Construction de la problématique et du dispositif méthodologique
Autour du café. Un état des lieux
En France, chacun peut légitimement croire connaître l‘univers des cafés tant ils sont parties de l‘expérience et de la culture quotidienne. Ce premier chapitre vise à en construire une lecture plus distanciée en mobilisant les travaux et les données qui concourent à constituer le café en objet d‘étude. Il s‘agit en somme de dresser un état des lieux scientifique des cafés. Dans un premier temps, nous retracerons l‘histoire des débits de boissons qui, pris dans un sens large, c‘est-à dire en tant que lieux où l‘on partage une boisson, jalonnent l‘histoire humaine. Cette première étape du chapitre mettra en évidence la progression ininterrompue de l‘influence sociale et culturelle d‘un type de débit de boissons bien particulier, le café, depuis sa « naissance » au cours du XVIIème siècle jusqu‘au milieu du XXème. Dans une seconde étape, nous présenterons le secteur des cafés – et plus globalement celui de la restauration – et son évolution depuis une cinquantaine d‘années en France. On constatera une inexorable tendance à la baisse du nombre de débits de boissons au profit des établissements de restauration. Il faudra donc tenter d‘apporter quelques éléments d‘explication de cette tendance avant de présenter les initiatives récentes du secteur destinées à le relancer. Nous terminerons par une synthèse des divers travaux que les sciences humaines et sociales ont pu consacrer aux débits de boissons. C‘est donc à partir de la confrontation de sources variées que nous mettrons en évidence quelques figures du café et que nous dégagerons les pistes de réflexion qui viendront alimenter la construction de notre objet scientifique dans le second chapitre de la thèse.
Une brève histoire des débits de boissons
De nombreux travaux traitent de l‘alimentation, de son histoire comme de sa fonction sociale. Les boissons y tiennent souvent une place particulière, le vin semblant d‘ailleurs détrôner toutes les autres dans l‘intérêt général des chercheurs. Les lieux où l‘on boit en commun n‘apparaissent généralement qu‘en toile de fond de ces travaux. On ne peut que déplorer la quasi-absence d‘études systématiques qui leur sont consacrées. Pour Noël COULET (1980) – qui parle de l‘hôtellerie mais son avis peut être étendu –, la nature même du sujet, qui prête au pittoresque ou à l‘anecdote, explique en partie cette zone d‘ombre. Depuis, pourtant, des recherches importantes ont été menées en histoire sur la vie quotidienne et la culture populaire, mais il faut encore dépouiller des ouvrages généraux pour trouver quelques pages voire un chapitre consacrés aux habitudes de fréquentation des tavernes, des cabarets, des cafés et autres lieux du boire. Seule l‘Histoire des cafés et des cafetiers de Jean-Claude BOLOGNE (1993) vient combler ce manque.
Par où commencer ? Car dès l‘Antiquité, on trouve des lieux destinés à la consommation de boissons en commun. Nous avons fait le choix de nous concentrer sur la découverte du café par les Européens au cours du XVIIème siècle et les transformations que celle-ci a induites sur l‘alimentation, les sociabilités et les mœurs. Notre historique court donc du bas Moyen Age caractérisé par un essor urbain profitable aux tavernes et à l‘hôtellerie, jusqu‘au milieu du XXème siècle qui constitue l‘âge d‘or, quantitativement parlant, des débits de boissons. Précisons que les références disponibles traitent de la France dans son ensemble et non de la Bretagne. Hypothèse est donc faite que le développement des débits de boissons en Bretagne n‘a pas été a priori très différent de ses voisins.
Avant les cafés…
L’hôtellerie, « auxiliaire de la route »
Aux XI° et XII° siècles, la société médiévale se transforme, elle s‘urbanise et les échanges s‘intensifient. La tradition de l‘hospitalité publique et privée gratuite issue de l‘Antiquité et l‘accueil offert par les monastères suffisaient jusque là à pourvoir aux besoins d‘une population migrante relativement peu nombreuse. Mais cette tradition s‘estompe tandis que les routes commencent à s‘animer. Or, il faut bien loger et nourrir tous ces pèlerins, soldats, marchands, étudiants et autres messagers, toujours plus nombreux, qui s‘y aventurent malgré les rudes conditions du voyage médiéval. Philippe WOLFF (cité par COULET, 1980, p. 185) situe donc à cette époque d‘urbanisation de la vie sociale le développement de l‘hôtellerie, devenant l‘auxiliaire commercial de la route. On assiste alors dans toute l‘Europe aux prémices d‘une industrie hôtelière que les pouvoirs locaux se sont vite mis à encadrer par le biais de statuts spécifiques aux aubergistes.
C‘est donc d‘abord dans les villes commerçantes et le long des axes commerciaux que les auberges fleurissent. Ce n‘est pas qu‘ailleurs elles n‘existent pas mais, moins nombreuses, elles nous sont aussi beaucoup moins connues. Leur présence reflète avec plus ou moins de vérité l‘intensité des échanges et l‘attractivité des espaces qu‘elles desservent : « pas de ville sans marché et sans route, pas de ville donc sans auberge et le nombre de ces établissements est sans doute […] une des données qui devraient permettre de mesurer l‘importance d‘une cité » (COULET, 1980, p. 188). Dès le XV° siècle, on en compte environ soixante à Avignon, une centaine à Rome, entre vingt et trente dans les villes moyennes de Provence et du Languedoc. Par ailleurs, dans la plupart des villes, la répartition des auberges obéit à deux principes de base. Elles sont à la fois dispersées (chaque quartier urbain connaît son ou ses auberges) et concentrées dans certaines rues ou certains quartiers qui se spécialisent ainsi dans l‘accueil des voyageurs. A Montpellier, plusieurs dizaines d’auberges se sont regroupées aux entrées principales de la ville, près des étuves, pour constituer de véritables quartiers de plaisir (LAURIOUX, 2002, p. 210). Ces concentrations hôtelières ne sont évidemment jamais fixées, mais évoluent en fonction de l‘histoire urbaine (ouverture ou destruction de quartiers, construction de nouveaux ponts, ports, routes…) et des vicissitudes du commerce local. Par exemple, les auberges toulousaines se sont groupées dans la rue des Auberges du Pont au XIII° siècle jusqu‘à ce que le sud de la ville s‘anime et qu‘elles s‘y déplacent (COULET, 1980, p. 191). Prévues en principe pour accueillir hommes et montures, les auberges offrent naturellement le couvert et le foin. C‘est pour cela qu‘on les trouve aussi en marge du tissu urbain, là où l‘aubergiste pourra plus facilement étendre son domaine et proposer à ses clients une cour et des étables.
Si on ne peut être très précis sur le cadre matériel offert par les auberges médiévales, c‘est que celui-ci est très variable. Il y a en effet de tout parmi les auberges, des plus luxueuses aux plus modestes, et leurs clients, eux aussi divers, se partagent les lieux selon leurs moyens. Souvent, c‘est dans une grande salle commune, la seule pièce de l‘établissement qui est décorée, chauffée et éclairée, que se réunissent les voyageurs pour manger et boire. Mais pas seulement : on discute aussi, entre étrangers, on joue, on parle affaires… Les chambres, moins soignées, ne sont pas encore individuelles et il faut s‘attendre à devoir partager son lit. Par ailleurs, les historiens ont montré que l‘hôtellerie n‘est pas réservée aux seuls voyageurs, que des étudiants, par exemple, peuvent y loger à l‘année dans les villes universitaires. Ils ont aussi insisté sur le fait qu‘elle recrute généralement une grande partie de sa clientèle sur un territoire relativement restreint : « la vie des auberges repose surtout, beaucoup plus que sur les grands voyages marchands, les longs déplacements des ambassadeurs ou les migrations épisodiques des pèlerins, sur une intense circulation régionale » (COULET, 1980, p. 203).
L‘auberge n‘est pas l‘unique solution du voyageur à la recherche d‘un abri. Elle n‘est même parfois qu‘un pis-aller pour le voyageur d‘un certain rang ; les vols y sont courants et quelquesunes d‘entre elles s‘apparentent à de véritables coupe gorge, surtout lorsqu‘elles sont isolées (GERBOD, 2000)… Il peut donc trouver à loger chez un particulier en échange de quelques pièces mais il peut aussi compter sur certaines tavernes, lesquelles se multiplient en bénéficiant elles aussi du dynamisme urbain de l‘époque.
Tavernes et cabarets : les premiers développements
Complémentaires des auberges, les tavernes prennent définitivement place dans la cité vers la fin du Moyen-âge. S‘il leur arrive d‘offrir leurs services aux voyageurs, c‘est surtout aux locaux qu‘elles sont destinées : leur présence grandissante dans la littérature médiévale indique qu‘elles font partie intégrante de la vie quotidienne dans les villes du royaume de France. Dans les campagnes, en revanche, seuls les gros bourgs, là où s‘établissent les foires et les marchés, disposent de leurs propres tavernes. Ailleurs, des habitants peuvent « faire taverne », mais comme à Montaillou (LE ROY LADURIE, cité par VERDON, 2002, p. 230), cela consiste souvent à livrer du vin au domicile des clients. C‘est que le fruit de la vigne a pris une importance considérable dans la France médiévale. La viticulture y occupe alors une surface beaucoup plus grande qu‘aujourd‘hui. Le vin n‘est plus le privilège du seigneur, de l‘évêque ou du notable ; le petit peuple en boit aussi, même s‘il doit pour cela se rabattre sur un vin de qualité inférieure.
Puisque peu de particuliers disposent d‘une cave personnelle, on n‘a pas beaucoup d‘autre choix pour se procurer du vin que de se rendre à la taverne. Mais le tavernier vend son produit « au pot », c‘est-à-dire à emporter. Les clients ne peuvent donc en théorie ni boire, ni manger sur place ; ils apportent leurs pichets que le tavernier remplit devant la porte du commerce. Cette interdiction est un vieux principe inauguré par Saint-Louis dans sa grande ordonnance de 1254 et continuellement rappelé par les autorités (c‘est dire à quel point il est respecté…) :seuls les passants et les étrangers ont le droit de s‘attarder à l‘intérieur des tavernes. Dans un cabaret, en revanche, les clients peuvent s‘attabler, le vin y étant servi « à l‘assiette », en accompagnement d‘un repas. En permettant aux clients de demeurer sur place, ce type d‘établissements « facilite lacohésion sociale et l’intégration des nouveaux » à travers l‘acte du partage du pain (VINCENTCASSY, 2004). La distinction entre cabarets et tavernes, purement administrative et largement contredite par les faits, ne s‘estompe qu‘à partir de 1680, date à laquelle les taverniers obtiennent officiellement le droit de donner à boire dans leurs établissements et de fournir tables et chaises à leurs clients ; seul subsiste l‘avantage réservé au cabaretier de cuisiner les repas lui-même pour sa clientèle. Le terme taverne s‘efface alors progressivement au profit de celui de cabaret et tend même à prendre un sens péjoratif.
Les cabarets sont d‘une grande diversité selon les régions et selon qu‘ils se trouvent sur le bord d‘une route fréquentée, sur la place d‘un village ou dans les rues d‘une ville. Encore arrangés très modestement et meublés au minimum, beaucoup d’entre eux conservent de l‘auberge médiévale la grande salle commune. Il arrive qu‘une ou deux chambres accueillent d‘illégitimes ébats.Parfois, une cave ou une planche posée sur deux tréteaux peuvent suffire àfaire taverne mais quelques-uns déjà manifestent un certain souci du décor. Robert MUCHEMBLED (1988, p. 207- 211) nous présente le Chat bleu, un cabaret lillois de la deuxième moitié du XVII° siècle dont l‘inventaire après décès laisse imaginer l‘aisance des tenanciers et le cadre relativement plus raffiné que celui de la taverne villageoise ; les tableaux aux murs, les objets décoratifs, les miroirs mais aussi les serviettes, les couverts, les nappes témoignent d‘une « évolution vers le raffinement des mœurs propres à des citadins aisés ». Les consommateurs du Chat bleu n‘appartiennent vraisemblablement plus aux couches inférieures de la société lilloise.
La boisson, souvent le couvert, parfois le gîte : ces lieux assument certes des fonctions primaires. Mais tout indique qu’on ne peut réduire leur rôle à la simple réponse à ces besoins. Comme le souligne Robert MUCHEMBLED (1988, p. 206), « les fonctions de ce bâtiment profane ne se limitent pas à la boisson, aux jeux et aux danses. Véritable maison du peuple, il est aussi et surtout peut-être un point central de toutes les activités communautaires ». A Douai (FOURET, 1987), exemple d‘une ville parmi tant d‘autres, le petit peuple tire nombre d‘avantages à fréquenter les tavernes : il est plus commode d‘y recevoir ses proches, on y trouve le feu, la lumière et la compagnie des autres. Les débits de boissons prolifèrent donc dans l’ensemble des villes du Royaume et prennent place, progressivement, dans la structuration de la sociabilité urbaine populaire. Leur percée est toutefois plus timide dans les villages car la traditionnelle veillée se maintient comme principal vecteur de la solidarité rurale. Mais ils n‘en jouent pas moins un rôle fondamental dans la sociabilité villageoise. On y signe les contrats, les accords de successions ou de mariage, on y rencontre les notables locaux… Cette popularité formidable des tavernes et des cabarets auprès du peuple d‘Ancien Régime, tant en ville qu‘en campagne, n‘est qu‘à peine contrariée par l‘affolement des autorités morales. C‘est que celles-ci, curés en tête, y voient d‘abord, à travers la mise à disposition du vin, le risque du basculement vers l’obscénité, la violence et la débauche.
|
Table des matières
Introduction générale
Première Partie : Construction de la problématique et du dispositif méthodologique
Chapitre 1 : Autour du café. Un état des lieux
Chapitre 2 : Pour une géographie sociale et culturelle des cafés ruraux
Chapitre 3 : Eléments de méthodologie
Deuxième partie : Crise et renaissance des cafés ruraux en Bretagne : entre adaptations et innovations territoriales
Chapitre 4 : L’offre de cafés en milieu rural : de la crise aux lieux à défendre pour leur utilité dans les territoires
Chapitre 5 : Derrière le comptoir. Projets de vie, vocations, (dés)illusions
Chapitre 6 : Les cafés, les cafetiers et le territoire
Troisième partie : La pratique du café rural entre reproduction et transformation des sociétés locales
Chapitre 7 : La sortie au café. Temporalités et spatialités d’une pratique de loisirs ordinaire
Chapitre 8 : Choisir son café. Identifications et distinctions sociales dans l’espace local
Conclusion du chapitre 8
Conclusion générale
Bibliographie générale
Table des figures
Table des cartes
Table des encadrés
Crédits photographiques
Table des matières
Annexes