La Résistance dans les archives
Les débuts de l’unification institutionnelle
L’Italie est un pays très riche en archives et très investi dans la conservation de son patrimoine depuis l’antiquité. Malgré la chute de Rome en 476 et le morcellement du pays en plusieurs cités-États, cet effort romain de conservation a été poursuivi. Dès le Moyen Age, les communes italiennes font appel à des archivistes professionnels pour faire appliquer les règles en vigueur quant à la gestion des archives publiques17. Encore au XVIe et XVIIe siècles, la préoccupation de la conservation place également l’Italie au centre de débats théoriques et méthodologiques importants.
Au XVIIIe siècle, l’Italie est divisée en plusieurs états, royaumes et duchés, certains sous le contrôle autrichien. Cependant, la Campagne d’Italie menée à l’époque par le jeune général Napoléon Bonaparte de 1796 à 1797, renverse les états préexistants dans le Nord de l’Italie ainsi que la Toscane. Ces états sont remplacés par des « Républiques soeurs » que Napoléon, par la suite, rattachera à son Empire. Ce dernier impose alors son code civil et une administration calquée sur celle du modèle français. Ce qui est crucial car Napoléon met en place pour de bon ce qui n’était qu’à l’état d’« embryon »18. Entre 1802 et 1815, un système administratif organisé et centralisé s’établit progressivement en Italie. Ainsi, un nouveau découpage territorial est réalisé autour des ex-capitales et des Archives d’État y sont implantées, pour la première fois en Italie, sur le modèle des archives départementales en France. Ces Archives d’État sont alors des Archives centrales chargées de récolter tous les documents concernant l’état civil dans la ville concernée et ses périphéries.
La centralisation des documents d’archives a soulevé de nombreuses difficultés. Une masse très importante de documents a conflué vers les Archives centrales et il a fallu traiter de complexes documentaires provenant d’appareils institutionnels et bureaucratiques distincts, répondant à des logiques de classement différentes19. Face à cette problématique, les archivistes italiens ont élaboré une méthodologie nouvelle basée sur trois notions importantes. L’enjeu principal est le riordinamento ou « réorganisation » des fonds documentaires selon une norme commune. En plus du respect du principe de provenance, l’histoire institutionnelle , juridique et locale est à ajouter dans chaque étude et inventaire d’un fonds d’archives. Cette pratique est qualifiée de metodo storico20 et se substitue au « respect des fonds » français21. Enfin, la periodizzazione consiste à délimiter, dans l’histoire, les grands moments juridico-institutionnels les uns des autres pour justifier la réorganisation des documents. Dans le cas de l’Italie, la periodizzazione varie d’une région à l’autre en fonction de l’histoire locale22.
Tout au long du siècle, de nouveaux centres d’Archives d’État se multiplient. Après l’unification de l’Italie, le nouvel État cherche à unifier ses archives en une seule et même administration. Ainsi, les Archives centrales des ex-capitales deviennent des archives périphériques et l’Archivio del Regno est érigé à Rome pour récolter tous les documents produits par les institutions centrales de l’État 23.
L’impact de la politique fasciste sur les archives
Peu d’ouvrages abordent le thème de l’archivistique sous le régime fasciste. La plupart des ouvrages semblent « éviter » cette période. Antonio Romiti l’évoque en un paragraphe d’une seule page de son Archivistique générale. Suivant le principe de periodizzazione cher aux Italiens, il se demande si l’avènement du fascisme peut être considéré comme une césure possible. Il conclut que la seule coupure à retenir reste la chute du fascisme et l’instauration de la République, qui, elle, marque un véritable tournant institutionnel et bureaucratique27. En 2006, cependant, l’archiviste Ugo Falcone publie un ouvrage spécialement dédié à l’étude des archives et de l’archivistique sous le régime fasciste28. Un ouvrage qui sera salué, entre autres, par Elio Lodolini29et Claudio Pavone30, respectivement archiviste et historien de renom. Selon Ugo Falcone, même si le régime fasciste ne constitue pas, de fait, une césure institutionnelle, la période fasciste a été « un moment crucial non seulement pour l’histoire générale de l’Italie mais aussi pour l’archivistique et les archives »31. Ainsi, en considérant que, soit les avis entre les théoriciens diffèrent, soit le problème n’est pas perçu sous le même angle, nous allons tenter d’aborder ce sujet polémique. Tout d’abord, à travers l’oeuvre de propagande fasciste, puis, à travers le dialogue entre les politiciens et les archivistes de l’époque.
Une première chose importante à noter est que le pouvoir central s’est considérablement développé à cette époque, du fait de l’idéologie nationaliste. L’idée de l’unité autour de la nation devient même une « base morale » qui doit être partagée par tous, selon Paul Corner32. Ainsi un immense travail de propagande est entamé pour forger un consensus autour de la nation. Et cela passe en outre par la réécriture d’une histoire commune. En effet, d’après les travaux de l’historienne Maddalena Carli, cette « nationalisation de masse »33 repose en partie sur une réappropriation de l’histoire et des représentations collectives. Son étude traite des grandes expositions fascistes, notamment l’Exposition de la Révolution fasciste, ouverte au public en 1932. Cette exposition a connu un succès colossal avec près de quatre millions de visiteurs34. La préparation de cette manifestation a été l’objet d’un énorme travail de collecte d’archives à travers l’Italie, sous la responsabilité de hauts responsables du Parti. Des bureaux de collecte furent établis sur l’ensemble du pays. Et en moins d’un an, près de 15000 pièces ont été récoltées35, à la fois des manuscrits, des tracts, des lettres, des journaux ou encore des photographies. Les objets ont été ensuite exposés dans un décor immense. Carli souligne, qu’au-delà de l’autoreprésentation esthétique de type monumental, il ne faut pas minimiser l’effort de médiation culturelle proposé à travers la source historique. D’ailleurs un guide historique a été élaboré pour accompagner et expliquer l’agencement de l’exposition36. Le guide commence par une citation de Mussolini, traduite ici en français par Maddalena Carli
L’absence d’une politique de mémoire ?
Contrairement à l’Allemagne, l’Italie a vécu une guerre extérieure mais également une guerre civile. A la fin de la guerre, le nouveau gouvernement veut rétablir la paix et décide d’appliquer la politique du pardon. On cherche une nouvelle unité nationale sous les traits de la Libération sans revenir sur les sujets de discorde60. Ainsi, aucune politique de mémoire n’est proposée mais de nombreuses procédures judiciaires relatives à des massacres pendant la guerre ont été interrompues via trois amnisties successives. La première, le 22 juin 1946, est promulguée sous le gouvernement Togliatti. Elle inclut les crimes liés à la collaboration mais aussi le début des actions Alliées dans le Nord et le centre de l’Italie. La seconde, le 18 septembre 1953, concerne tous les crimes commis avant le 18 juin 1948 pour de nouveau apaiser les tensions après les épisodes d’exécutions sommaires survenus après la guerre répondant à des représailles ou à une volonté d’épuration. La troisième amnistie est décrétée le 4 juin 1966 et empêche la réouverture de certaines archives concernant des criminels allemands. Près de 695 dossiers regardant des massacres nazis en Italie ont été classés provisoirement et les procédures interrompues61. Ainsi, en ne livrant pas les criminels étrangers, l’Italie n’est pas forcée à faire de même en interne et ne réveille pas de nouveau conflit.
Sans réveiller les tensions, c’est bien dans la lutte contre le fascisme que s’inscrit la nouvelle démocratie62. La Résistance et l’antifascisme sont érigés en symboles et le mot « fasciste » devient une insulte63. Les partis politiques extrêmes sont interdits, aussi bien les partis fascistes que les partis communistes, sous la pression du gouvernement américain. Il est nécessaire que l’Italie reprenne place parmi les nations libres, c’est pourquoi le discours politique se concentre en partie sur la diabolisation du passé fasciste64. A partir des années 60, la Résistance devient une composante de l’éducation civique. Elle devient surtout un alibi pour ne pas effectuer un bilan plus profond du passé selon Gianpasquale Santamassimo qui critique fortement cette autoreprésentation illusoire d’« un peuple uni contre la tyrannie »65. Cependant, à la fin des années 80, le paradigme « antifasciste » est remis en cause. Les activités terroristes des « brigades rouges » de couleur communiste contribuent fortement à la décrédibilisation des partis socialistes66.
De plus, le pouvoir est capté par les mêmes partis politiques depuis la fin de la guerre, à savoir un très large centre gauche ou droit. A partir des années 90, les partis interdits sont peu à peu réhabilités, redéfinissant plus distinctement une bipolarisation gauche et droite en Italie67. Depuis cette période, des controverses ressurgissent et des scandales apparaissent. En 1994, au cours de la recherche de preuves pour le procès d’Erich Priebke68, des fichiers classés ont été retrouvés dans ce qui a été appelé par les journalistes « l’Armadio della vergogna 69» ou « l’Armoire de la honte » en français. Toutes les procédures n’ont pas pu être réouvertes du fait de la mort des suspects ou pour des délais de prescription. Cette affaire remet en cause la dernière amnistie de 1966 et l’impunité octroyée aux criminels au profit de la volonté de réconciliation nationale.
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
PARTIE I : DE L’ITALIE FASCISTE A LA RESISTANCE : LA PLACE DES ARCHIVES DANS LA CONSTRUCTION D’UNE MEMOIRE COLLECTIVE
INTRODUCTION
A.Mémoire et archives en Italie : la construction relativement récente d’une identité collective
B.L’Italie d’après-guerre. Un passé lourd à assimiler pour une jeune démocratie
C . La place de la Résistance dans les mémoires
CONCLUSION
A.ORIENTATIONS DE RECHERCHE
B.BIBLIOGRAPHIE
C.ETAT DES SOURCES
PARTIE II : L’IRSIFAR, L’EXEMPLE D’UN CENTRE D’ARCHIVES ENGAGE
INTRODUCTION
A.La Résistance dans les archives
B.L’IRSIFAR et son activité
C.L’IRSIFAR et son public
CONCLUSION
CONCLUSION GENERALE
Annexes
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