L’événement-avènement de l’œuvre
Une partie non négligeable de l’œuvre de Maldiney relève d’une véritable phénoménologie de l’art. Que l’œuvre soit une peinture, une sculpture, un monument architectural ou un poème, il ne s’agit jamais d’élaborer une esthétique qui déterminerait a priori les règles du beau, ou les critères de séparation entre ce qui est art et ce qui ne l’est pas ; ni d’élaborer une histoire dans laquelle chaque œuvre trouverait son sens par rapport à la place qu’elle occupe, mais de se confronter aux œuvres elles-mêmes à même leur épreuve. Or, l’épreuve de l’œuvre est l’épreuve d’un événement. Non seulement l’art, qu’il soit plastique ou scriptural, manifeste l’événement, mais il est lui-même, en tant que tel, un événement. Pour comprendre ce point, nous nous appuierons d’abord sur les œuvres plastiques, et surtout, mais non exclusivement, sur les œuvres picturales, que nous ressaisirons selon les deux plans de la création et de la réception. Le premier nous permettra de mettre en place un certain nombre d’éléments qui nous apparaîtront, par la suite, comme essentiels à la compréhension de l’événement, et le second sera le lieu de l’épreuve de l’événement lui même. Nous nous pencherons ensuite sur la poésie qui sera l’occasion d’une interrogation sur les rapports entre l’événement et le dire. Enfin, nous nous interrogerons sur le problème de la fermeture aux œuvres, ou, autrement dit, de l’occultation, à même leur épreuve, de leur événementialité.
Montrer l’événement : les arts plastiques
Crise et création
Le sentir et la perte
« Un grand art […] commence toujours dans la perte et la perdition, perte de toute la prose du monde, errance dans l’incoordonné » . Mais il y a, à première vue, deux façons radicalement distinctes de perdre cette prose. La première consiste à la nier, nier le monde et l’étant intramondain entendu ici comme « ce qui me fait face comme objet dans le monde » , proclamer sa destruction . Tel est le geste inaugural de la « grande abstraction », dont Kandinsky et Malevitch sont les représentants les plus insignes et dont la formule définitoire est prononcée par Kandinsky lui-même : « l’objectif réduit au minimum doit être reconnu dans l’abstraction comme le réel » . Cependant, supprimer l’objet c’est encore s’y rapporter négativement, de là le fait que la négation ne soit pas le terme de l’art de Kandinsky, car elle ouvre, dans l’instant même de son déploiement, une affirmation : celle de « l’objectité à l’état nu », du « figural » « qui est au figuratif ce qu’une figure géométrique est à une figure humaine » . Ainsi, la perte de la prose du monde n’a ici de sens qu’en tant qu’elle en ouvre une autre, qui malgré les différences apparentes, conserve l’être de ce qu’elle a perdu, à savoir l’objectité. Or, jamais un artiste « ne saurait s’élever (par un mouvement de refus et de récusation) de l’usage qu’il fait d’un objet dans le monde, au tableau (ou à la statue) où cet objet est devenu peinture (ou sculpture) et où les notions de valeur et d’utilité s’effacent et le monde se dissout » . Cependant, toute autre est la perte à laquelle Maldiney se réfère. La perte n’est ici pas tant une négation qu’un retour, un retour au natal, à ce qui est en deçà de la polarité sujet-objet. « Je continue à chercher l’expression de ces sensations confuses que nous apportons en naissant » . Au terme sensation, Maldiney lui préfère, à la suite de Straus, celui de sentir ou de pathique (que l’on trouve également chez von Weizsäcker), pour se garder de toute confusion avec la tradition psychologiste émergeant au XIXème siècle, qui identifiait la sensation à un « état de conscience » représentatif de quelque chose . En effet, le sentir pour Straus et Maldiney n’est pas de l’ordre de l’avoir, mais de l’être (nous sommes sentant), et il n’est pas représentatif de quelque chose, puisqu’il se situe en deçà de toute polarité sujet-objet. « [D]ans le sentir le sujet sentant s’éprouve soi-même et le monde, soi dans le monde, soi avec le monde » . Il ne faut toutefois pas se méprendre sur le sens du « et ». Celui-ci ne désigne pas un agrégat d’entités d’abord séparées, et il ne trouve son sens véritable qu’en tant qu’il se hausse en un « avec ». Ce dernier manifeste la double direction dans laquelle le sentir se déploie à chaque instant : dans le sentir je ne fais pas retour sur moi-même pour ensuite me rapporter au monde et aux objets, mais « je vis des transformations de ma relation au monde » . Le sentir ne saurait donc être une faculté appartenant à une conscience isolée du monde. Il manifeste, à cet égard, une certaine proximité avec la Stimmung chez Heidegger , qui n’est ni atmosphère, ni humeur, mais à la fois l’un et l’autre, ne se trouvant « ni dans l’objet, ni dans le sujet, mais dans l’être à…, dans l’In-Sein » : « Il pleure dans mon cœur / Comme il pleut sur la ville » . Le sentir est le moment apertural de la « foi perceptive », de l' »Urdoxa » en deçà de toute perception qui consiste pour Maldiney en la « croyance originelle au « il y a – j’y suis » . Tout sentir reconduit en effet l’étonnement d’abord exclamatif devant le « il y a – j’y suis », qui pour Platon est « le lieu originaire de la philosophie »
L’épreuve de l’œuvre : transpossibilité et transpassibilité
« Quand la Marquise de la Solana, de Goya, d’abord entr’aperçue à l’extrémité d’une petite galerie du Louvre, se présente enfin toute proche, face aux tableaux de David et d’Ingres […], il se passe quelque chose de surprenant : il est impossible de nous comporter à elle et à eux dans le même monde. Elle ne se tient pas seulement à l’écart de leur compagnie, elle s’en excepte totalement ou, pour mieux dire, l’ignore. Entre elle et eux, plus ségrégative que le vide du couloir qui les sépare, passe la ligne de démarcation que Husserl a reconnue entre la thèse du monde et sa neutralisation. »
L' »homme ordinaire », se trouvant d’abord dans la galerie devant les tableaux d’Ingres et de David, y retrouve la sérénité de son attitude quotidienne. Il accueille ces œuvres comme il accueille par ailleurs tous les phénomènes, c’est-à-dire en « les ordonnant en objets, d’après des formes déterminées qui les définissent en les enfermant dans un contour-limite. Ces formes lui permettent d’avoir prise sur eux, ce qui répond à son désir d’action ; car l’homme cherche à opérer sur les choses et sur le monde. »
Evidemment la prise ne saurait être ici effective, mais elle est pourtant une possibilité, en tant que les œuvres en question sont les effigies d’un monde bien connu, sur lequel nous avons effectivement prise. Or, au moment où le spectateur se retrouve en face de l’œuvre de Goya la prose du monde objectif s’effondre.
L’homme ordinaire tente en vain de désapproprier l’œuvre de son propre en le visant comme objet. Cependant, l’œuvre résiste à toute tentative d’objectivation et de prise, car dans son surgissement même elle est événement, sur-prise qui déborde la prise, et plus encore en annule le sens . Ainsi, non seulement l’œuvre met en œuvre des événements, mais elle est identiquement un événement. En présence de l’œuvre authentique, l’homme n’est alors plus ce sujet percevant dont les yeux « sont comme à rebours, posés tout autour d’elle [l’Ouvert] ainsi que pièges, cernant sa libre issue », mais il se fait regard à condition que le regard soit lui-même écoute . Autrement dit, le regard n’est plus l’instrument d’une saisie intentionnelle en prise sur une œuvre-objet, mais un mode du sentir dans lequel le surgissement de l’œuvre nous plonge. Ainsi, l’œuvre d’art est l’opérateur privilégié d’une réduction esthétique, à même de nous reconduire au natal, dont l’homme ordinaire s’est détourné. Mais de l’esthétique-sensible à l’esthétique-artistique il y a l’écart entre la certitude sensible du « il y a » et sa vérité. En effet, l’art n’est pas le « mémorial du sentir », mais sa vérité. Maldiney réinvestit ici le sens heideggerien de la vérité comme aletheia, dévoilement de l’être de l’étant. L’art est ainsi la vérité du sentir, au sens où il manifeste l’être du phénomène, « dont le sentir, propre à l’homme, éprouve l’inquiétude sous l’innocence de l’étant » . « Propre à l’homme » ? Ici émerge l’un des points de rupture entre les analyses de Straus et de Maldiney. En effet alors que pour Straus, l’homme ne se détache de l’animal qu’au moment où il quitte le plan du sentir pour celui de la perception, pour Maldiney la scission se situe au plan du sentir lui-même. Maldiney reprend ici l’essentiel de la zoologie privative de Heidegger avec une insistance particulière sur le rapport qu’a l’homme à la négativité. Le sentir humain diffère du sentir animal en ceci qu’il est ouvert au Rien, qui « ne fait pas partie du texte de la vie » . L’animal est certes capable d’une mise à l’écart « quand [il] sélectionne les traits du monde qui [le] concernent, et qui constituent ainsi son Umwelt » , mais cette mise à l’écart « ne consiste pas à ne pas laisser subsister un étant donné afin de faire le vide », c’est-à-dire afin de s’ouvrir au Rien. C’est cette absence d’ouverture qui, selon Maldiney, rend compte du fait que l’animal, comme le montrait déjà Heidegger, ne peut, à la différence de l’homme, se rapporter à l’étant comme tel : « La roche sur laquelle le lézard s’étend n’est […] pas donnée au lézard en tant que roche, roche dont il pourrait interroger la constitution minéralogique […] la « roche » n’est absolument pas accessible comme étant » . A l’inverse, « [d]ans le sentir propre à l’homme l’étant est éprouvé comme tel » . L’étant et non l’objet, car dans le sentir, comme nous l’avons déjà montré, l’étant n’est pas l’objet, mais l’apparaître lui-même. Identiquement l’étant et non pas l’être de cet étant, c’est-à-dire « ce par où l’étant est » , qui dans le sentir reste voilé. Pourtant Maldiney, s’appuyant notamment sur la manière dont la langue chinoise dit l’être (l’être = « wu »= « Rien ou néant (« ne-pas-y-avoir »)) , identifie l’être au Rien : « le Rien, qui est le vrai nom de l’être ». Mais alors, si dans le sentir nous avons ouverture au Rien, n’avons-nous pas identiquement ouverture à l’être ? Non car « il ne suffit pas de séjourner auprès du négatif pour le convertir en être. Il faut ouvrir la dimension de l’être. »
Or, l’art constitue précisément une telle ouverture en tant qu’en lui l’étant ouvert dans le sentir atteint « la plénitude de son achèvement » : « Ce n’est pas dans la carrière, c’est dans la colonne ou dans la statue, que la pierre révèle son être-pierre dans le resplendissement sensible de sa matière. Elle est alors comme disaient les Grecs, en energeiai, ce qui ne veut pas dire en acte comme ont traduit les latins, mais en œuvre et en plénitude. »
Ainsi, l’art est la vérité du sentir en ce qu’il rend visible ce qui dans le sentir restait invisible : le Rien, l’être. En elle, « [a]pparaître et être sont le même » . Plus encore, non seulement l’art révèle l’être de l’étant ouvert dans le sentir, mais également ce qui constitue la condition de possibilité de son surgissement : l’Ouvert. En effet l' »éclair de l’être » ne peut se faire que dans l’Ouvert hors duquel rien n’apparaît. L’Ouvert et l’être participent ainsi du rien, mais seul l’Ouvert ce fond qui n’est plus la béance de l’apeiron, mais la patence en laquelle l’apparaître et l’être ont lieu est, au sens strict, le Rien (L’Ouvert étant « le où absolu en deçà de l’être » ). Or, l’œuvre ne peut manifester le Rien que si elle y participe et elle n’y participe qu’en tant qu’elle est un événement. Une œuvre d’art n’est authentique « que si elle est un événement et non l’image (il n’y en a pas !) d’un événement. »
Or, si l’événement est transpossible, c’est-à-dire « sans prémisses, libre de tout système de possibles préalables », alors en toute rigueur il apparaît « à partir de rien ? non : à partir du Rien. »
Cependant, pour Maldiney dire que l’œuvre apparaît à partir du Rien ne serait « que déclaration verbale », si l’œuvre ne nous mettait « en demeure et en état d’avoir notre tenue dans le Rien ».
Dire l’événement : la poésie
La puissance du nom
Ainsi, non seulement l’œuvre d’art véritable montre l’événement en le mettant en œuvre, mais elle est elle-même un événement. Nous avons vu que l’une des façons de voiler l’événementialité de l’être de l’œuvre, donc son authenticité, était de transformer l’œuvre en discours. Doit-on en conclure que selon Maldiney l’événement ne peut être, à proprement parler, dit ? Il ne s’agit pas ici de se demander si l’on peut évoquer l’événement, le décrire par le langage, mais si le dire, à l’image de l’œuvre d’art, est en mesure d’articuler en son sein l’événement, de le mettre en œuvre et plus encore d’être lui même événement. « Je voyais de ma fenêtre au loin un grand pré en pente dont l’étendue s’ouvrait au ciel bien plutôt qu’elle ne s’inscrivait dans les limites des forêts avoisinantes.
Comment dire l’intégralité de sa manifestation avec des mots qui, en en signifiant des aspects, la divise et lui substitue une chaîne de prédicats ? »
Comment dire cette « impression originaire » à la fois unitaire et unique éprouvée à même le sentir, avec des mots qui trahissent l’idéalité du langage ? C’est cet écart entre l’éclair de la chose , et l’idéalité des mots qui, articulés, « n’articulent rien » , qu’éprouve Lord Chandos , le réduisant progressivement à un mutisme littéraire. Cependant ce mutisme contraint est-il définitif ? Rien n’est moins sûr, et le jour de la déchirure émerge à la fin de la lettre : « la langue justement dans laquelle il m’aurait peut-être été donné non seulement d’écrire mais de penser n’est ni la latine, ni l’anglaise ni l’italienne ni l’espagnole, mais une langue dont aucun des mots ne m’est connu, une langue dans laquelle les choses muettes me parlent et dans laquelle j’aurai peut-être un jour à rendre des comptes au tombeau, devant un juge inconnu. »
Ce qui émerge ici, ce n’est pas encore un dire mais un avoir à dire. « Avoir à dire est un état critique où l’homme est mis en demeure de disparaître ou de parler, de « décéder » au rien ou de renaître : pré du découragement ou de la résurrection » . D’où émerge cet avoir à dire ? De la chose elle-même comprise comme événement : »c’est toujours à partir de la chose à dire que nous prenons la parole. »
L’avoir à dire ouvre, dans la surprise de l’événement, cette « signifiance insignifiable » , qui est un double étonnement: « premièrement qu’il y ait quelque chose de tel, deuxièmement que j’y aie ouverture… les deux à partir de rien. »
Il prend originairement la forme du cri. « Le sentir est au connaître ce que le cri est au mot » . Mais de même que, selon Maldiney contrairement à Straus, le sentir humain diffère de celui de l’animal, de même le cri humain est distinct de celui de l’animal. Selon Maldiney nous pouvons le distinguer par la seule écoute, car, comme tout comportement humain, il est l’articulation d’une ouverture diastolique et d’un recueil systolique. Le cri humain « à la fois événement et expression d’événement » n’est pas une manifestation de l’émotion, mais un cri d’appel qui est une pure ouverture au Rien (diastole). Comme l’événement, le cri véritable « fait le vide en nous et hors de nous » . Au moment où il nous saisit nous sommes perdus dans le vide. Se faisant dans le vide, ce cri est un appel qui n’est pas dirigé vers un monde ou un étant intramondain préexistant, mais est adressé au vide lui-même pour qu’il lui ménage « un site où puissent avoir lieu d’être ou de n’être pas et l’appelé et l’appelant ».
La décision
Le mélancolique montre, par son absence de décision véritable, le poids tragique de la décision au sein de l’existence. En toute rigueur, la décision de Cécile Münch n’est pas une véritable décision. Son ressassement permanent en atteste la défaillance. L’absence d’un présent temporalisant manifesté dans la plainte, est corrélative d’une absence de décision véritable. En effet le présent, le kairos instigateur du temps est le présent d’une décision. La décision, comme l’épreuve de l’œuvre nous l’avait montrée, est pour Maldiney la réponse à un état critique qui nous met « en demeure d’être soi ou de n’être pas ». Cet état critique est celui dans lequel nous sommes plongés lorsque nous recevons transpassiblement un événement transpossible. L’existant éprouvant l’événement est désétabli de ses aîtres, de son monde, plongé dans un état critique, duquel il ne peut émerger à soi, que par une décision par laquelle il surmonte transpossiblement (puisque la décision n’a pas d’antécédent, n’est pas possible avant d’être, elle émerge du rien et est donc, comme l’événement, transpossible) la faille ouverte par l’événement. Or, le ressassement permanent de l’événement traumatique, manifeste chez le mélancolique une absence de décision. Cette dernière montre a contrario, que ne pas surmonter l’événement, c’est se fermer par avance à la possibilité d’accueillir tout autre événement.
Le mélancolique lui-même déplore cette impossibilité d’accueillir : « Les états dépressifs […] commencent par le retrait du sentiment [c’est-à-dire du sentir, de l’accueil transpassible] des choses, qui pourtant signifie beaucoup pour vous […] A la fin vient l’épuisement total du sentiment ; on s’éteint […] et c’est le plus difficile à endurer » . Pour le mélancolique, il n’y a plus d’événements, ou plus exactement, plus d’autre événement que celui de la psychose. L’ombre de celui-ci fait désormais « la nuit où s’englouti[ssent] tous les autres » . Incapable de surmonter l’événement traumatique, »[l]a présence mélancolique est une présence en échec d’elle-même. »
A cette présence en échec correspond un présent qui n’est pas « extatique et inaugural » , mais qui relève d’un aiôn négatif : »L’éternelle rétention du jamais plus » . Le temps est désormais pour le mélancolique « un devenir circulaire, dans un retour éternel du même », tant et si bien que présent et passé tendent à se confondre, le présent n’étant plus que rétention sans protention. D’où la structure grammaticale de la plainte où le présent, n’étant pas temporalisant, ne succède pas à un passé et n’ouvre pas un futur. En outre, le mélancolique manifeste négativement ce qu’est exactement un présent temporalisant. Nous avons vu que l’événement de l’œuvre ouvrait un temps et un espace.
Autrement dit, ce n’est pas tant la décision qui ouvre le temps, que l’événement lui-même.
Pourtant Maldiney parle bien du présent de la décision. Comment concilier les deux ? Une patiente de Kuhn permet d’opérer la conjonction. Celle-ci « n’arrive pas à se mettre en prise sur le temps du monde, que ce soit celui des autres ou celui des choses ». Elle ne peut accompagner, se mettre au pas du monde, d’une chose ou d’autrui, c’est-à-dire communiquer avec eux, sauf « quand, danseuse, elle participe à un ballet. Alors ses mouvements, induits par le rythme de la musique et de la chorégraphie, sont en résonance avec le mouvement des autres » . Par la danse, la mélancolique se libère de ce passé qu’elle n’arrive pas à dépasser, car « [l]’espace de la danse, articulé par le rythme ignore toute zone arrière, donc d’insécurité du côté où l’on vient, c’est-à-dire du passé dans lequel justement le mélancolique est retenu. »
Cette libération est particulièrement notable « dans les entrechats et les sauts, parce que, suspendue en l’air, elle est affranchie de la pesanteur du sol. »
Cette libération par la danse est semblable à celle que l’on trouve chez les enfants autistes qui ne sont sensibles qu’aux rythmes (celui d’une flamme, du ruissellement de l’eau, etc.) . Mais en quoi cette expérience de la danse nous renseigne-t-elle sur le présent authentique de la présence ? Elle met en lumière le fait qu’être présent au monde, à la chose, à autrui, c’est-à-dire à tout événement, suppose d’entrer en résonance rythmique avec lui. Dès lors, le temps de la décision est un présent authentique, c’est-à-dire instigateur du temps, si et seulement si, il entre en résonance avec le présent de l’événement lui-même. A l’inverse, comme le montre la temporalité du mélancolique, le présent de l’événement ne saurait être inaugural, s’il n’est pas authentiquement accueilli, c’est-à-dire à la fois reçu et dépassé : « Je ne deviens moi-même que dans la mesure où quelque chose se passe et il ne se passe quelque chose (pour moi) que dans la mesure où je deviens » . Le mélancolique n’ayant pas dépassé l’événement est condamné à un retour perpétuel du même toujours redouté. Désormais, pour le mélancolique tout instant normalement nouveau « naît vieux » puisque lesté du poids d’un passé non dépassé, et le présent lui-même est le simple « point d’accumulation de l’accompli. » Or, ce retour permanent fait sombrer le mélancolique dans un destin tragique qui, dans les cas les plus extrêmes, s’achève dans le suicide. Ce dernier, constitue pour le mélancolique le dernier recours contre « une vie mourante » : « Contre une présence répétitive vouée à l’opacité de sa propre instase il choisit l’extase vide de l’absence [la mort] ».
Transpassibilité et transpossibilité
La Transpassibilité ne relève ainsi ni de l’intentionnalité, ni du projet, mais est une ouverture « sans dessein ni dessin, à ce dont nous ne sommes pas a priori passibles » . Nous avons vu que Maldiney identifiait parfois la transpassibilité à l’attente (se rapprochant en cela de Heidegger), mais l’ambivalence du terme, qui peut sembler contrevenir à l’imprévisibilité de l’événement quand bien même on l’envisagerait comme une pure ouverture au rien le conduit à rejeter, dans ses derniers entretiens, une telle formulation : « l’existence n’a rien à attendre de quoique ce soit, l’existence n’est pas en attente ». Ce rejet, est identiquement celui de ce qui, jusqu’alors, constituait pour Maldiney la dimension pathique liée à l’événement : la sur-prise 1 . Maldiney revient à la fin de son œuvre sur la surprise dont il met au jour le sens véritable, qui apparaît comme inadéquat à l’épreuve de l’événement. En effet, si la sur-prise, est bien en deçà de toute prise, donc en deçà de l’intentionnalité et du projet, elle suppose néanmoins l’attente, ou plus exactement « la déception de l’attente ». Autrement dit, la transpassibilité n’est ni une attente, ni la déception d’une attente, elle n’est pas sur-prise mais étonnement. Seul ce dernier est capable de rendre compte du subir que constitue l’ouverture à l’événement imprévisible.
Néanmoins, ce subir est-il une pure passivité ? Une telle interrogation rejoint le problème que nous avons soulevé auparavant concernant l’écart ou la confusion entre la réceptivité et la réception. Si la réceptivité est un pur subir, sans attente, alors il semble qu’elle ne saurait précéder l’événement, à tel point que c’est ce dernier qui l’ouvre au moment même où il la comble : « Notre réceptivité à l’événement, libre de toute circonspection préalable, s’inaugure avec lui » . Cependant, l’épreuve des psychoses nous a montré qu’il y a toujours un écart entre la réceptivité et la réception, écart qui revêt essentiellement deux formes : celle d’un appel sous-jacent à l’altérité, et celle d’une compénétration entre transpassibilité et transpossibilité « existential[e] ».
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Table des matières
Introduction
I) L’événement-avènement de l’œuvre
A) Montrer l’événement : les arts plastiques
1) Crise et création
2) A l’épreuve de l’œuvre .
B) Dire l’événement : la poésie
1) La puissance du nom
2) De la nominalisation au discours
3) « un peu du natal dans la langue » : la poésie
C) Fermeture
II) Psychose et événement
A) La mélancolie
1) Analyse sémiotique de la plainte
2) La décision
3) La plainte comme défense
4) Ressentir et ressentiment : le destin
B) La schizophrénie
1) L’événement : l’expression
2) Le délire schizophrénique
C) L’agonie primitive
D) Vers une thérapeutique possible ?
III) L’autre : l’unique événement ?
A) L’événement-avènement
1) Evénement et phénomène
2) Evénement et projet
3) Transpassibilité et transpossibilité
4) Evénement, temps et espace
B) Autrui : le seul événement à exister ?
1) La question d’autrui : Husserl et Heidegger ou la méconnaissance de la rencontre
2) Autrui : l’altérité primordiale
3) La rencontre
4) Un ou des événements ?
Conclusion
Bibliographie
De H. Maldiney
Ouvrages
Articles et entretiens
Sur H. Maldiney
Autres
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