La satisfaction de démystifie

DES PROVOCATIONS CONTENUES 

UNE JOUISSANCE TROUBLE

Au fur et à mesure que la petite Fatima Mernissi, la narratrice, grandit à l’intérieur du harem de sa famille, à Fès, au Maroc, dans les années 1940, son sentiment à l’égard de l’éducation religieuse qui lui est donnée devient plus complexe. D’un côté, il lui est enseigné à l’école coranique, sous la férule de Lalla Tam, une stricte observance des interdictions des règles sacrées, ce qu’elle doit intérioriser, fût-ce par la menace et par la contrainte, et, d’un autre côté, chez elle, au sein de sa famille, une beaucoup plus grande tolérance vis-à-vis de ces interdits. La transgression, prohibée à l’extérieur, à l’école ou à la mosquée, est autorisée, voire encouragée à l’intérieur, à la maison, parfois jusqu’à une contestation ouverte de l’institution du harem. L’attitude qui est prêtée à la jeune
narratrice apparaît alors très étrange, énigmatique. La même éducation, les mêmes expériences semblent fonder tout autant l’obéissance que la désobéissance, la soumission à l’autorité de la religion, de l’Islam, et l’insurrection, l’insoumission, l’insubordination. La narratrice paraît satisfaite et relativement contrariée, à la fois, par cette antinomie et cette tension permanente. Elle en tire des émotions et des sensations de plaisir très équivoques, inattendues. La petite Fatima est ravie de constater avec quelle spontanéité et facilité les interdictions religieuses sont enfreintes à la maison par les femmes et par les enfants. Elle en éprouve des espèces d’états de délectation où elle semble se sentir symboliquement délivrée des contraintes et des restrictions que la tradition impose. En même temps, elle ressent une certaine inquiétude puisque les actes qui sont commis contribuent à menacer et à fragiliser l’existence de cette même tradition. Ce conflit, cette contradiction, cet antagonisme l’incite, en filigrane, à explorer une autre voie, toujours très oblique, vers la liberté, vers le libre-arbitre. Qu’en est-il donc de cet état de jouissance trouble, fondé sur le plaisir de se soumettre aux hudud, aux prescriptions coraniques, sur la satisfaction de démystifier ou de démythifier ces mêmes règles sacrées, et sur la délectation de ce tiraillement permanent à l’égard de la tentation et des manquements ?

Le plaisir de se soumettre

La soumission procure du plaisir à la narratrice. L’éducation, reçue à l’école coranique, lui a inculqué les valeurs de l’obéissance, de la soumission et de la résignation à l’ordre traditionnel et religieux du harem. Elle en tire une satisfaction inattendue. C’est très volontiers qu’elle se soumet à l’obéissance à Dieu et aux préceptes du Coran qu’il lui faut observer d’une manière stricte. D’autres contraintes s’y superposent, à commencer par le respect dû aux parents, à leur volonté et à leur autorité. Dans Rêves de femmes. Une enfance au Harem, la narratrice, la petite Fatima Mernissi, se soumet avec conviction à cette double exigence. Mais la seconde ne complète pas la première, et la transgresse même. En effet, sa mère, à laquelle elle obéit au doigt et à l’œil, l’incite en permanence affirmer sa personnalité, donc à se révolter et à se rebeller. C’est à la désobéissance à
l’ordre du harem, d’une manière générale, qu’elle l’initie. Si bien que la mère détourne le précepte religieux de l’obéissance en faveur des valeurs de la liberté et de l’autonomie que cette même religion réprouve. C’est dans cette atmosphère, marquée par les plaisirs de l’enfance que Fatima va grandir, soumise d’une manière contradictoire aux hudud, aux frontières, à l’Islam et à sa mère.

aux hudud

La soumission aux hudud devient une première source de plaisir. Dès l’âge de trois ans, Fatima Mernissi fréquente l’école coranique du harem, dirigée par lalla Tam, sa directrice. L’éducation qu’elle est appelée à y acquérir, à l’instar de ses cousines et de ses cousins, déjà en apprentissage, est celle qui se fonde sur le sacro-saint principe de la « frontière », dit en arabe les hudud. Lalla Tam apprend ce culte aux enfants avec fermeté et autorité, sous la constante menace de son fouet. Mais cette autorité et cette terreur sont aussi un facteur de satisfaction, à l’image de la vénération qui est vouée à celle qui les incarne, à savoir Lalla Tam. La narratrice relate sa première expérience dans cette école : « L’éducation, c’est apprendre à repérer les hudud, dit Lalla Tam, la directrice de l’école coranique où l’on m’a envoyée à l’âge de trois ans rejoindre mes dix cousins et cousines. Lalla Tam a un long fouet menaçant. Je suis toujours d’accord avec elle sur tout : la frontière, les chrétiens, l’éducation. Être musulman, signifie respecter les hudud. Et pour un enfant, respecter les hudud veut dire obéir. Je souhaitais de toutes mes forces faire plaisir à Lalla Tam. Dès que j’ai pu échapper à son regard, j’ai demandé à cousine Malika, qui avait deux ans de plus que moi, si elle pouvait me montrer exactement où étaient situées ces hudud. Elle m’avait répondu que tout ce dont elle était sûr, c’est que tout se passerait bien si j’obéissais à Lalla Tam. Les hudud, c’est ce que Lalla Tam interdit. Ces paroles de cousines Malika m’ont rassurée et je me suis mise à aimer l’école. » La narratrice découvre d’une manière simultanée cette pédagogie des hudud et la terreur. Le silence et la passivité qui doivent caractériser cet enseignement se font plus par la peur qu’inspire le fouet que par l’explication, l’argumentation et la démonstration.
L’absence de ces procédés pédagogiques mène la narratrice à tout accepter de Lalla Tam, jusqu’à l’aimer, à l’adorer. C’est cette représentation qu’elle se fait de cette enseignante qui lui fait chérir l’école qu’elle dirige. L’intériorisation de ces hudud devient le pivot autour duquel va s’organiser toute la vie de la narratrice. Elle en fait sa raison d’être : « Depuis, rechercher les frontières est devenu l’occupation de ma vie. L’anxiété me saisit dès que je ne réussis pas à situer la ligne géométrique qui organise mon impuissance. Mon enfance était heureuse parce que les frontières étaient claires. » Ainsi s’opère ce passage d’un apprentissage des hudud et de la quiétude qu’ils procurent à un projet d’une vie qui va consister à rechercher des frontières, sinon à les créer, afin de continuer à éprouver le sentiment d’exister. En dehors de cette quête, cette vie perdrait son sens. L’harmonie, la paix intérieure éprouvée, risquerait d’être remplacée par des sentiments d’inquiétude, d’angoisse et d’anxiété. Ces hudud, ces frontières morales et religieuses, qui, pourtant, sont frustrants, contraignants, ne font pas pourtant souffrir la narratrice. Au contraire, ils la rendent heureuse, du moins dans la première partie de son enfance. Ce n’est, toutefois, qu’un aspect de la soumission à la religion, à l’Islam.

à l’Islam

La soumission à l’Islam suscite des sentiments d’assurance, de protection et de fierté surtout. Il est par conséquent un facteur de plaisir et de satisfaction. Mais cet Islam qui est à l’origine d’une telle jubilation, c’est celui qui a rayonné en Espagne, en Andalousie, c’est celui, précisément, dont Lalla Tam est l’incarnation. C’est elle qui raconte aux enfants comment cette religion avait prospéré en Andalousie, ce qui n’est pas sans provoquer une forte sensation d’enchantement chez sa petite auditrice, la narratrice : « Pendant la conquête de l’Espagne, quand la dynastie arabe omeyade de Damas avait transformé l’Andalousie en un jardin ombragée et bâti les palais de Cordoue et Séville, les juifs leur avaient emboîté le pas. Lalla Tam nous avait raconté tout ça. Elle en avait même tellement dit que je m’étais un peu embrouillée, au point de croire que c’était mentionné dans le Coran. Nous nous contentions de les copier dans nos luha, nos ardoises, le jeudi, et nous les apprenions par cœur les samedi, dimanche, lundi et mardi. Chacun de nous s’assayait sur son coussin, la luha sur les genoux, et lisait à haute voix, psalmodiant jusqu’à ce que les mots lui rentrent dans la tête. Puis, le mercredi, Lalla Tam nous faisait réciter ce que nous avions appris. Il fallait poser la luha sur les genoux, à l’envers pour ne pas être tenté de lire, et réciter de mémoire. Si on ne faisait aucune erreur, Lalla Tam souriait. Mais elle souriait rarement quand c’était mon tour. « Fatima Mernissi, disait-elle, la mèche de son fouet menaçante au-dessus de ma tête, tu n’iras pas loin dans la vie si tout ce qui rentre par une oreille ressort par l’autre. » Après le jour de la récitation, le jeudi et le vendredi étaient presque des vacances, même si nous avions à nettoyer nos luha puis à y recopier de nouveaux versets. Mais pendant tout ce temps, Lalla Tam ne donnait aucune explication. Elle disait que ça ne servirait à rien.
« Contentez-vous d’apprendre par cœur ce que vous avez écrit sur vos luha, personne ne vous demandera votre opinion. » Cependant, comme elle ne cessait de parler de la conquête de l’Espagne, j’ai tout mélangé et j’ai commencé à croire que cela faisait partie du livre sacré. Alors, elle s’est mise à hurler que c’était un blasphème et a convoqué mon père. Il a mis un certain temps à éclaircir la situation. Il m’a expliqué qu’il était essentiel pour une jeune fille, qui contait éblouir le monde musulman, de connaître quelques dates significatives, et que tout le reste se mettrait en place le moment venu. Puis il m’a dit que les révélations du Coran avaient pris fin à la mort du prophète, en l’an 11 de l’héjire (qui correspond au départ de Mohammed de la Mecque), c’est-à-dire l’an 632 du calendrier chrétien. J’ai demandé à mon père de bien vouloir simplifier les choses en s’en tenant au calendrier musulman pour l’instant, car le chrétien était trop compliqué, mais il m’a répondu qu’une jeune fille intelligente née sur les bords de la Méditerranée devait être capable de naviguer dans au moins de ou trois calendriers. « Le passage de l’un à l’autre deviendra automatique si tu commences assez tôt. » Il a quand même accepté d’oublier momentanément le calendrier juif, beaucoup plus ancien que les autres. J’avais le vertige rien que d’imaginer à quelle
distance dans le temps il vous faisait remonter. Enfin, pour revenir à nos moutons, les Arabes ont donc conquis l’Espagne presque un siècle après la mort du prophète, en l’an 91 de l’héjire. Par conséquent, on ne pouvait trouver nulle part mention de la conquête dans le livre sacré. « Alors, pourquoi Lalla Tam ne cesse-t-elle d’en parler ? » ai-je demandé. Mon père m’a répondu que c’était sans doute parce que sa famille était originaire d’Espagne. Son dernier nom était Sabata, un dérivé de Zapata, et son père possédait encore la clé de leur maison de Séville. « C’est qu’elle a le mal du pays, a dit mon père. La reine Isabelle a fait massacrer la plus grande partie de sa famille. » Il a raconté ensuite que les juifs et les Arabes avaient vécu en Andalousie pendant sept cents ans, du IIe au VIIIe siècle de l’héjire (du VIIIe au XVe siècle de l’ère chrétienne). Les deux peuples étaient allés en Espagne quand la dynastie omeyade avait vaincu les chrétiens et établi un empire dont Cordoue était la capitale. À moins que ce ne soit Grenade ? Ou Séville ? Lalla Tam ne parlait jamais d’une ville sans parler des autres, alors peut-être que les gens avaient le droit de choisir entre trois capitales. Mais normalement vous n’étiez autorisé qu’à une seule. Enfin, rien n’était tout à fait normal avec l’Espagne, à laquelle les Omeyades avaient donné le nouveau nom d’al-Andalous. »181 L’Islam évoqué, c’est celui de la civilisation maure, en Espagne, à son apogée au Moyen-Âge. Il est par conséquent une source de fascination et de fierté. L’enseignement que dispense Lalla Tam, basé sur la rédaction et la récitation des versets coraniques sur les ardoises, dit en arabe luha, est aussi celui qui aurait fait la grandeur de cette religion, dont le rayonnement en aurait été une preuve incontestable. L’histoire de la conquête de l’Espagne par les Arabes, celle qui est racontée par Lalla Tam, favorise l’apprentissage du Coran, tant il est une leçon de tolérance et d’humanisme. Ces deux dernières valeurs sont incarnées par la cohabitation pacifique des deux communautés, juive et arabe, en Andalousie. Cette histoire motive également en ce sens qu’elle promet un élargissement du savoir, illustré notamment par la nécessité de maîtriser les trois calendriers musulman, chrétien et juif. Tous ces aspects convergent vers une même conviction et la fierté de se soumettre à l’Islam comme facteur d’épanouissement et de prestige.
La figure de Lalla Tam, sa nostalgie de son pays natal, l’histoire de la conquête de l’Espagne qu’elle raconte régulièrement, tous ces traits donnent une signification particulière aux hudud et à l’Islam qu’elle apprend aux enfants du harem. Sa manière de l’enseigner fait que les élèves éprouvent un plaisir singulier à s’y soumettre, tout comme à l’autorité de la mère.

à la mère

La soumission de la narratrice à sa mère n’est pas moins grande. Cette mère sensibilise sa petite fille sans cesse sur sa future condition de femme du harem, un état qui lui sera très dur à supporter. Elle l’exhorte, l’incite, et parfois la menace, pour la faire réfléchir et pour trouver des stratagèmes afin de pouvoir s’émanciper de toutes les formes d’assujettissement qu’elle aura à affronter, et de devenir libre et heureuse. Pour l’encourager, elle lui rapporte les miracles que la princesse Shahrazade des Mille et Une Nuits aurait accomplis. Elle lui parle également de toutes les grandes féministes musulmanes, Asmahan, Aisha Taymour, Huda Sha’raoui, qui avaient passé leur vie à combattre pour leur liberté. Elle lui parle aussi de la nécessité d’avoir vraiment confiance en elle-même, de se débarrasser de ses faiblesses, de ne plus compter sur Samir, son protecteur. Tout cela enchante, fascine et ravit la narratrice, la petite Fatima.

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Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE 
I. Une transgression révélée
II. Un livre provoquant
III. Une écrivaine confirmée
IV. L’accueil critique
V. L’approche adoptée
CHAPITRE I. DES PROVOCATIONS CONTENUES 
I. Les biais indirects
I.1. Le détour du chant
I.2. Le recours à la raillerie
I.3. La ruse de l’allégeance
I. 4. L’émancipation de consentement
II. Les stratégies de dévoilement
II.1. Une stratégie stylistique
II.2. Une stratégie narrative
II.3. Une stratégie générique
III. Une provocation torturée
III.1. Une révolte de la piété
CHAPITRE II. DES INTERDICTIONS ENFREINTES 
I. Un enchevêtrement insaisissable
I.1. Une interdiction centrale
I.2. Des interdictions extensives
II. Les perturbations introduites
II.1. Le jeu d’une délivrance
II.2. Le rite d’une catharsis
III. Les inquiétudes suscitées
III.1. La dérive de la tradition
III.2. La souffrance de l’incertitude
CHAPITRE III. UNE JOUISSANCE TROUBLE 
I. Le plaisir de se soumettre
I.1. aux hudud
I.2. à l’Islam
I.3. à la mère
II. La satisfaction de démystifie
II.1. le féminisme
II.2. le sacré
II.3. l’autorité
III. La délectation du tiraillement
III.1. L’attrait à la modernité
III.2. La permanence de la tradition
III.3. La volupté du chaos
CONCLUSION GÉNÉRALE  
I. La rêverie
II. L’initiation
IV. Une intention polémique
V. Un déchirement intime
BIBLIOGRAPHIE
RÉSUMÉ

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