La résistance rencontrée dans les essais de Carrel
Il est traditionnel de faire remonter les premières tentatives de greffe d’organes à l’œuvre d’Alexis Carrel, auréolé de la gloire du prix Nobel qui lui fut décerné en 1912 pour l’invention de la technique des anastomoses et les premières expérimentations systématiques de greffes d’organes – à l’heure même où il avait abandonné l’étude des greffes du fait de leur impossibilité, se tournant entre autres vers l’étude de la conservation des tissus. Il est aujourd’hui reconnu qu’il ne fut réellement le premier dans aucun de ces deux domaines, même si ses publications nombreuses firent de lui un contributeur essentiel des recherches en question :
Alexis Carrel is commonly credited with originating both vascular suturing and its use in organ transplantation. Although the award of the 1912 Nobel Prize for his development of these techniques was well deserved, he was actually not the first in either endeavour. Mathieu Jaboulay, the Chief of Surgery in Lyon, where Carrel trained, and the German surgeon Julius Dörfler introduced the full-thickness blood vessel suturing technique. [..] Technically successful kidney transplants were accomplished first not by Carrel but by Emerich Ullman, who in 1902 performed a dog autotransplant and a dog-to-goat xenograft.
Carrel n’est pas dénué pour autant de tout mérite, car, émigré aux Etats-Unis peu de temps après sa première publication en France, il enchaîna les expériences à Chicago puis New York selon un programme scientifique établi. “Carrel’s success with organ grafts was not dependent on a new method of suturing but on his use of fine needles and suture material, his exceptional technical skills, and his obsession with strict asepsis.” Carrel reconnaît d’ailleurs en introduction de sa conférence de réception du prix Nobel que l’idée de la transplantation comme celle de l’anastomose ne lui sont pas propres, mais qu’il a perfectionné ces techniques. Jusqu’ici, seule la peau (Reverdin) et des glandes comme la thyroïde (Kocher) avaient pu être greffées avec succès, ne demandant pas de revascularisation du greffon mais seulement le rattachement du greffon aux tissus du receveur. La suture des vaisseaux représente un pas technique considérable qui ouvre de nouvelles perspectives à la chirurgie de l’époque, et pas seulement celle de réaliser des greffes d’organes.
La pensée de la faisabilité de la greffe
Le cadre de l’anatomo-physiologie
Les greffes ont d’abord été pensées comme pouvant concerner les membres – on en trouve une attestation dans la légende de saints Côme et Damien rapportée au 14ème siècle par Jacque de Voragine dans la Légende dorée réputés avoir greffé une jambe à un individu victime de gangrène , la peau (Tagliacozzi), les os, les dents (Hunter au 18ème siècle) : tout ce qui dans une anatomie encore balbutiante semblait évidemment remplaçable et était identifié comme remplissant une fonction dont il fallait suppléer la défaillance, ou plutôt l’absence du fait d’un traumatisme. Carrel lui-même dans sa conférence de réception du prix Nobel parle dans un même mouvement de ses tentatives de greffes d’organes et de membres. Pourtant, les greffes de membres seront les dernières à être tentées historiquement, alors que la voie royale vers les greffes sera tracée par la volonté de greffer les reins, l’organe le moins aisément identifié du corps par la conscience commune, qui sera seulement ensuite suivi d’organes plus facilement identifiés comme le foie et surtout le cœur, mais aussi les poumons, les intestins. La peau sera elle un objet d’attention précoce, notamment du fait de la volonté de soigner les brûlures étendues, mais les résultats seront longtemps mal interprétés.
La volonté même de greffer des organes, des glandes principalement à la fin du dix-neuvième siècle et encore au début du vingtième siècle, suppose en réalité comme l’a montré Thomas Schlich l’essor de la pensée anatomo-physiologique. Seul un cadre de pensée qui relie les fonctions du corps à des organes relativement précis peut envisager le remplacement d’un organe interne caché à la vue pour éliminer des symptômes fonctionnels visibles. Michel Foucault a insisté sur cette constitution de la clinique comme anatomo-pathologie au 19ème siècle, consistant à rapporter un ensemble de symptômes de cause mal connue à une lésion organique ou tissulaire précise, via l’autopsie postmortem, qui permet de rendre visible par l’ouverture des corps des processus invisibles, ou plutôt leurs résultats, dans une pensée qui accepte de passer par la mort pour dévoiler les processus, normaux comme pathologiques, de la vie .
Cette nouvelle conception du corps est, de manière indissociable, une nouvelle conception de la maladie, qui n’est plus comprise selon le modèle antique humoral comme un déséquilibre du tout de l’organisme dû aussi à son rapport à son environnement, mais comme une affection due à des lésions localisées qui ont un impact fonctionnel. S’ouvre alors à la possibilité de greffer, non seulement les parties du corps manquantes ou abîmées suite au traumatisme (peau, membres, os), mais les parties internes, les organes. C’est alors tout le champ des maladies chroniques, silencieuses et apparemment irréversibles, qui devient susceptible d’être soigné. Le paradigme anatomo-physiologique « ouvre une voie prometteuse à la chirurgie ; celle de s’attaquer à la racine locale, matérielle, de la maladie. » Cela est permis parallèlement par les progrès de la chirurgie au 19ème siècle, particulièrement ceux de l’asepsie (et antisepsie) et de l’anesthésie. Il devient possible alors d’accéder à l’intérieur du corps vivant, et plus seulement à l’intérieur du cadavre par l’autopsie postmortem – c’est également le moment où la chirurgie, de discipline longtemps méprisée, devient le fleuron de la médecine moderne et le chirurgien le héros d’une médecine enfin efficace . Chirurgie et paradigme anatomophysiologique sont en effet intrinsèquement liés : la chirurgie découpe le corps pour soigner, extirper le mal, selon les lignes qui ont été tracées par le modèle anatomique, et elle apporte en retour ses enseignements, issus de l’exploration des corps, pour affiner le paradigme. La pratique de la chirurgie et le modèle de l’anatomo-physiologie sont ainsi solidaires, ils sont comme les deux faces d’une même médaille même si leurs perspectives sont également diamétralement opposées – mais c’est cette opposition qui permet à chacune d’être féconde pour l’autre. En effet, comme le souligne François Delaporte, chirurgie et anatomie sont très proches tout en étant d’esprit presque opposé : la chirurgie répare, refait et unit, là où l’anatomie sépare, défait et isole .
Cette solidarité du projet de réaliser des greffes avec le basculement du paradigme humoral au paradigme anatomo-physiologique est parfaitement résumée par Thomas Schlich :
Until well into the 1800s, the body was seen as an individual and functional unit, interacting with its environment. Diseases were thought to be caused by disruptions in the balance of the body’s fluids and the result of the sick person’s way of life or some other environmental factor. Accordingly, treatment would focus on rebalancing the body’s fluids through procedures such as vomiting, purging, and bloodletting. Within such a framework replacing an organ wouldn’t have made much sense. But in the second half of the 19th century, surgeons began to view the body as a composite of organs and tissues with specific functions and realised that surgery could be used to remove diseased tissues or restore function .
Schlich souligne l’importance du chirurgien suisse Theodor Kocher comme un des pionniers de l’application et de l’enrichissement de ce nouveau paradigme.
L’impulsion de l’imaginaire
Ce n’est cependant pas le seul paradigme scientifique de l’anatomo-physiologie qui alimenta les tentatives de greffes. On n’a pas attendu en effet l’établissement de ce paradigme au fur et à mesure du 19ème siècle pour rêver à la greffe, et même pour commencer à la pratiquer expérimentalement, au moins en ce qui concerne les parties non vitales comme la peau, les os, les dents. Comme le souligne Gaston Bachelard, il y a une rêverie symbolique, poétique, à la racine des entreprises scientifiques les plus rationnelles et précises. Cette rêverie première est l’aliment indispensable de l’enquête, mais cette impulsion, d’initiatrice de la recherche, constituera ensuite un obstacle à surmonter : « On ne peut étudier que ce qu’on a d’abord rêvé. La science se forme plutôt sur une rêverie que sur une expérience, et il faut bien des expériences pour effacer les brumes du songe. » Il faudra ensuite purifier l’imaginaire scientifique de cette rêverie première, image motrice et image écran à la fois, au fur et à mesure des expériences, pour accéder à un amour plus vrai de l’objet choisi et libérer l’imagination pour des expériences réellement scientifiques. Mais dans la critique même de l’image initiale celle-ci perdurera ; tant « on ne résiste jamais complètement à un préjugé qu’on perd beaucoup de temps à attaquer. » C’est ainsi que la greffe a aussi été rêvée par l’humanité avant d’être entreprise de manière méthodique.
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1. La surprise des premiers échecs
I. La résistance rencontrée dans les essais de Carrel
II. La pensée de la faisabilité de la greffe
A. Le cadre de l’anatomo-physiologie
B. L’impulsion de l’imaginaire
III. Pourquoi l’existence du rejet a-t-elle suscité l’étonnement ?
A. Le rejet, phénomène retardé et complexe
B. L’anticipation d’autres causes d’échec des greffes
C. Le paradigme végétal comme obstacle à la perception du rejet
D. Le postulat inconscient d’une échangeabilité de principe des parties des organismes
Chapitre 2. La reconnaissance progressive du phénomène du rejet et de ses causes
I. Le rejet comme problème central
A. L’utilité clinique des seules allogreffes d’organes
B. Le caractère distinctif de l’allogreffe
C. Le rejet, phénomène incontesté ?
II. La nature du rejet
A. La nature immunitaire du phénomène de rejet discutée
B. La découverte des lymphocytes comme agents du rejet et l’œuvre de James B. Murphy
C. Les marqueurs de l’individualité et l’œuvre de Clarence B. Little
Chapitre 3. Le rejet normalisé dans le cadre de la pensée immunologique
I. L’établissement définitif du phénomène du rejet
A. La rencontre du rejet en clinique
B. L’étude systématique du rejet chez l’animal
C. La caractérisation du rejet
II. Le paradigme du rejet
A. La « chasse à l’anticorps »?
B. Les antigènes de transplantation
III. La découverte de la tolérance
A. Une anomalie
B. De l’« expérience de nature » à l’expérimentation : l’étude systématique de la tolérance
C. L’importance de la tolérance et ses enjeux
Conclusion
Chapitre 4. La reprise du projet des greffes par des essais cliniques
I. Le contexte général de l’étonnante reprise des essais
A. La série d’expériences cliniques de Hume
B. Un sentiment d’urgence nouveau
C. Le contexte général de l’après-guerre et l’essor de la biomédecine
II. La réussite de Murray
III. La recherche de la bonne stratégie
A. Les stratégies possibles
B. Les impasses de l’irradiation
C. Les promesses déçues de l’appariement
D. L’acceptation du caractère artificiel du soin
IV. La découverte progressive de traitements immunosuppresseurs efficaces
A. L’azathioprine et ses limites (1959-62)
B. Le « miracle » de la ciclosporine (1979-80)
Chapitre 5. Le paradigme de la greffe
I. L’établissement du paradigme par Starzl
A. Une situation morose
B. Une éclaircie
C. Le paradigme de la greffe
D. Une interprétation nouvelle du rejet
II. Les conditions de possibilité de l’allogreffe, entre facteurs limitants des greffes et standardisation des procédures
A. Des greffons
B. La relativisation de l’appariement du greffon et du receveur
C. Un nouveau geste chirurgical
D. Une organisation complexe
D. Une nouvelle clinique
F. Des instruments
Conclusion