La science comme modele pour le soin

La science comme modรจle pour le soinย 

Tenter de questionner le modรจle de la science tel que les sciences infirmiรจres veulent le promouvoir risque dโ€™รชtre la source de certains malentendus. Le premier serait dโ€™y voir une incomprรฉhension du sens de lโ€™histoire, du train de lโ€™histoire entrainรฉ par la locomotive science. Le deuxiรจme serait dโ€™y voir une atteinte ร  la dynamique รฉmancipatrice de la profession infirmiรจre, qui montre dans les faits une volontรฉ de reconnaissance et met en ล“uvre les รฉtapes progressives de cette รฉmancipation vers une totale autonomie. La critique du modรจle scientifique serait le signe dโ€™un conservatisme frileux et dรฉpassรฉ. Un troisiรจme malentendu suspecterait non le conservatisme, mais un dรฉsir rรฉactionnaire et idรฉologique de revenir ร  une conception antรฉrieure appuyรฉe sur la vocation, la tutelle et lโ€™obรฉissance, et qui masquerait un manque dโ€™estime pour les soignants en les arrimant รฉternellement ร  un statut dโ€™exรฉcutant dรฉvouรฉ, plein de zรจle et de diligence.

Pour รฉviter ces malentendus, il est nรฉcessaire de distinguer deux plans : celui de la promotion dโ€™une profession, de son accรจs ร  une reconnaissance sociale, de sa sortie dโ€™une tutelle mรฉdicale considรฉrรฉe comme caduque ; et celui de la justification du modรจle prรฉsentรฉ, du terme de ยซ science ยป utilisรฉ comme pertinent pour asseoir cette reconnaissance sociale.

Le premier plan relรจve de lโ€™histoire et de la sociologie des professions, et concerne les rapports de forces dont doivent tenir compte de maniรจre tout ร  fait lรฉgitime ceux qui se battent pour une reconnaissance sociale. Mais cโ€™est hรฉlas souvent sur ce plan que sont ramenรฉs les dรฉbats sur lโ€™histoire et la nature des soins infirmiers. ยซ La pratique infirmiรจre a surtout รฉtรฉ รฉtudiรฉe dโ€™un point de vue sociologique ยป ย รฉcrit Patricia Benner, remarquant que nous savons ยซ beaucoup de choses sur les rรดles, les relations, la socialisation et lโ€™acculturation en matiรจre de soins infirmiers ยป, mais que ยซ toutefois, nous en savons peu sur les connaissances impliquรฉes dans la vรฉritable pratique infirmiรจre. ยป .

Ce mรฉmoire sโ€™attache au deuxiรจme plan. Moins militant, il cherche nรฉanmoins sa pertinence dans la cohรฉrence interne des idรฉes. Une prรฉcision sโ€™impose ici : les sciences infirmiรจres existent ร  peine en France , seul lโ€™arrรชtรฉ du 6 dรฉcembre 2019 portant nomination des personnels enseignants-chercheurs en sciences infirmiรจres au Conseil national des universitรฉs pour les disciplines de santรฉ mentionne officiellement le terme. En revanche, elles existent bien au Canada, pays qui joue comme moteur pour leur dรฉveloppement en France. Que ces sciences existent ou soient en construction, ce mรฉmoire sโ€™attache ร  en รฉtudier lโ€™impact sur la notion de soin.

Les sciences infirmiรจres : ce quโ€™elles veulent, ce quโ€™elles disent, ce quโ€™elles font

Les sciences infirmiรจres veulent promouvoir le soin en mรชme temps quโ€™elles veulent le constituer comme science. Lโ€™histoire du soin et des soignants, que nous verrons dans la troisiรจme partie, montre que la profession, la discipline nโ€™a pas encore totalement rรฉussi ร  dรฉfinir lโ€™objet dont elle souhaite rendre scientifique lโ€™approche et lโ€™enseignement. Il y a de nombreuses recherches, de nombreux รฉcrits, une activitรฉ tout ร  fait rรฉelle de publication ร  travers le monde. Pourtant, toute cette activitรฉ est fragile, et il est douteux quโ€™elle permette de rรฉpondre ร  lโ€™objectif fixรฉ de constituer le soin comme science, ni mรชme de rรฉpondre simplement ร  la question : ยซ quโ€™est-ce quโ€™une infirmiรจre ? ยป. Les rรฉponses les plus frรฉquentes, du type ยซ celle qui fait des soins infirmiers ยป ne fait que repousser le problรจme, car les soins infirmiers, en quoi sont-ils infirmiers ? Je rejoins ร  ce sujet les rรฉserves quโ€™รฉmet Michel Nadot dans ses รฉcrits sur lโ€™histoire de la discipline infirmiรจre, tout au moins en France voire en Europe, au sujet de la pertinence du qualificatif ยซ infirmiรจre ยป. Il y a une sorte dโ€™impensรฉ qui court ร  travers les diffรฉrentes productions intellectuelles, et qui tient, comme le souligne lโ€™auteur, ร  lโ€™oubli de ยซ ses propres traditions de langage ยป.

Des principes dโ€™une science qui se chercheโ€ฆย 

Dans lโ€™importante quantitรฉ de savoirs que les revues professionnelles mettent ร  disposition, il apparaรฎt difficile de trouver une vision synthรฉtique claire et accessible de ce que sont les sciences infirmiรจres en tant que telles. La revue de lโ€™association pour la recherche en soins infirmiers (ARSI), par exemple, ร  cรดtรฉ de trรจs nombreux articles ayant comme thรจme la santรฉ publique, la philosophie, lโ€™รฉthique ou lโ€™histoire, aborde les sciences infirmiรจres de faรงon programmatique. Il faut les construire en Franceโ€ฆ Il faut sโ€™inspirer des modรจles amรฉricain et canadien. Si lโ€™on cherche alors une dรฉfinition plus prรฉcise des objectifs de ces modรจles, le livre des auteurs Pรฉpin, Kerouac et Ducharme, intitulรฉ La pensรฉe infirmiรจre se prรฉsente comme une rรฉfรฉrence.

Lโ€™objectif de ce chapitre est double : il sโ€™agit de savoir si les sciences infirmiรจres sont des sciences, et si elles sont infirmiรจres. Cette question est importante pour clarifier la dรฉfinition du mรฉtier dโ€™infirmiรจre, car il se peut que le mรฉtier soit amenรฉ ร  faire usage de sciences qui ont une existence indรฉpendante, et en ce cas il nโ€™est pas nรฉcessairement un mรฉtier scientifique. Cela ne veut pas dire que les praticiens nโ€™ont pas une certaine forme de ยซ science ยป au sens plus courant de connaissance avisรฉe, dโ€™expรฉrience fondรฉe. Il se peut aussi que le mรฉtier soit en voie de scientifisation, si lโ€™on ose le nรฉologisme. La question devient alors dรฉlicate, comme est dรฉlicate รฉgalement toute dรฉfinition trop stricte de la science qui oblige ร  une certaine approche de surface, comme le reconnait Stephen Toulminย  ; il prรฉcise : ยซ Il nโ€™est aucunement certain, en fait, que lโ€™on puisse jamais rendre compte de faรงon dรฉfinitive des buts de la science, surtout si lโ€™on veut ร  la fois รชtre exhaustif et bref. ยป Carl Hempel pour sa part donne cependant une orientation utile au sujet de la recherche scientifique. Divisรฉe en sciences empiriques et non empiriques, ยซ les premiรจres tentent dโ€™explorer, de dรฉcrire, dโ€™expliquer et de prรฉvoir les รฉvรฉnements du monde dans lequel nous vivons ยป et ยซ leurs รฉnoncรฉs doivent รชtre confrontรฉs ร  lโ€™expรฉrience ยป tandis que les sciences non empiriques ne sont pas soumises ร  cette confrontation et requiรจrent seulement que leurs propositions soient dรฉmontrรฉes. Les sciences infirmiรจres seraient-elles empiriques ou non empiriques ? Elles devraient relever ร  lโ€™รฉvidence du premier cas. Mais alors, cherchent-elles vraiment ร  ยซ explorer, dรฉcrire, expliquer et prรฉvoir ยป ? Il faut garder la liste complรจte de ces verbes, car ils font systรจme entre eux et obligent au choix des mรฉthodes. Mais doivent-elles le faire ? est-ce leur rรดle, ou leur but ? On peut explorer sans faire science, cโ€™est ce quโ€™ont fait les aventuriers, dรฉcrire sans faire science, ce que font les artistes, expliquer sans faire science, ce que fait tout un chacun aux prises avec la nรฉcessitรฉ de trouver un sens aux รฉvรฉnements ; prรฉvoir sans faire science semble plus difficile. Le soin est-il passible dโ€™un tel traitement scientifique ? Il nous faut voir maintenant ce quโ€™on appelle sciences infirmiรจres in concreto. Nous allons nous arrรชter dans un premier temps sur le livre La pensรฉe infirmiรจre, car il se veut une synthรจse de la discipline. Aussi รฉtrange que cela puisse paraรฎtre, il ne se prรฉsente pas comme un traitรฉ scientifique, et nโ€™utilise pas ce terme. Mais lโ€™assise que les auteures veulent donner ร  la discipline converge vers la constitution des sciences infirmiรจres, par le rรดle attribuรฉ ร  la thรฉorie. Dans un deuxiรจme temps, nous devrons examiner quelques exemples significatifs de production des sciences infirmiรจres, ร  travers lโ€™exemple de thรจses universitaires existantes.

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Table des matiรจres

INTRODUCTION
CHAPITRE PREMIER. LA SCIENCE COMME MODELE POUR LE SOIN
LES SCIENCES INFIRMIERES : CE QUโ€™ELLES VEULENT, CE QUโ€™ELLES DISENT, CE QUโ€™ELLES FONT DES PRINCIPES Dโ€™UNE SCIENCE QUI SE CHERCHE
โ€ฆร€ LA PRODUCTION DE SAVOIRS PROTOCOLAIRES
CONSEQUENCES ETHIQUES DU MODELE SCIENTIFIQUE
UNE VISION SOTERIOLOGIQUE DU SAVOIR
CHAPITRE DEUX. Lโ€™ART COMME CONTRE-EXEMPLE
LES BEAUX-ARTS COMME EDUCATION A LA SENSIBILITE
LA LITTERATURE COMME TRESOR Dโ€™EXEMPLES
LA VERTU HEURISTIQUE DU JUGEMENT REFLECHISSANT
DIGRESSION SUR Lโ€™ARTISANAT COMPAGNONNIQUE
CONSEQUENCES ETHIQUES DE Lโ€™ART COMME EXEMPLE POUR LE SOIN
CHAPITRE TROIS. ยซ PAS DE SOIN SANS ETHIQUE, PAS Dโ€™ETHIQUE SANS PHILOSOPHIE ยป
LE SOIN MIS A NU PAR SES SOIGNANTS, MEME
LE SOIN COMME SOURCE Dโ€™ETONNEMENT PHILOSOPHIQUE
ร‰THIQUE ET INTERIORITE
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXE
RESUME

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