniel Ekeroth :
en rétrospective, cette démo [Premature Autopsy] représente l‟un des moments les plus importants du death metal suédois. Elle est si intense, si brutale, et contient les quatre membres qui deviendraient bientôt le noyau du plus connu et, à mon avis, meilleur groupe de Suède – Entombed319. »
Notons qu‟il est difficile, en particulier dans le cadre de cette scène Death Metal suédoise, d‟établir avec précision les dates de naissance des groupes. En effet, à titre d‟exemple, le groupe Grave – par ailleurs cité comme l‟un des groupes phares de la scène Death Metal suédoise par Fabien Hein320 – s‟est formé, selon le site Metal Archives, en 1988. Cependant, le site nous informe aussi que le groupe a été actif dès 1984 sous cinq noms différents321. Il en va de même pour Nihilist qui se scinde rapidement en deux entités distinctes, Entombed et Unleashed, dès 1989322. Toutes ces fluctuations, aussi bien de line-up que de nom, peuvent simplement être expliquées par le fait que peu de musiciens composent alors cette scène. De plus, ils tous sont encore adolescents, à l‟image des membres de Darkthrone, originellement appelé Black Death, qui ont treize ans lors de la formation de ce premier groupe323. Il s‟agit également de remettre les choses en perspective : du fait de leur jeune âge, les musiciens ont d‟avantage une approche do it yourself avec la création de logos, d‟affiches et autres artéfacts promotionnels. On vise d‟avantage à faire partie d‟une tribu, comme nous l‟avons évoqué plus haut, qu‟à produire de la musique dans une optique professionnelle. En effet, tous ces jeunes gens découvrent leur passion pour le Metal extrême ensemble324, en formant des groupes qui pour la plupart jouent des reprises durant leurs premières années d‟existence.
C‟est davantage au niveau des thématiques abordées qu‟Unleashed influence certains musiciens de la scène Black Metal. Comme l‟explique Michael Moynihan : « [Unleashed] avait créé un précédent qui ferait émerger tout un tas de groupes de black metal […] le groupe a fait la même découverte que le groupe Bthory et a retiré un stimulant créatif du paganisme pré-chrétien de sa terre natale, la Suède. […] Unleashed a consacré un grand nombre de ses chansons aux thèmes de l‟ère viking et de l‟ancienne religion nordique […] [et] exploite la même source d‟énergie ancestrale qui constitue le point commun de la plupart des groupes de black metal325. »
Codification et cristallisation de la scène Black Metal norvégienne
Maintenant que nous avons pris soin de reconstituer chronologiquement les conditions d‟apparition du Black Metal, voyons comment la codification du genre a été méticuleusement orchestrée par les membres de la scène norvégienne, en quoi elle consiste, et comment les musiciens de Norvège se sont rassemblés autour d‟elle.
Cette sous-partie aura pour objet la scène Black Metal originelle que nous observerons en quatre temps. Premièrement, nous nous consacrerons à la volonté de la scène de rompre avec ses racines Death, et nous verrons comment cette idée s‟est progressivement mise en place. Nous aborderons ensuite la codification de la scène, pour ce faire, nous choisirons de nous appuyer sur une théorie développée par la musicologue Cláudia Azevedo que nous détaillerons plus loin. Nous verrons en premier lieu, quelques d‟exemples empruntés aux groupes phares de cette scène, accompagnés d‟une réflexion sur le stricte langage musical qui s‟est mis en place ses caractéristiques. Ensuite, nous nous focaliserons sur l‟iconographie, ou les « règles sémiotiques » vues chez les mêmes groupes. Enfin, nous observerons comment le Black Metal s‟est forgé une réputation sulfureuse au fil des exactions perpétrées par les membres de la scène norvégienne, jusqu‟à lui conférer une aura quasi mythique, mettant ainsi en place le dernier point majeur de sa codification : l‟idéologie ou « hyper règles ».
Le schisme au sein de la scène Death Metal norvégienne : la mise en place d‟une esthétique de la transgression
Si nous faisons le choix ici d‟utiliser un terme religieux tel que « schisme » plutôt que « scission » à la connotation plus laïque, nous verrons que son emploi se justifie aisément avec le tournant idéologique semblable à celui d‟un culte que prend la scène norvégienne dès la fin des années 1980.
Tout d‟abord, pour comprendre ce schisme entre Death et Black Metal norvégien, il convient d‟en exposer les raisons profondes. Selon Daniel Ekeroth, la rupture est favorisée par les éléments suivants : Le premier développement majeur dans le black metal a eu lieu lorsque Mayhem recruta le vocaliste suédois Per « Dead » Ohlin de Morbid en 1988. Ohlin et Aarseth avaient des idées similaires en matière de performances scéniques, et ensemble ils travaillèrent à créer l‟image black metal […] Les deux visionnaires se sont mutuellement poussés plus loin dans l‟obscurité, et un moment en 1990 ils adoptèrent finalement l‟image satanique qui deviendrait si cruciale pour le genre. […] La musique était désormais exclusivement étiquetée black metal, et le voyage à travers le remue-ménage satanique avait commencé354. »
Ici, l‟auteur nous conforte dans l‟idée que cette rupture était avant tout une question d‟idéologie propre à un nombre réduit d‟individus, en l‟occurrence Euronymous et Dead de Mayhem. Ce qui nous frappe en premier lieu, c‟est le dévouement avec lequel les deux s‟impliquent dans l‟élaboration d‟un genre musical qu‟ils veulent total. En effet, selon nous, le Black Metal, du moins à ses débuts (que nous situons entre la toute fin des années 1980 et le début des années 1990) ne peut que difficilement être limité à la définition de style musical, mais doit plutôt être considéré comme un mouvement, à l‟image du Punk, englobant de nombreux paramètres. Ici, nous rejoignons la thèse de la musicologue brésilienne Cláudia Azevedo évoquée plus haut, qui considère le Black Metal comme un genre audiovisuel :
On soutient que le sous-genre de metal extreme black metal devrait être abordé comme un genre audiovisuel en raison de l‟intertextualité de son système sémantique, appuyé sur un trépied d‟éléments également importants : l‟idéologie (hyper règles), son (règles techniques et musicales) et l‟iconographie (règles sémiotiques)355 ».
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Table des matières
Introduction..
Chapitre I : Du Heavy au Black Metal : genèse et construction d’un genre transgressif
1. La naissance et la construction du Heavy Metal de 1970 au début des années 1980, vers les prémices du Black Metal
a. Les conditions d‟émergence et le langage du Heavy Metal
Origines et emplois du terme « Heavy Metal »
Birmingham : berceau industriel du Heavy Metal
Le son et le timbre : caractériser le Heavy Metal
Black Sabbath : les pères fondateurs du Heavy Metal
b. Le développement du Heavy Metal entre 1973 et 1980 : les étapes décisives vers l‟apparition du Metal extrême
La cristallisation du Heavy Metal : le rôle décisif de Judas Priest
L‟âge d‟or du Heavy Metal : une période jalonnée par de multiples influences
La fragmentation du Heavy Metal : la New Wave Of British Heavy Metal
La critique du Heavy Metal
2. La première vague du Black Metal au début des années 1980 ou le protoBlack Metal
a. Les groupes de la première vague et leur influence
Les groupes de la première vague ou le proto-Black Metal
La première vague : une synthèse des influences ?
b. Les langages musicaux des groupes de la première vague
La production sonore
Formations instrumentales et innovations
La voix….
Structures et harmonie
c. Les codes de transgression extra-musicaux
Satanisme et ésotérisme comme pavillons
Donner vie à son alter-égo
Blasphèmes
3. La seconde vague du Black Metal de la fin des années 1980 à la moitié des années 1990
a. L‟apparition du Metal extrême
Vers le Metal extrême : le Thrash Metal de Slayer
Le Thrash Metal européen
L‟apparition du Death Metal
Le Death Metal suédois et la branche norvégienne
Le Metal extrême : voyage par delà les frontières
b. Codification et cristallisation de la scène norvégienne
Le schisme au sein de la scène Death Metal norvégienne : la mise en place d‟une esthétique de la transgression
Les règles techniques et musicales, vers le son Black Metal
Les règles sémiotiques : pour une iconographie de la scène norvégienne
Les hyper règles : vers une idéologie de la violence
Chapitre II : Spiritualités et identités du Black Metal
1. Black Metal et religion : un rapport conflictuel
a. Courants et obédiences religieuses liés au Black Metal…..
État des pratiques religieuses en Europe aujourd‟hui….
Satanisme cultuel ou culturel ?
Ambivalence, christianisme inversé et références religieuses :
l‟intertextualité dans les textes de Black Metal.
Références musicales et transphonographiques à la religion
b. Mise en scène de la transgression : les références religieuses dans les représentations scéniques
Messes noires, imaginaire sataniste et théâtralisation
Références et détournements des symboles religieux
2. Black Metal, paganismes, mythes et identités
a. La reconstitution d‟une religion préchrétienne : Black Metal et imaginaire païen
Les textes Black Metal et l‟imaginaire païen
Créer une musique païenne : entre imaginaires et métaphores
b. Le Black Metal entre récit philosophico-artistique, identitaire et « paganisme politique »
Black Metal et paganisme politisé : la frange NSBM
Pagan/Folk Black Metal et récits identitaires
Chapitre III : Le Black Metal entre expressions et introspections
1. Pour Une éthique du Black Metal
a. Black Metal et élitisme
Le True Black Metal, ou la question de l‟authenticité
Réduire la visibilité
Les références à Nietzsche dans la culture Black Metal
b. La résistance de l‟underground face au mainstream
Une vision idéalisée de l‟underground
La frontière entre mainstream et underground, une ligne mouvante ?
Le Tape trading et le culte de l‟artéfact
2. Le Black Metal, un genre romantique ?
a. La littérature romantique : apports et lectures
Poésies et récits médiévaux, un héritage du Romantisme
Folklore, contes et légendes
le Black Metal et sa vision romantique de la nature
Le Cascadian Black Metal et le Romantisme américain
b. Black Metal et musique romantique
Incarnations Black Metal de l‟orchestre idéal
De la musique romantique dans le Black Metal
Quand l‟orchestre entre dans le Black Metal
c. Le Black Metal et l‟individu postromantique
Le Black Metal et l‟expression des passions
L‟ennui
La voix comme « matériau soumis à la pression cathartique »
Solitude et ascétisme : les one-man-bands
Conclusion
Glossaires
Bibliographie et sources
Discographie
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