Du roman réaliste au conte traditionnel créole
Un décrochage avec le réel
Si les deux premiers chapitres de L’esclave vieil homme et le molosse permettent d’ancrer le récit dans le réel, on peut déjà y déceler un élément extraordinaire annonciateur d’un bouleversement. En effet, le narrateur décrit le paysage à travers une poussière qui en volant transforme le monde : « Une poussière s’est levée à la faveur d’un alizé. Elle enrobe le monde d’une soucieuse grisaille que les fers du soleil accentue. » (EVHM, p.28)
Un décrochage vers le fantastique et le merveilleux va ainsi s’opérer quand le vieil homme va pénétrer dans la forêt. Il entre dans « Un autre monde. Un autre réel ». Le vieil homme s’enfuit ainsi de l’espace prison de la plantation qui se situe dans le haut vers les Grands – bois, l’espace du bas. Un franchissement de frontière s’opère ainsi à ce moment. Au réalisme va succéder l’incroyable. L’esclave vieil homme et le molosse tend ainsi à devenir un conte où des événements extraordinaires vont se produire. Les contes occupent une part importante de l’œuvre de Chamoiseau. La pièce Maman Dlo contre la fée Carabosse1 mettait déjà en scène un protagoniste soumis aux qualités magiques des bois : il y rencontrait des monstres, des sorcières, des ogres ou des zombis.
La parole du conteur
A travers L’esclave vieil homme et le molosse, Chamoiseau souhaite ainsi mettre en avant la parole du conteur au pouvoir presque transcendantal à l’origine de l’atmosphère fantastique dans laquelle les identités sont mises en question. Cette référence aux conteurs est une marque du folklore caribéen : celui des contes transmis de génération en génération lors des veillées que Chamoiseau se propose de ressusciter conformément aux revendications de son manifeste Eloge de la créolité : « Bref, nous fabriquerons une littérature qui ne déroge en rien aux exigences modernes de l’écrit tout en s’enracinant dans les configurations traditionnelles de notre oralité.»
Ces contes oraux apparaissent ainsi comme les éléments constitutifs de l’identité créole qui passe dans L’esclave vieil homme et le molosse par la mise en scène d’événements incroyables où le sorcier n’est autre que le vieil homme : « On lui attribue des pouvoirs et des forces. On le traite en connaissant capable d’infirmer le venin des bêtes – longues et d’arracher aux plantes les vertus opposées du remède à tous maux et du poison total. Il peut, jure t-on, purger les maladies, dépailler le chagrin de vivre, différer l’empoignée même dont il semble compère. » (EVHM, p.25)
Le mystère des Grands – Arbres
L’arbre créole et la symbolique de ses racines
Le vieil homme lors de sa chute de la vieille source prendra le temps de les contempler : « Alors moi qui avais convoité leurs postures impassibles, je les reconnus, je voulus les nommer, les créer, les recréer. Voilà les .Acajous (…). Voilà les lauriers roses (…). Voilà les Courbarils (…). » (EVHM, p. 90).
Cette énumération permet de rappeler les caractéristiques et les vertus de chacun de ces arbres qui font d’eux des éléments fondamentaux de l’univers créole. En effet, l’arbre tropical se caractérise par sa résistance aux catastrophes naturelles qui ravagent les Antilles. Cette résistance est assurée par ses profondes racines, l’image de l’arbre étant associée à celle de l’enracinement et aussi à celle de la mémoire. En effet, « l’arbre créole est un arbre mémoriel, c’est le résultat d’une conjonction opérée entre les caractéristiques propres à l’arbre tropical et un symbolisme plus global et universel de l’arbre. » Cette résistance donne ainsi à penser que ces arbres pourraient avoir gardé une mémoire lointaine, obscure des origines et de l’histoire. Ces arbres semblent ainsi avoir été toujours là : « Les arbres machônnent un fond d’éternité » (EVHM, p.77). Chamoiseau insiste sur leur majesté en les comparant à des « cathédrales » qu’on se doit de respecter. Le maître à leur contact se sentira juger car Chamoiseau les fait apparaître comme des personnages vivants dotés de la parole : « Il prend conscience que les arbres murmurent pour de bon. Ils ne s’adressent pas à lui, mais ces murmures le concernent, tellement il les encaisse au clair même de son crâne. » (EVHM, p.71)
La forêt : un espace labyrinthique
Le vieil homme est ainsi perdu dans cette forêt qui s’apparente à alors à un espace clos peut – être même à un labyrinthe. En effet, la forêt offre de nombreuses fausses pistes et impasses (ravines, vieilles sources) qui amènent le vieil à se perdre. De plus, tout comme l’homme perdu dans le labyrinthe, le vieil homme se perd en essayant de se connaître. En effet, il ne sait pas d’où il vient, où il va et cherche à sortir de cet état c’est-à-dire à trouver une réponse aux questions qu’il se pose. Pour Gaston Bachelard, le labyrinthe est « une souffrance première, une souffrance de l’enfance » . En effet, le vieil homme souffre d’un traumatisme originel. Comme nous l’avons vu, la seule identité que le vieil homme possède est celle qu’a bien voulu lui accorder le maître. Il ne connaît rien de ses ancêtres, il n’a ni père, ni mère. De plus, le vieil homme apparaît comme un exilé car il a été arraché de force à sa terre d’origine, l’Afrique. Cette séparation équivaut ainsi à une privation d’identité absolue. La quête du vieil homme devient ainsi une quête identitaire qui aboutira à la fin du roman par la découverte de la pierre amérindienne, la pierre de ses ancêtres.
La découverte de la puissance sacrée de la forêt
Cette solitude apparaît comme oppressante pour le maître et très lourde à supporter, ce qui a une conséquence physique, sa démarche se faisant plus lente. Mais, elle semble néanmoins nécessaire à la première étape de sa métamorphose. En effet, grâce à elle et au silence qui l’entoure, le maître tend à reconnaître, alors qu’il les jugeait maléfiques, la vraie nature de ces bois: « Ces Grands – bois qui connaissaient l’Avant, qui recelaient l’hostie d’une innocence passée, qui vibraient encore des forces initiales, l’émouvaient à présent ». (EVHM, p.105)
Il reconnaît ainsi la puissance sacrée de cette forêt qui apparaît comme le lieu des origines innocentes et paradisiaques du monde, lieu qui rappelle aussi l’ère historique d’avant les ravages du colonialisme auquel le maître a participé : « Il avait défriché les terres fumantes, dompté les rivières (…), repoussé les serpents. Il avait fait Grands – cases de pénombre et d’argile (…). Tracé les routes (…) ».(EVHM, p. 105).
La puissance sacrée de ces Grands – Bois amènent le maître à éprouver un sentiment : la honte. Sa course prend alors une valeur biblique car elle devient sa « pénitence » (EVHM, p. 106), ce qui va lui permettre d’expier tous ses péchés. Elle commencera par un examen de conscience, la deuxième étape de sa métamorphose.
La puissance sacrée des éléments naturels
Nous avons pu voir, dans notre deuxième partie, que la forêt apparaissait comme un espace sauvage qui n’avait pas encore été maîtrisé par l’homme. Or, pour M. Eliade : « (…) toutes ces régions sauvages, incultes, etc., sont assimilées au Chaos ; elles participent encore de la modalité indifférenciée, informe d’avant la Création. »
La forêt devient ainsi le lieu du Chaos originel, ayant précédé même la création du monde. La naissance du monde est souvent la résultante de conflits entre des forces antagonistes, l’ordre et le désordre, la lumière et les ténèbres. Cependant, comme dans la Cosmogonie d’Hésiode, ce chaos originel préexistant à l’univers n’est pas présenté comme un néant ou un conflit avec l’ordre mais plutôt comme une entité renfermant un ensemble d’éléments mélangés comme l’eau, le vent, le feu et la terre. Dans la représentation mythique que Chamoiseau nous donne de la forêt, chacun de ces éléments ancestraux pris séparément ou mélangés possède un pouvoir qui transcende l’homme, ce qui participe à leur conférer une dimension sacrée.
Le feu ou l’idée d’un éternel recommencement
La force de cette terre est bien représentée dans l’espace antillais par l’alliance qu’elle constitue avec le feu : les volcans. Dans L’esclave vieil homme et le molosse, on apprend ainsi que l’Habitation se situe à l’ombre de la Montagne Pelée, volcan qui se caractérise par sa forte activité. Ainsi, en 1902, il provoqua la destruction de la ville de Saint – Pierre et causa la mort de plus de trente milles personnes. Il apparaît ainsi comme un danger mortel qui balaie tout sur son passage cela participant à « réitérer dans ce processus de destruction systématique le souvenir du chaos génésique ». Mais l’aspect destructeur du volcan et par la même du feu est aussi assorti à l’idée de purification et donc de régénération. Cette régénération, cette nouvelle naissance possède un fort caractère mythique. En effet, elle s’apparente à «une tentative de restauration, même momentanée, du temps mythique et primordial, du temps « pur », celui de l’instant de la Création». Cette destruction par le feu s’apparente ainsi à une reprise du temps à son commencement, c’est – à – dire à une répétition de la cosmogonie.
Le volcan représente aussi l’imprévisibilité de la terre antillaise. Ainsi, la forêt apparaît comme un terrain accidenté, où les ravines sont nombreuses. Elles s’apparentent ainsi à des obstacles qui ralentissent la course du vieil homme, mais pas seulement. En effet, elles possèdent un autre aspect car elles finissent par constituer des refuges pour le vieil homme. Celui – ci se sent ainsi en sécurité comme quand il était dans « un ventre – manman » (EVHM, p. 105). La forêt devient ainsi l’espace d’un regressus ad utérum.
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE I : UNE FORÊT RÉALISTE
Chapitre 1 : La forêt comme décor
1. Les éléments cartographiables et géographiques
2. La faune et la flore
2.1. Les arbres
2.2. Les fleurs
2.3. Les différentes catégories d’animaux
2.4. Le choix de la langue créole dans l’appellation des espèces animales et végétales
Chapitre 2 : La mise en place d’un cadre historique et social
1. Le cadre social
1.1. Le système hiérarchisé de la plantation
1.2. L’organisation technique de la plantation
2. Le cadre historique
2.1. Le commerce triangulaire et la Traite des Noirs
2.2. L’abolition de la Traite
2.3. Le marronnage
Chapitre 3 : Une écriture réaliste
1. Des descriptions minutieuses
1.1. La description de l’Habitation
1.2. La description quasi – scientifique de la décharge
2. La psychologie des personnages et leurs rapports
2.1. Le maître et sa suprématie incontestable
2.2. Le molosse ou la monstruosité incarnée
2.3. L’esclave vieil homme, un être discret et non accompli
3. Le rôle du narrateur dans l’ « effet de réel »
3.1. La définition du Marqueur de paroles
3.2. Le statut du narrateur
PARTIE II : UNE FORÊT SYMBOLIQUE
Chapitre 1 : Un décrochage avec le réel : la métamorphose du décor
1. Du roman réaliste au conte traditionnel créole
1.1. Un décrochage avec le réel
1.2. La parole du conteur
2. Une atmosphère vaporeuse
2.1. Un champ lexical significatif
2.2. L’apparition de créatures extraordinaires
3. Le mystère des Grands – Arbres
3.1. L’arbre créole et la symbolique de ses racines
3.2. La forêt : un espace labyrinthique
Chapitre 2 : Les variations de la perception de la forêt : une métamorphose identitaire
1. La métamorphose du maître
1.1. Une suprématie mise à mal
1.2. La découverte de la puissance sacrée de la forêt
1.3. L’examen de conscience
1.4. La purgation des péchés par l’eau
1.5. La projection dans l’avenir
2. La métamorphose du molosse
2.1. L’origine de la monstruosité du molosse
2.2. La chute dans la source
2.3. L’eau et sa fonction cathartique
2.4. Une sérénité retrouvée
3. La métamorphose de l’esclave vieil homme
3.1. La forêt : un espace hostile
3.2. La phase obscure du vieil homme
3.3. Une lumière douloureuse
3.4. De l’esclave âgé au guerrier africain
3.5. La pierre amérindienne et les os
PARTIE III : UNE FORÊT MYTHIQUE
Chapitre 1 : La sacralisation de l’archaïque
1. L’esclave vieil homme
1.1. La figure du vieillard
1.2. Le témoin d’une époque immémoriale
2. La puissance sacrée des éléments naturels
2.1. L’eau et ses vertus purificatrices
2.2. La terre, un élément transcendantal
2.3. Le feu ou l’idée d’un éternel recommencement
2.4. Le vent ou le souffle de la mémoire positive
3. Le mythe de la Pierre gravée
3.1. Une pierre originelle
3.2. Un pierre sacrée
Chapitre 2 : La création du mythe de l’oralité traditionnelle
1. La description du conteur
1.1. Un être complexe
1.2. Une figure créoliste
2. Les fonctions sociales du conteur
2.1. Garder la mémoire
2.2. Faire rire
2.3. Donner voix au groupe
2.4. Verbaliser la résistance
Chapitre 3 : La présence d’Edouard Glissant dans L’esclave vieil homme et le molosse ou des échos intertextuels incontournables
1. Le paradigme du « Détour »
1.1. Un « Retour impossible »
1.2. Une technique indispensable d’existence
2. La pierre amérindienne ou l’adaptation du néologisme glissantien « pierre – monde »
2.1. Un concept basé sur l’avènement du monde et la théorie de l’ « Un »
2.2. Le « Tout – monde » et son dérivé la « pierre – monde »
BIBLIOGRAPHIE
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