La reproduction des œuvres
On a pu voir qu’une série de dynamiques – politiques, sociales, économiques, culturelles, intellectuelles mais aussi structurelles – pouvaient influer sur la production et la présentation de la littérature africaine-américaine. D’autres dynamiques interviennent au sein même des ouvrages pour modeler les contours du canon littéraire africain-américain et imposer plusieurs formes de normativité qui peuvent fréquemment passer inaperçues. Ce chapitre sera donc l’occasion de déceler et d’interpréter ces normativités textuelles et non-textuelles qui façonnent une partie des contours de la tradition littéraire africaine-américaine en amont de la lecture même des œuvres.
Au moment de reproduire une œuvre, de la réimprimer au sein d’un nouveau support, les dynamiques précédemment énoncées s’agrègent à celles inhérentes au médium même, à savoir les anthologies qui font peser leurs propres normes sur les textes. La littérature critique a eu tendance à regrouper tous les recueils littéraires sans effectuer de distinction, ce qui a eu pour conséquence d’en donner une image lisse où modalités de sélection et objectifs de diffusion se confondaient. Il s’agira dans ce chapitre de complexifier l’analyse en décortiquant les divers formats qui existent en termes de recueils littéraires, à la fois pour souligner la diversité de finalité qu’ils peuvent remplir mais aussi pour attester de la cohérence théorique à les grouper en un objet d’étude scientifique. La différence de formats observée tient en partie à la variété des publics qui sont visés par les publications ainsi qu’à la stratégie adoptée par l’anthologiste et la maison d’édition afin d’asseoir leur autorité sur leur objet. Loin d’être anecdotiques, ces différences ont une incidence sur la ligne éditoriale retenue par un ouvrage et, en définitive, sur la définition proposée de la littérature africaine-américaine.
Formats, publics et formes d’autorité
Différents formats pour différentes finalités
L’histoire de la littérature africaine-américaine est parsemée d’écrivains s’étant battus contre l’étiquette d’auteur « noir » que leurs pairs, la critique ou les maisons d’édition ont voulu leur imposer. Countee Cullen, Jean Toomer, Frank Yerby ou encore Robert Hayden ont tous par exemple explicitement cherché à rejeter ce qu’ils percevaient comme un enfermement dans un particularisme alors qu’ils souhaitaient être perçus comme des auteurs avant tout et ne pas être constamment ramenés au fait d’être africainsaméricains . Malgré leurs protestations et leur désir de ne pas voir leurs œuvres réduites à une expression littéraire raciale, Toomer, Cullen et Hayden figurent parmi les auteurs les plus fréquemment sélectionnés au sein des anthologies africainesaméricaines.
Pour les auteurs, il ne suffisait pas d’exprimer le souhait de ne pas être ramené à une littérature spécifiquement africaine-américaine pour ne plus y être associé, soulignant ainsi la limite de leur pouvoir d’autodéfinition. La littérature noire a été définie de diverses manières au fil des publications et des années aux États-Unis. Le trait le plus commun de toutes ces définitions successives restait sans doute que cette littérature était produite par les Africains-Américains, et ces Africains Américains pouvaient avoir revendiqué une conscience raciale ayant infusé leurs créations tout comme ils pouvaient avoir affirmé au contraire que leurs œuvres ne devaient rien à cette conscience raciale, ou bien si peu qu’elles n’y étaient certainement pas réductibles. En déterminant quels auteurs entraient ou non dans la tradition littéraire africaine-américaine, éditeurs et éditrices bâtissaient cette même tradition au fur et à mesure des volumes. Ainsi, d’un éditeur de magazine à un autre, d’une anthologiste à une autre, la définition de ce que constituait la littérature africaine-américaine fut constamment travaillée, étendue, circonscrite, remodelée au gré des critères de sélection et de l’époque qui ne cessaient de changer. Plusieurs magazines et anthologies n’ont pas hésité à publier des auteurs caribéens, africains, blancs ou encore sino-américains au sein de leurs pages, parmi lesquels Umbra, Soulbook, Challenge, Negro Digest/ Black World, Plays of Negro Life, For Malcolm, ou encore The Poetry of the Negro, 1746-1970. Cette diversité venait travailler l’élasticité de ce qui pouvait être entendu par littérature africaine-américaine et démontrait que si lefait d’être noir et états-unien demeurait le critère principal d’inclusion, la littérature africaine-américaine semblait cependant dépasser ces cadres nationaux et raciaux stricts.
Lorsqu’on réfléchit aux divers facteurs qui peuvent expliquer les variations de définition de la littérature africaine-américaine d’une publication à une autre, on pourrait penser en premier lieu aux facteurs idiosyncratiques – soit comment la personnalité de l’éditeur ou de l’éditrice informe la vision de cette littérature et, partant, la définition qui en est faite – et aux facteurs contextuels – soit comment l’époque joue sur la définition de cette littérature à mesure que les champs politique, économique, social, littéraire et culturel se transforment. Nous reviendrons sur ces deux types de facteurs un peu plus loin dans ce chapitre. À cela, nous ajouterons les facteurs médiatiques – soit comment les caractéristiques formelles d’une publication, elles-mêmes liées à sa finalité présumée, ont une incidence sur le type de définition donné de cette littérature, en particulier dans le cas des anthologies. Avant de poursuivre notre propos, il est nécessaire d’analyser d’abord ces facteurs médiatiques plus en détail.
Le mot « anthologie » est fréquemment employé de manière générique pour désigner un recueil d’œuvres littéraires rassemblées en un seul volume. La prémisse qui fait de toute anthologie un recueil d’œuvres littéraires est valable, mais quelques distinctions sont à introduire afin d’analyser ces volumes qui, sous des dehors relativement proches, renferment une réalité plus hétéroclite. Dans l’ouvrage Making the Modern Reader: Cultural Mediation in Early Modern Literary Anthologies, Barbara Benedict a rappelé que les recueils d’œuvres littéraires pouvaient être catégorisés en deux variantes : l’anthologie et la miscellanée . Selon Benedict, l’anthologie a pour but de proposer une vue d’ensemble d’un champ littéraire, appréhendé dans son mouvement historique, tandis que la miscellanée rassemble des œuvres essentiellement contemporaines à sa parution . Cette distinction utile a, comme l’admet Benedict elle-même, plus de valeur théorique qu’historique , étant donné que la plupart du temps la critique et les éditeurs ne s’embarrassent pas de cette différentiation. Les ouvrages The New Negro et Black Fire sont ainsi toujours présentés par la critique comme des anthologies – Black Fire utilisant même le mot dans son sous-titre, An Anthology of Afro-American Writing – alors que le terme de miscellanée serait plus approprié. Dans un cas comme dans l’autre, l’objectif était effectivement de présenter les développements littéraires les plus récents et les plus significatifs de leurs époques et non de livrer un panorama de la littérature africaineaméricaine dans son ensemble depuis un commencement arbitrairement choisi. Par ailleurs, l’article de Laurent Gayard et Marie-Françoise André a mis en avant que la miscellanée mettait en œuvre « une esthétique du fragment, du disparate » , faisant ainsi fortement écho à l’esthétique de l’anthologie majoritairement composée d’extraits littéraires. Anthologie et miscellanée ne sont donc pas à opposer mais à appréhender dans leur complémentarité, variations d’un même genre remplissant chacune une fonction propre. Afin de maintenir la clarté du propos, nous utiliserons le terme de miscellanée pour parler d’un recueil littéraire rassemblant des œuvres quasi contemporaines ou contemporaines à sa parution. Nous préciserons dorénavant que nous parlons d’anthologie classique dans le cas de recueils littéraires ayant vocation à offrir un aperçu diachronique de la tradition littéraire africaine-américaine . Enfin, l’emploi du mot anthologie, sans aucune précision, fera quant à lui référence aux recueils littéraires de manière générique, c’est-à-dire au regroupement sans distinction des anthologies classiques et des miscellanées en une seule catégorie.
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Table des matières
Introduction
Première partie – La production de la littérature africaine-américaine
Chapitre 1 : Contextes sociaux, économiques et politiques
A. Accélérations et réseaux
1) Consolidation des réseaux africains-américains de l’imprimé
2) Accélérations identificatoires dans un réseau médiatique plus dense
B. Mouvements démographiques, mobilité sociale et identités mouvantes
1) Mobilités individuelles et mouvements démographiques
2) Mobilisation militaire et mobilité sociale
3) Élasticité identitaire
C. Répressions, révoltes et reconnaissances
1) Restriction de mobilité et répression d’aspirations
2) Exprimer le mécontentement, des révoltes politiques aux révoltes sémantiques
3) Quêtes de reconnaissance
Chapitre 2 : Contextes littéraire, universitaire et intellectuel
A. Littérature et université
1) Influence des sciences sociales dans la littérature africaine-américaine
2) Canon national et université
3) Courants et contre-courants critiques
B. La mise en place des départements d’études noires
1) Des premières incursions dans l’espace scolaire et universitaire à l’institutionnalisation d’un nouveau champ d’étude
2) L’université : source de légitimation ou modèle à éviter ?
3) L’Esthétique Noire, mouvement culturel et universitaire
C. La littérature pour tous ? La question d’une avant-garde
1) Lignes de démarcation
2) Faire de la littérature une activité populaire du quotidien
3) La tension nécessaire entre le populaire et l’élitaire
Chapitre 3 : Contexte éditorial
A. La littérature africaine-américaine et l’âpreté du marché éditorial
1) Une demande globalement très limitée de la part des éditeurs
2) Susciter et maintenir l’intérêt des lecteurs dans un environnement médiatique et inter-médiatique mouvant : contraintes inhérentes
3) L’agentivité retrouvée : numéros spéciaux et surveillance fédérale
B. Reprendre le contrôle
1) La création de presses indépendantes : nouvelles perspectives médiatiques et éditoriales
2) L’indépendance à l’épreuve
3) Étude de cas : l’histoire éditoriale de Black Fire
Deuxième partie – La reproduction des œuvres
Chapitre 4 : Seuils de lecture
A. Formats, publics et formes d’autorité
1) Différents formats pour différentes finalités
2) À chaque public sa définition
3) L’autorité en trompe-l’œil : la sélectivité ou l’exhaustivité
B. La fabrique de l’authenticité
1) Le cas des anthologistes blancs
2) Démontrer l’autorité de l’anthologiste : ajout de critères de sélection
Chapitre 5 : Œuvres en mouvement et en césure
A. Circulation des œuvres d’un médium à un autre
1) Des magazines vers les anthologies
2) Des anthologies vers les magazines
3) Mouvements spatiaux et dommages collatéraux
B. Césures médiatiques, systémiques et épistémologiques
1) Sources primaires taries
2) Césures systémiques ou l’inégalité de traitement entre hommes et femmes
3) Césure épistémologique et illusion rétrospective
Chapitre 6 : La fabrique de la tradition
A. Le matériau de la tradition
1) S’appuyer sur les auteurs plus que sur les œuvres elles-mêmes
2) Le corpus anthologique et ses reproductions
B. Assembler, affiner et transformer la tradition
1) Pivotements du corpus anthologique
2) Modulations herméneutiques
C. Restaurer l’historicité des anthologies
1) Artefact commercial
2) Artefact historique
Troisième partie Enjeux et modalités de la préservation
Chapitre 7 : Préservation symbolique
A. Premières réceptions des œuvres
1) Pratiques de diffusion alternatives, entre complémentarité et limites
2) La réception offerte par les institutions africaines-américaines
3) Évaluation informelle et réseaux personnels
B. La littérature comme espace de préservation
1) Préservation mémorielle
2) L’intertextualité ou la littérature comme espace de sa propre préservation
C. Les prix et distinctions littéraires, entre visibilité et invisibilité
1) Les concours littéraires de la Renaissance de Harlem
2) Les concours littéraires du Black Arts Movement
Chapitre 8 : Préservation pédagogique et parascolaire
A. L’influence des activités parascolaires
1) Les revues et les événements à caractère scientifique
2) Éditions critiques et guides de lecture
3) L’influence des éditeurs parascolaires et des presses universitaires
B. La préservation par l’éducation
1) La préservation pédagogique hors des institutions scolaires
2) L’usage de la littérature en classe
3) La conservation et le renouvellement des supports de cours
Chapitre 9 : Préservation matérielle
A. La duplication
1) Le rôle de la commercialisation et de la consommation dans la préservation de la littérature
2) Les rééditions et réimpressions
3) La préservation par duplication hors des frontières états-uniennes
B. La conservation
1) Enjeux et problématiques de la conservation physique
2) Solutions et impasses de la dématérialisation
Conclusion