VERS UN DÉPASSEMENT DES ÉTHIQUES DE LA LIBERTÉ
Comme nous l’avons exposé à la fin du chapitre précédent en citant notamment Charles Taylor, une forte revendication d’autonomie et de liberté domine aujourd’hui l’ethos des sociétés libérales, souvent décrit comme individualiste, voire subjectiviste. Cela donne à penser que les sujets moraux sont moins enclins à s’intéresser aux problèmes sociaux qui accompagnent de manière de plus en plus marquée les crises de croissance de notre société. On pourrait ainsi expliquer la recrudescence des suicides en adoptant le discours alarmiste de la fin des valeurs ou de la morale. Des auteurs comme Gilles Lipovetsky s’inscrivent en faux contre ce discours : Il n’est plus d’utopie que morale, le XXle siècle sera éthique ou ne sera pas. Ce qui n’empêche pas dans le même temps, de voir se perpétuer, dans le droit fil d’une large continuité séculaire un discours social alarmiste stigmatisant la faillite des valeurs, l’individualisme cynique, la «fin de toute morale». Oscillant d’un extrême à l’autre, les sociétés contemporaines cultivent deux discours apparemment contradictoires: d’un côté celui de la reviviscence de la morale, de l’autre celui du précipice décadentiel qu’illustrent la montée de la délinquance, les ghettos où sévissent violence, drogue et analphabétisme, la nouvelle grande pauvreté, la prolifération des délits financiers, les procès de corruptions dans la vie politique et économique.
Comme le fait remarquer Lipovetsky, nous sommes à un tournant, nous traversons une période de redéfinition des valeurs, de la morale et de l’éthique. Plusieurs indices indiquent que nous travaillons à nous donner de nouvelles balises ou à revitaliser des balises connues, à la recherche de points d’ancrages qui pourraient faire consensus.
Quand s’éteint la religion du devoir, nous n’assistons pas au déclin généralisé de toutes les vertus, mais à la juxtaposition d’un processus désorganisateur et d’un processus de réorganisation éthique s’établissant à partir des normes individualistes elles-mêmes: il faut penser l’âge postmoraliste comme un (chaos organisateur). Le changement devient nécessaire et en cours de route, nous traversons un passage à vide de la morale d’inspiration religieuse qui décline sans laisser de substitut. L’éthique, comprise comme discours d’ordre philosophique donnant un sens à l’action humaine en fonction de valeurs partagées, se dessine comme successeur ou du moins comme avenue à explorer; mais il demeure pour le moment un vide de sens, de valeurs solides.
LA RESPONSABILITÉ ENTRE INDIVIDUALISME ET IMPUTABILITÉ
Nous avons déjà exposé antérieurement que nous sommes à l’ère de l’individualisme, de la postmodemité. La primauté est à la qualité de vie qui ne va pas sans un certain nombrilisme où chacun adopte un mode de vie axé sur la réussite professionnelle et personnelle. Les loisirs et le divertissement prennent une place importante. Les aspects punitifs de la morale, qu’elle soit religieuse ou laïque, ont été délaissés en faveur d’une morale davantage hédoniste ou «émotionnelle» : Cette époque ne crée pas une conscience régulière, difficile, intériorisée du devoir; elle crée plutôt, pour le dire dans les mots de Jean-Marie Guyau, une «morale sans obligation ni sanction», c’est-à-dire une morale émotionnelle intermittente qui se manifeste principalement à l’occasion de grandes détresses humaines.
Les différentes institutions ou organisations sont à la recherche de nouveaux repères ou de nouvelles lignes directrices. Le phénomène est décrit comme une «demande d’éthique» et se manifeste dans plusieurs domaines dont celui des affaires, de la recherche, de la santé, de la protection de l’environnement. La question se pose : les membres des sociétés postmodemes se sentent-ils responsables du bien-être d’autrui ou de la poursuite du bien commun? En lien avec notre souci pour la prévention du suicide, pouvons-nous compter sur un sens commun des responsabilités?
UNE ÉTHIQUE FONDÉE SUR UNE ONTOLOGIE
Une grande profondeur, une impressionnante sensibilité se dégagent de ces passages de Lévinas. La difficulté de sa philosophie éthique, telle que nous la comprenons, réside dans le fait qu’elle fait appel à plus grand que soi, à plus puissant que soi, en même temps qu’à soi-même. Nous sommes convaincus que cet enseignement peut être entendu par le plus grand ombre, puisqu’il est porteur d’un message hautement significatif: un message de bonté dés-intéressée.
Emmanuel Lévinas dans « Répondre d’autrui » développe sa conception de l’éthique, enracinée dans le rapport à autrui et non pas dans l’universalité d’une loi: Ma manière d’aborder la question est, en effet, différente. Elle part de l’idée que l’éthique surgit dans le rapport à autrui, et non pas, d’emblée, par une référence à l’universalité d’une loi. Le « rapport» à l’autre homme comme être unique – mais, par là précisément, comme absolument autre – serait ici la signification première du sensé. Dès lors, importance du rapport à l’autre homme comme incomparable, comme dépouillé de tout « rôle» social et qui, ainsi, dans sa nudité – son dénuement, sa mortalité, s’impose d’emblée à ma responsabilité – bonté, miséricorde ou charité.
La bonté, la miséricorde et la charité nous rappellent les préceptes de la religion catholique et l’autre, le prochain, ce qui nous ramène à la maxime: « Aime ton prochain comme toi-même ». La bonté, la charité et la miséricorde sont des valeurs, des qualités qui, lorsqu’elles sont mises en application, sont bénéfiques aux deux parties impliquées dans les relations interpersonnelles. Elles sont, pour reprendre les termes de Lévinas, utiles et avantageuses, au sens où nous n’avons rien à perdre, mais tout à gagner à entretenir des relations harmonieuses avec notre entourage.
INVERSER L’ANOMIE (DURKHEIM) PAR L’INTERVENTION COMMUNAUTAIRE
Émile Durkheim a fait un travail sociologique gigantesque pour éclairer le rapport entre le suicide et la vie en société: le concept d’anomie qu’il a proposé constitue encore aujourd’hui un véritable phare pour la compréhension des causes du suicide. La proposition que nous explorons et que nous voulons partager avec les membres de notre communauté est la suivante: l’anomie peut et doit être inversée grâce au levier de l’intervention éthique communautaire, en marche vers une diminution progressive du taux de suicide dans la région Chaudière-Appalaches. Une telle intervention pourrait inspirer des actions similaires dans d’ autres milieux.
Durkheim a mené ses recherches sociologiques dans les années vingt et publié ses résultats en 1930. Un chapitre de cet ouvrage toujours actuel, intitulé « Le suicide anomique », nous intéresse particulièrement en ce qu’il développe une thèse fondamentale: « .. .la société n’est pas seulement un objet qui attire à soi avec une intensité inégale, les sentiments et l’activité des individus. Elle est aussi un pouvoir qui les règle. Entre la manière dont s’exerce cette action régulatrice et le taux social des suicides, il existe un rapport » .
Nous avons déjà évoqué au cours du premier chapitre, comment certaines situations agissent sur les individus de manière à aggraver les dispositions suicidaires: les crises économiques, les fermetures d’usine, les faillites dans les commerces, les événements destructeurs tels le feu, les inondations qui détruisent des surfaces plus ou moins étendues, emportant avec eux de nombreux emplois. Ces événements – qui ont particulièrement touché la région Chaudière-Appalaches au cours des dernières années – influencent directement à la hausse, selon Durkheim, les taux de suicide. Mais contrairement à ce que l’on pourrait penser spontanément, ce ne sont pas seulement les désastres qui sont en cause: « C’est si peu l’accroissement de la misère qui fait l’accroissement des suicides que même des crises heureuses, dont l’effet est d’accroître brusquement la prospérité d’un pays, agissent sur le suicide tout comme des désastres.
L’APPRENTISSAGE DE LA COMPASSION – UNE JUSTIFICATION POSSIBLE
La compassion est pour nous le fait d’être sensible aux autres, de se mettre dans la peau de l’autre et de ressentir sa souffrance au même diapason que lui. Se mettre ainsi à la place de l’autre amène à le comprendre à travers sa vulnérabilité, mais aussi à travers sa force morale, à travers les moyens qu’il utilise pour échapper aux difficultés de l’existence. Compatir à l’autre, c’est le découvrir dans la plénitude de son être. C’est aussi lui témoigner que sa vie est importante, qu’elle a un sens pour quelqu’ un.
li est nécessaire que, non seulement de loin en loin, mais à chaque instant de sa vie, l’individu puisse se rendre compte que ce qu’il fait va vers un but. Pour que son existence ne lui paraisse pas vaine, il faut qu’il la voie, d’une façon constante, servir à une fin qui le touche immédiatement. Mais cela n’est possible que si un milieu social, plus simple et moins étendu, l’enveloppe de plus près et offre un terme plus prochain à son activité.
Chaque personne se raccroche à la vie en se donnant un but à atteindre, en s’ouvrant à une source d’inspiration, une source nourricière qui apaise et qui porte à sortir de soi. Cette source vient en grande partie de la présence d’autrui, du sentiment d’appartenir à une communauté, à une entité plus grande que soi. Durkheim parle de se sentir solidaire d’un être collectif. À nos yeux, c’est précisément cette inspiration qu’il faut aux jeunes qui sont à la recherche du sens de leur vie. lis doivent se sentir désirés, aimés, utiles voire même nécessaires.
Par conséquent, la seule façon de remédier au mal, est de rendre aux groupes sociaux assez de consistance pour qu’ils tiennent plus fermement l’individu et que lui-même tienne à eux. li faut qu’il se sente davantage solidaire d’un être collectif qui l’ait précédé dans le temps, qui lui survive et qui le déborde de tous les côtés. À cette condition, il cessera de chercher en soi-même l’unique objet de sa conduite et, comprenant qu’il est l’instrument d’une fin qui le dépasse, il s’ apercevra qu’il sert à quelque chose. La vie prendra un sens à ses yeux parce qu’elle trouvera son but et son orientation naturels. Quel chemin peut donc me conduire vers la société, vers l’autre, me faire prendre conscience que l’autre existe et qu’il a besoin de moi autant que j’ai besoin de lui? li n’y a sans doute pas un chemin unique. Celui que nous explorons dans les pages qui suivent consiste à faire l’apprentissage de la compassion, du dépassement dans une démarche concrète envers les plus vulnérables, les plus affaiblis tant d’un point de vue physique que psychologique.
L’APPRENTISSAGE DE LA COMPASSION
Dans la littérature, la compassion est associée à des attitudes ou à des valeurs souvent présentées comme synonymes: l’empathie, l’altruisme, la miséricorde, la bonté et l’ amour. En psychologie, le terme qui convient le mieux à notre propos est celui d’ empathie: nous avons antérieurement défini la compassion comme ce sentir intérieur qui amène le sujet au même diapason que l’ autre.
D’où la pertinence de cette définition de l’empathie: On appelle ce comportement un mimétisme moteur, et c’est pour le décrire que le psychologue E.B. Titchener inventa le terme empathie dans les années vingt. Ce sens est légèrement différent de celui donné au mot dans son introduction dans la langue anglaise à partir du grec empatheia, voulant dire « sentir intérieurement » terme utilisé par les théoriciens de l’esthétique pour désigner la capacité de percevoir l’expérience subjective d’une autre personne. Selon la théorie de Titchener, l’empathie dériverait d’une sorte d’imitation physique de l’affliction d’autrui, imitation qui suscite ensuite les mêmes sentiments en soi. Il rechercha un mot distinct de la sympathie, que l’on peut avoir pour quelqu’un sans partager pour autant ses sentiments. L’empathie mobilise des processus psychologiques pouvant induire la compassion, qui consiste à se mettre dans la peau de l’autre, à tenter de comprendre comment il se sent, ce qu’il vit pour pouvoir l’aider de façon plus adéquate.
L’empathie sous-tend bien des formes de l’action et du jugement moraux. L’une d’elles est la «colère empathique», que John Stuart Mill décrit ainsi: « Le sentiment naturel de vengeance éveillé par l’intelligence et la sympathie est lié aux blessures qui nous atteignent en atteignant les autres ». Mill disait que ce sentiment est le « gardien de la justice ». Un autre cas où l’empathie conduit à l’action morale est celui où un spectateur intervient en faveur d’une victime; plus il éprouve d’empathie pour celle-ci, plus il ya des chances qu’il lui porte secours. Il semble également que le degré d’empathie éprouvé par un individu déteigne sur ses jugements moraux. Ainsi, des études effectuées en Allemagne et aux États-Unis ont montré que plus on est enclin à l’empathie, plus on adhère au principe moral selon lequel les ressources doivent être réparties suivant les besoins de chacun.
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 – État de la question
1.1 Le suicide en Chaudière-Appalaches
1.2 Un phénomène en croissance malgré les stratégies de prévention
1.3 Une étude de cas de suicides en Chaudière-Appalaches
1.4 Une apparente tolérance qui révèle un « malaise sociétal »
1.5 Comment en sommes-nous arrivés là ?
Chapitre 2 – Perceptions éthiques du suicide chez les philosophes occidentaux
2.1 Le déontologisme
2.2 Le perfectionnisme
2.3 Le conséquentialisme
2.4 Quelques éthiques de la liberté
2.5 Vers un dépassement des éthiques de la liberté
Chapitre 3 – La responsabilité communautaire au cœur de la prévention du suicide
3.1 La responsabilité entre individualisme et imputabilité
3.2 Vers une autre approche de la responsabilité: Lévinas
3.3 Enseignements éthiques pour la prévention du suicide
Chapitre 4 – Exploration de modes d’action et d’intervention alternatifs auprès des jeunes
4.1 Inverser l’anomie (Durkheim) par l’intervention communautaire
4.2 L’apprentissage de la compassion – une justification possible
4.3 L’ apprentissage de la compassion
4.4 Les moyens concrets de cet apprentissage
Conclusion
Bibliographie
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