Avec 210 milliards de dollars de chiffre d’affaires mondial potentiel à l’horizon 20201 , la livraison de repas à domicile est en plein essor. Sur ce créneau relativement large, de nombreux acteurs se disputent les parts d’un marché grandissant. L’émergence de la food tech, qui regroupe les entreprises mêlant alimentation et nouvelles technologies, a considérablement bouleversé le secteur. Mais ce néologisme ne paraît pas porteur d’une définition commune : la catégorisation de ses activités semble floue.
Selon le DigitalFoodLab2 par exemple, cette appellation comprendrait 6 typologies d’activités différentes : tout d’abord, l’AgTech, qui se concentrerait sur le développement de nouvelles méthodes et produits pour l’agriculture de demain ; la FoodScience, qui comprendrait la recherche en substituts alimentaires aux propriétés nutritionnelles optimisées ; le FoodService, rassemblerait l’ensemble des services à destination des restaurateurs (gestion de stocks) et de leurs clients (réservations) ; le Coaching/Big data, qui regrouperait les services d’accompagnement dans les choix alimentaires, et aurait également un fort impact en B2B avec la gestion des datas récoltés ; le Media, qui rassemblerait tous les sites de contenus culinaires (Tasty) et alimentaires (Examine) ; enfin le Retail/Delivery, regrouperait tous les services de livraison à domicile, allant de la simple livraison de courses, à la box culinaire, en passant par la livraison de repas préparés en propre (restaurants virtuels) ou par des partenaires (livraison de restaurants existants). Cependant, ces catégories varient d’une source à une autre : on trouve par exemple, sur le tout nouveau site Foodtech Mag3 , une nouvelle classification recoupant 5 typologies, différentes de celles énoncées ici.
C’est ce manque de clarté dans la terminologie et la catégorisation des acteurs en présence qui nous a d’abord poussé à nous intéresser à ce sujet, pour mieux en délimiter les contours. Il semble absent de toute tentative d’encadrement économique, et ne possède pas sa propre catégorie selon les registres de l’INSEE.
DU SITE AU RESTAURANT : ENTRE IMAGES ET IMAGINAIRES
Du restaurant traditionnel, espace de rencontre et de sollicitation des sens, nous sommes passés à des sites de restaurants, interfaces virtuelles où les sens font, pour la plupart, défaut. De ce constat est née une réflexion communicationnelle plus globale sur l’importance de la sollicitation des sens dans le secteur de la restauration, et son implication marchande pour les acteurs du secteur. Dans cette première partie, nous nous attacherons à montrer si, et par quels procédés une interface virtuelle de restauration en ligne peut transmettre un imaginaire « polysensoriel ». À l’origine de cette réflexion, nous avons fait le constat d’une présence accrue d’images sur les sites de restaurants en ligne, que l’on ne retrouve pas – ou que très rarement – dans les menus des restaurants traditionnels. La question de la virtualité de l’interface a donc très rapidement posé celle d’une désensibilisation de l’espace marchand. De cette première interrogation est née une seconde sur les liens entre images et imaginaires, que les entretiens menés et des recherches bibliographiques ont permis d’approfondir pour étudier les stratégies de communication à l’œuvre. Enfin cette hypothèse de départ a posé une question inattendue de la nuance entre sensibilisation et sensualisation de l’espace marchand, qui constituera le dernier point de notre réflexion sur cet axe.
La désensibilisation de l’espace marchand de restauration
Nous entendons par « espace marchand de restauration » l’endroit où a lieu la transaction financière pour la consommation du produit alimentaire. Si cette distinction n’a que peu d’intérêt pour le restaurant traditionnel, elle est pour le moins essentiel dans le cas des restaurants en ligne, où l’espace de consommation diffère de l’espace marchand de restauration. Dans un premier temps, nous nous attacherons à définir et à comprendre les nouveaux mécanismes induits par l’utilisation d’une interface virtuelle : quels sens sont sollicités par rapport à un espace de restauration traditionnel ? Dans quelle mesure l’intermédiation de l’écran peut-elle créer un biais dans la perception produit du consommateur ? Quelles conséquences pour la marque ?
Afin de répondre à cet ensemble de questions, nous nous intéresserons de prime abord aux caractéristiques propres à la restauration traditionnelle, puis, nous étudierons en miroir, celles qui composent les interfaces virtuelles.
Le restaurant, un espace « polysensoriel »
Dans un restaurant traditionnel, tous les sens10 sont sollicités : le client aperçoit la façade du restaurant, peut-être attiré par une odeur, il est en contact avec les éléments de décoration, la table, la vaisselle ; il entend la rumeur de la salle, éventuellement de la cuisine, et enfin, il finit par goûter les mets, parfois avant même de commander grâce aux amuse-bouches. Il s’agit donc d’un espace perceptif complet, au sens où il engage à la fois la vue, l’audition verbale et non-verbale, le toucher, l’odorat et le goût, et ce, de manière directe puisque ces perceptions s’inscrivent dans un espace véritable, sans l’intermédiation d’un écran ou d’un support. Le « registre perceptif »11 exhaustif du restaurant lui permet de travailler chacun des signifiants perçus pour influer sur la consommation de ses clients. À l’heure où les scandales sanitaires se multiplient, les sens restent la garantie la plus fiable d’un consommateur à identifier la propriété comestible d’un produit alimentaire, dans leur rôle primitif de garantie contre l’empoisonnement. Les sens ont plus que jamais une importance déterminante dans les choix alimentaires des individus, et notamment en matière de restauration. Fischler (2001), explique ce phénomène comme suit : « la particularité du rapport moderne à la nourriture, c’est d’abord ce paradoxe, qui saute aux yeux : dans des sociétés où la sécurité alimentaire atteint pourtant un niveau sans précédent, on a peur de son assiette »12 . Les techniques de marketing sensoriel s’appliquent donc particulièrement au secteur, puisqu’il est l’un des seuls à solliciter les cinq sens du consommateur dans un même espace. On notera alors une attention toute particulière portée au cadre du restaurant (décoration, couleurs, matériaux), ainsi qu’au service et à la disposition des tables. Il est fréquent par exemple, que les restaurateurs installent leurs premiers clients près de la façade du restaurant afin d’attirer un maximum de prospects. De même, du choix de l’agencement du restaurant va découler l’attrait d’une clientèle particulière : restaurant intimiste pour les dîners de couple, ou ambiance conviviale avec tables partagées pour un diner entre amis. Au delà de ces caractéristiques d’aménagement, on retrouve la même logique dans le choix de la musique : plus elle est forte, plus la clientèle devra hausser le ton ; plus le tempo sera rapide, plus le repas sera consommé rapidement 13 . Egalement, le choix de la vaisselle, des couverts et du linge de table, qui correspond à la partie tactile du marketing sensoriel de la restauration, aura son importance. Un restaurant gastronomique ne proposera pas, à priori, de serviettes en papier ; en outre, la lourdeur des couverts a une importance démontrée sur la perception de qualité du restaurant dans son ensemble. La vue est également sollicitée dans le choix du restaurant : l’exposition des produits (étalage de fruits de mer, sélection de charcuterie, etc.) peut inciter le consommateur à entrer, tout comme le fait de voir passer les plats, ou, à plus forte raison, les restaurants qui proposent une cuisine ouverte où l’expérience sensorielle est complète. Enfin, l’odorat demeure le sens le plus important dans le choix affectif d’un restaurant : en effet, les liens ténus entre odorat et goût donnent en préambule, une idée de la qualité de la nourriture au consommateur avant même d’en avoir fait l’expérience.14 Il engendre généralement un goût ou un dégoût qui peut jouer en faveur ou contre le lieu de restauration en question. Les restaurants qui proposent une cuisine ouverte s’assurent ainsi de faire la promotion naturelle de leurs plats (à condition que l’odeur en soit agréable), tandis que d’autres à cuisine fermée optent pour un parfum de salle doux afin de lui donner un caractère apaisant, loin du tumulte des cuisines. Enfin, le goût atteste de la qualité du restaurant et corrobore a priori l’impression laissée par les autres sens sollicités.
Le restaurant est donc un espace unique en cela qu’il fait appel à tous nos sens qui interviennent de manière déterminante dans le choix du consommateur, tant sur l’élection d’un restaurant que dans celles des produits qu’il souhaite consommer.
C’est d’ailleurs un ensemble de ces caractéristiques sensorielles que recherche le consommateur lorsqu’il se rend au restaurant, comme en atteste les nombreux guides en la matière. Ainsi, en observant la construction de plusieurs articles de guides culinaires comme Le Fooding et La Fourchette, on observe toujours un séquençage de la critique en deux points, a minima, souvent trois : le cadre, le service, et la cuisine. La cuisine est souvent décrite à partir d’exemples de plats, qui donne des exemples au lecteur de la pâte du cuisinier et de ses influences culinaires. Le service, quand il apparaît dans la critique, correspond en général à la critique généralisée d’une expérience vécue. Enfin, le cadre s’attache à une description fidèle des lieux, souvent complétée par des photographies. Cette description a pour vocation de nous projeter dans le lieu de restauration, et à retranscrire l’atmosphère d’un espace « polysensoriel ». À titre d’exemple, pour le restaurant Vava 15 sur le site du Fooding, on pourra lire : « Luminaires 50’s, banquettes à lanières en cuir et jazz en dispersion ». Une description qui fait autant appel à notre sens visuel (« luminaires 50’s »), que tactile (« lanières en cuir ») et auditif (« jazz en dispersion »). Nous pouvons donc postuler ici qu’un restaurant est caractérisé à la fois par ce qu’il vend (la substance, les produits et les plats), que par la manière dont il le fait (le cadre, l’environnement). L’espace marchand de restauration traditionnel serait donc un lieu où tous les sens sont sollicités plus ou moins directement, et qui aurait une importance considérable dans le choix d’un consommateur. Les techniques de marketing sensoriel déployées à cet effet auraient pour ambition d’attirer les consommateurs incertains. Mais comment retranscrire cet appel à la pluralité des sens du consommateur dans un espace marchand de restauration virtuel dénué de sensibilisation tactile, olfactive et gustative?
Interface virtuelle, interface visuelle
Le cadre du restaurant que nous avons identifié comme déterminant dans le processus du choix de consommation du client n’est pas transposable en l’état sur une interface virtuelle. En effet, cet espace que nous avons qualifié de « polysensoriel » est impossible à reconstituer virtuellement puisque seuls l’ouïe et la vue peuvent être sollicités au travers d’un écran. La « perceptibilité » du signifiant se fait donc par l’intermédiaire de ces deux sens, et la représentation du moment de consommation repose alors sur l’imaginaire du consommateur. Si la vue est indispensable au bon fonctionnement du site, les contenus auditifs, eux, se font de plus en plus rares : aucun son ou musique n’est proposé sur le site de Frichti, ni de ses concurrents directs, Foodchéri et Popchef. De manière plus générale, le son est souvent désactivé pour ne pas trahir la discrétion de l’internaute. C’est dans cette logique que s’est inscrit le succès des vidéos en autoplay16 soustitrées sur les réseaux sociaux, comme Facebook. Les sous-titres permettent la compréhension du propos sans le son, et ce dernier n’entre en jeu que dans un second temps, si l’internaute décide de cliquer sur la vidéo pour la regarder. Cette volonté traduit donc un engagement supplémentaire de sa part, dans la mesure où elle génère également des nuisances plus importantes (environnement permettant la diffusion du son ou écoute à l’aide d’un casque audio). Cette fonctionnalité reste utilisée dans les vidéos proposées sur la page Facebook de la marque Frichti mais est entièrement absente de son site et application de commande. La vue serait donc seule garante de l’interface consommateur et devrait être seule juge de l’attrait des produits proposés sur le site marchand. L’écran, outil d’intermédiation, donnerait à travers cette perception visuelle un sentiment d’ubiquité au consommateur – « tout percevant » 17 – qui conduirait à une impression de pouvoir manifeste sur les signifiants visuels sur lesquels il veut, ou non, poser son regard. Selon Metz (1977), la vision serait décomposée en deux mouvements distincts : l’un « projectif » (balayage à la recherche d’une information), l’autre « introjectif », enregistrant l’information vue dans la conscience, à la manière d’un écran qui renverrait l’image perçue. En s’affranchissant du mouvement introjectif, en refusant donc de conscientiser l’information perçue, le consommateur parviendrait à échapper à la volonté de la marque. Paradoxalement, cette impression de contrôle sur le contenu proposé serait également nourrie par le « savoir du sujet », conscient que les contenus exposés ont été méticuleusement choisis par la marque, et ne correspondent pas à tout égard, au produit reçu une fois la commande passée. Le consommateur serait alors maître de « naviguer » parmi les contenus proposés, percevant sans être perçu, et jouant de la virtualité de l’interface pour apposer son regard où bon lui semble. « J’ai envie de tout savoir ce qu’il y a dedans, vérifier qu’il n’y a pas un truc bizarre » , Jessica, cliente de restaurants en ligne .
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Table des matières
INTRODUCTION
I. DU SITE AU RESTAURANT : ENTRE IMAGES ET IMAGINAIRES
1. La désensibilisation de l’espace marchand de restauration
a) Le restaurant, un espace « polysensoriel »
b) Interface virtuelle, interface visuelle
2. La stratégie de sensibilisation par l’image
a) L’image et le texte : entre Raison et Sentiments
b) La mise en scène de l’image
3. Du Beau au Bon, les fonctions cognitives à l’œuvre
a) Entre esthétisme et attraction
b) Du sensible au sensuel : la stratégie du foodporn
II. DU PLAT PREPARE A LA PREPARATION DE PLAT : LA TECHNOLOGIE HUMANISEE
1. L’automatisation de la restauration : une déshumanisation ?
a) La restauration, une aventure humaine et culturelle ?
b) À l’Ère du numérique, la restauration « ubérisée »
2. L’humain au cœur du discours de marque : chaîne de valeurs humaine
a) La marque, narratrice du produit
b) La marque, porte-parole des artisans
3. Le discours de marque transcendé par la technologie
a) Terroirs et exotismes : entre altérité et proximité
b) La tradition en un clic : discours anachronique de la marque
III. DU RITE DU REPAS AU BIEN MANGER : LE PRATIQUE ET L’UTOPIQUE
1. La dé-ritualisation contemporaine du repas
a) Représentations traditionnelles du repas
b) La trivialisation du repas au rythme de la vie moderne
2. L’abandon du rite du « repas » au profit du « bien manger »
a) Le « bien manger » : un concept polymorphe aux multiples acceptions
b) Entre hédonisme et ascèse, les nouveaux prédicateurs du culte gourmand
3. Sacralisation du « Bien manger » et transhumanisme
a) Du sain au saint : la recherche d’un transhumanisme
b) Représentations alimentaires : le corps, siège du péché social
CONCLUSION
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