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La vision ambivalente de l’Église
L’Église catholique entretient depuis longtemps une relation particulière et étroite avec la musique. Cette dernière participe pleinement au lustre du culte et permet d’élever l’âme vers Dieu en excitant la piété des fidèles, notamment au cours des cérémonies extraordinaires où se déploient tous les moyens sonores et visuels dont disposent les églises afin d’en marquer la solennité235. Elle s’insère également au sein du processus de reconquête spirituelle opérée par le catholicisme face au protestantisme dans la veine du concile de Trente et de la Contre-Réforme depuis le XVIe siècle. Ainsi, les chanoines de la ville biconfessionnelle de Nîmes se montrent particulièrement attentifs au répertoire musical de leur maîtrise : ils refusent en 1786 d’acheter des partitions à l’organiste arlésien Jean-Baptiste Vallière au motif que la musique qu’il leur propose « ne paraît pas assez grave pour une cathédrale236 ». En pays de dimorphisme religieux comme le Languedoc, les porte-étendards du catholicisme semblent devoir faire preuve d’une sensibilité musicale plus rigoriste pour pouvoir rivaliser avec leurs voisins huguenots. En outre, le chant se trouve intimement lié à l’Église en ce qu’il constitue l’essence même de la musique religieuse, qui est avant tout chantée237. Le plain-chant représente une part importante de cette musique, qui incorpore les fidèles à la cérémonie et s’inscrit dans le champ d’expérience sensible du laïc en lui remémorant, entre autres, les premiers savoirs qu’il a acquis à l’école paroissiale238. Il influence aussi fortement les pratiques chansonnières quotidiennes du peuple, comme le constate Charles Burney en traversant les Flandres françaises en 1772239. Le chant est si profondément ancré dans la culture religieuse qu’il peut servir d’expression métonymique pour désigner un prêtre à la fin du XVIIe siècle240. De même, presque tous les exemples illustratifs du verbe « chanter » de Furetière font référence à l’Église241.
Les ecclésiastiques ne sont donc pas, a priori, hostiles à la musique. Au contraire, certains d’entre eux se bousculent pour assister à des concerts profanes comme ceux de l’académie de musique d’Aix, à un point tel que les académiciens de cette institution se retrouvent obligés de réguler leur flux avec des billets d’entrées afin d’éviter « que la salle soit remplie de tous les abbés de la ville242 » ! De même, l’Église offre de l’emploi à beaucoup de musiciens au sein de ses structures, lesquelles veillent scrupuleusement à se doter de brillants corps de musique pour servir au mieux le prestige de leur cathédrale ou de leur collégiale243. Toutefois, le regard porté sur les musiciens par les chanoines n’est toujours complaisant. En 1756, l’un d’entre eux, l’abbé de Valbonette, est chargé par le chapitre de Saint-Sauveur d’Aix d’examiner les capacités en musique des « serviteurs » et des enfants de chœur de la cathédrale. Une cascade de termes dévalorisants et d’adjectifs dépréciatifs émaille son rapport, très négatif : « indolence », « paresse », « mauvaise volonté », « ignorant », « ne veut pas s’en donner la peine », « nous n’en espérons rien », « sujets totalement inutiles244 », etc. La prestigieuse église de la capitale provençale, pourtant centre musical réputé, n’abriterait-elle que des musiciens fainéants, rétifs et incapables au mitan du siècle ? Ou bien ce rapport trahit-il les préjugés que nourrit un noble ecclésiastique à l’égard de musiciens issus la plupart du temps des couches populaires, notamment en ce qui concerne la paresse ? D’autant plus que l’abbé de Valbonette met en parallèle l’indolence des musiciens et la « complaisance » du chapitre, qui garde par générosité des enfants de chœur pourtant jugés inutiles. Les vertus des aristocrates opposées aux défauts du peuple… Quoi qu’il en soit, le musicien d’Église est d’abord et avant tout considéré comme un serviteur par ses employeurs. Son talent musical constitue son unique intérêt, comme en témoigne cette remarque peu sympathique de l’administrateur de la cathédrale d’Aix au sujet du sieur Durand, chanteur à l’organe vocal faible, le 27 août 1729 : « un musicien sans voix est un meuble très inutile245 ». On retrouve ici aussi l’idée du musicien à ranger avec le lutrin une fois la messe terminée. L’abbaye de Saint-Victor de Marseille range même sans ambiguïté ses musiciens dans la catégorie des « domestiques » au moment de leur verser leurs émoluments246.
Cela n’empêche pas les chanoines de rendre hommage à l’un de leurs serviteurs musicaux de temps à autre. Ceux de la cathédrale de Carpentras accordent ainsi en 1779 le titre de chanoine honoraire au maître de musique Louis Archimbaud « en guise de témoignage de gratitude », tandis que leurs homologues d’Avignon assistent six ans plus tard à l’enterrement de la basse de violon Jean-Baptiste Bigati et en assument tous les frais « du fait de son très long et bon service » – plus de soixante années247. La fidélité se voit de ce fait récompensée.
Si la musique chante les louanges de Dieu et favorise le salut en encourageant la piété, elle peut également représenter la tentation du Diable aux yeux de l’Église248. Cette dernière se méfie des airs lascifs et profanes qui détournent les fidèles de leurs devoirs religieux et mettent leur âme en péril. L’opéra de Marseille, par exemple, est fustigé par les chanoines de la cathédrale qui y voient un « lieu corrompu249 ». Toujours dans la cité phocéenne, le sévère évêque Belsunce interdit la musique, les violons et les autres instruments aux processions des pénitents en 1712, considérant d’un mauvais œil ces confréries qu’il suspecte d’encourager les occasions de débauche250. Les cibles privilégiées des autorités ecclésiastiques sont cependant les tambourinaires, instrumentistes locaux typiques de la région, peut-être dans une volonté d’ordre et d’uniformisation. L’évêque de Vence recommande ainsi de bannir le tambour et le fifre des processions de la paroisse de Coursegoules après une visite pastorale en 1722251. Le tambour semble particulièrement poser problème, car les danses qu’il entraîne durant la Fête-Dieu en marchant à la tête du Saint-Sacrement évoquent dangereusement celles des anciens païens252. Le prieur Ardisson, qui rapporte le fait à l’évêque de Vence en 1737, dénonce également l’amour immodéré des habitants de la commune du Bar pour cet instrument :
Monseigneur, on ne croit en Dieu, dans ce pays, que sous bénéfice d’inventaire, et, comme on y fait une espèce de divinité du tambour, il est inutile de demander si on fait marcher cet instrument du démon à la procession du Très-Saint Sacrement. On n’y a jamais manqué. Le tambour a ici plus d’amis et de protecteurs que le Seigneur des Seigneurs et le Roy des Roys ; il y a apparence qu’on tardera longtemps de revenir de cet égarement253. »
Nous y voilà. L’instrument du démon. Pour l’Église, ces musiciens locaux sentent le soufre. Déjà au Moyen Âge, elle considérait les musiciens comme d’infâmes suppôts de Lucifer indignes du paradis254. Au XVIIIe siècle, ces derniers concurrencent les curés en entraînant les paroissiens hors des lieux de culte et en les poussant à pratiquer une activité réprouvée : la danse. Là se situe la véritable pierre d’achoppement entre les prêtres et les musiciens profanes. Les premiers accusent en effet les seconds de dénaturer et de pervertir la musique, don de Dieu, en l’associant à la danse255. La danse suscite l’opprobre des autorités ecclésiastiques parce qu’elle incite à la luxure par le rapprochement des corps des deux sexes, surtout la nuit pendant les veillées, parfois même jusque dans les chapelles256. Danser le dimanche est également particulièrement condamnable, car cela enfreint le respect du jour du Seigneur257. En encourageant la danse par leurs mélodies, les musiciens contribuent à détourner les fidèles du droit chemin, surtout la jeunesse réputée influençable et toujours prompte à se divertir. En outre, les curés leur imputent parfois l’intégralité des débordements d’une fête populaire, à l’image de celui de Maillet, près de Montluçon, en 1773258. Par conséquent, certains manuels destinés aux confesseurs recommandent à ces derniers de refuser l’absolution « aux joueurs d’instruments qui vont en jouer dans des assemblées où ils scavent qu’il se commet ordinairement des péchés à l’occasion de la danse259 ».
Les attaques du clergé contre les musiciens populaires sont aussi alimentées par la réputation satanique qu’on leur prête, notamment aux cornemuseux du centre de la France260. Au XIXe siècle encore, George Sand met dans la bouche de l’un des personnages de son roman champêtre Les maîtres sonneurs, censé se dérouler vers 1755, le récit de la croyance populaire morvandelle selon laquelle « on ne peut devenir musicien sans vendre son âme à l’enfer, et qu’un jour ou l’autre, Satan arrache la musette des mains du sonneur et la lui brise sur le dos, ce qui l’égare, le rend fou et le pousse à se détruire261 ». De manière générale, le musicien passe souvent pour un être possédant des pouvoirs surnaturels. D’innombrables légendes content des histoires mettant en scène des musiciens aux instruments magiques, dont l’une des plus connues est le célèbre joueur de flûte de Hamelin. Les facultés occultes du musicien se révèlent également au cours des étranges rituels de transe, durant lesquels il contrôle les corps par sa musique et les fait entrer dans un état second spectaculaire pour les témoins oculaires262. Il se mue même en guérisseur lorsque l’Encyclopédie étudie très sérieusement les effets thérapeutiques de la musique dans un long article détaillé263. Le fameux tarentisme des Pouilles italiennes, réputé d’origine arachnéenne, offre l’illustration la plus pittoresque des pouvoirs supposés du musicien-médecin qui « soigne » la maladie en faisant danser, prétexte bien commode pour pratiquer un art sévèrement proscrit par les autorités ecclésiastiques dans la région264.
Ainsi, deux images antithétiques des musiciens se croisent et se superposent aux yeux de l’Église. D’un côté, le musicien constitue un serviteur de Dieu – et des chanoines – indispensable au lustre du culte. De l’autre, il représente un tentateur démoniaque flirtant avec le Diable, lequel lui accorde d’obscures facultés surnaturelles en échange de son âme. Cette vision ambivalente de l’Église résume bien toute l’ambiguïté qui plane sur les représentations des musiciens au XVIIIe siècle. Elle met de plus en évidence un facteur discriminant important dans la construction des appréciations des contemporains vis-à-vis des musiciens : celui du statut de ces derniers. Les musiciens œuvrant aux louanges de la gloire divine sont en effet uniquement ceux qui travaillent pour les églises, tandis que les affreux jeteurs de sorts honnis par les prêtres se rencontrent plutôt du côté des musiciens populaires jouant du fifre et du tambour dans les bals publics.
Les stéréotypes attachés aux figures de musicien
De la même manière que le regard sur les musiciens fluctue en fonction de l’observateur, ce regard varie également suivant le type de musicien. Certains stéréotypes se rattachent en effet à une figure spécifique de musicien et non à d’autres. De la frivole chanteuse d’opéra au respectable organiste de la cathédrale, ces stéréotypes dessinent une hiérarchie de la profession bâtie par les regards extérieurs et forment une mosaïque d’appréciations diverses. Il s’agit ici de s’interroger sur les caractéristiques des clichés associés aux musiciens ainsi que sur les modalités de distribution de ces clichés. Trois facteurs semblent jouer un rôle dans la construction des différents stéréotypes : l’instrument, l’employeur et la province d’origine.
L’influence de la province. Le cas des musiciens provençaux
La caractérisation des peuples par des clichés selon leur origine géographique représente une habitude courante à l’époque moderne – et au-delà. Les stéréotypes nationaux continuent de fleurir au XVIIIe siècle, s’ancrant dans la lignée d’une longue tradition érudite remontant à l’Antiquité où les Grecs s’opposaient déjà aux « barbares »335. Ils nourrissent la plume des voyageurs et se renforcent en se transmettant le long des lignes des récits de ces derniers336. Le stéréotype de l’Italien, par exemple, figure au début ou à la fin de plusieurs guides de voyage337. À l’échelle infranationale, les habitants du royaume de France se voient aussi coller des étiquettes toutes faites suivant leur province de provenance. Le Gascon est ainsi fréquemment assimilé à un hâbleur haut en paroles tandis que le Provençal se révélerait invariablement gai et festif338. Les musiciens n’échappent pas à cette influence de leurs racines sur les représentations dont ils font l’objet. Pour les Parisiens, les musiciens savoyards sont le plus souvent des personnages débraillés qui manient grotesquement la vielle dans la rue, tout comme les montagnards en général339. Les meilleures voix viendraient d’Italie, pays du bel canto, alors que la suprématie instrumentale serait plutôt aux mains des Allemands dans la seconde moitié de la période340. Le Fribourgeois Jean Henri Naderman, luthier de la reine, passe par exemple pour l’un des meilleurs facteurs de harpe de Paris en 1779341. Les Italiens demeurent néanmoins les plus grands disciples d’Euterpe aux yeux de leurs contemporains du siècle des Lumières, ce dont témoigne Charles Burney en 1771 : La musique est aujourd’hui l’art que l’on cultive le plus, et le seul dans lequel les Italiens puissent encore se vanter d’être supérieurs au reste de l’Europe342. »
Quelle place occupent les musiciens provençaux et comtadins dans la collection de ces stéréotypes géographiques ? Comment leur province d’origine influence-t-elle leur image dans le reste du pays ? Il convient de préciser d’emblée que, de la même manière qu’Avignon et le Comtat se confondent couramment avec la Provence dans l’esprit des observateurs extérieurs, les musiciens pontificaux ne se distinguent guère de leurs confrères provençaux, avec lesquels ils sont le plus souvent allègrement mélangés par leurs contemporains. Nous n’avons ainsi relevé aucun exemple de caractérisation d’un musicien par rapport aux enclaves de l’Église, au contraire de leurs collègues méridionaux dont les origines sont fréquemment relevées. La Provence, en effet, évoque un style musical particulier en dehors de sa zone géographique, à un point tel qu’André Bourde a pu parler de l’existence d’une véritable « provençalité » musicale. Cette « provençalité » émergerait dans les deux premiers tiers du Grand Siècle avant de prendre son essor au début du XVIIIe siècle et de s’épanouir jusqu’à la Révolution343. Sans nier l’existence de traits musicaux typiques de cette région– bien au contraire –, nous nous méfions de cette notion de « provençalité », qui ne se révélait pas exempte d’une certaine vision idéologique chez André Bourde344. Nous préférons par conséquent la mettre de côté afin de ne pas risquer de tomber dans une stérile et dithyrambique auto-célébration localiste. Nous rejoignons l’avis plus nuancé de Jean-Christophe Maillard qui, s’interrogeant sur l’existence d’une musique méridionale française et notamment provençale, concluait à une déclinaison originale et un enrichissement du style national par le Sud, mais sans toutefois marquer de profonde différence ni de réelle divergence345.
Selon l’historien Charles François Bouche, la Provence forme de grands musiciens. Citant André Campra dans sa Notice des Provençaux célèbres, il précise à propos de la notoriété musicale de celui-ci que « la Provence a produit de grands hommes dans ce genre », avant de rajouter que « la capitale du royaume admire, depuis quelque temps, les talents d’un jeune musicien, natif d’Aix, dont les essais ont été des traits de maître346 ». Peut-être s’agit-il de Jean-Joseph Chateauminois, virtuose du galoubet dont nous reparlerons plus loin, ou bien du compositeur Étienne Joseph Floquet – mais cette seconde hypothèse semble moins vraisemblable, car le jeune musicien décède justement à Paris l’année de la publication de la Notice juste après l’échec retentissant de son dernier opéra347. Quoiqu’il en soit, les historiens et les musicologues le savent depuis longtemps, des musiciens pontificaux et provençaux montent à la capitale et parviennent à y faire carrière, parfois de façon très brillante. Une première vague se produit à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe, dont les réussites les plus fameuses sont Jean-Joseph Mouret, Jean Gilles, Claude Mathieu Pelegrin, Esprit Antoine Blanchard et surtout André Campra348. Une deuxième s’amorce dans la seconde moitié de la période, avec, par exemple, Floquet, Chateauminois, les frères Bèche, les frères Trial et Dominique Della Maria349. D’autres musiciens se rendent célèbres dans tout le royaume sans forcément résider à Paris, comme Laurent Belissen ou l’organiste Laurent Desmazures – ce dernier se rend brièvement à la capitale, où « ses talents étaient admirés », mais il en repart rapidement car cette ville n’était pas un séjour agréable pour lui350 ». La Provence et les États enclavés de l’Église ne se trouvent cependant pas représentés en totalité par tous ces musiciens. Les Provençaux qui parviennent à percer proviennent en effet exclusivement de la Basse-Provence, surtout de grandes villes parmi lesquelles Aix se taille la part du lion, suivie loin derrière par Marseille. Quant aux sujets pontificaux, seuls ceux d’Avignon réussissent réellement à se distinguer dans l’art d’Euterpe à l’échelle nationale, à l’image du « musicien des grâces » Mouret351. Cette situation spatiale déséquilibrée s’explique facilement par le fait que la plupart des individus cités ont été formés dans des maîtrises religieuses prestigieuses – notamment celle de la cathédrale Saint-Sauveur d’Aix352 – où ils ont acquis de solides compétences musicales de haut niveau, ce qui leur permet, par la suite, de tirer leur épingle du jeu.
Qu’est-ce qui différencie un musicien provençal de ses confrères originaires d’autres provinces ? Pour les Parisiens, la Provence dégage un certain parfum pittoresque. Lorsque l’illustre danseuse Marie Anne de Cupis Camargo se produit sur les planches de l’Opéra au son de la musique d’un « joueur de tambourin de Provence », immortalisée par le pinceau de Nicolas Lancret vers 1730, son accompagnateur représente un véritable « exotisme franco-français353 ». La Camargo excelle justement dans le tambourin, qui constitue une danse populaire d’origine provençale sur une musique vive exécutée à deux temps par un tambourinaire – d’où son nom. Danse la plus rapide du répertoire de l’époque, elle atteint son apogée sur la scène grâce à Rameau, qui l’utilise fréquemment dans ses œuvres entre 1733 et 1760354. Le tambourin demeure « fort à la mode » sur les théâtres français au moment de la publication du Dictionnaire de musique de Rousseau en 1768355. Deux idées se dégagent de cela. Celle, tout d’abord, que le musicien provençal se reconnaît à son tempérament, qu’il importe de sa province et qui transparaît à travers sa musique. À l’image du tambourin, les mélodies provençales se caractérisent en effet par des airs joyeux, brillants et sautillants qui invitent à la danse en s’inspirant d’allegros italianisants356. La personnalité gaie et festive des habitants de la Provence se transposerait ainsi dans les morceaux que jouent leurs musiciens, qui paraissent par leur exotisme rafraîchissants aux oreilles de la capitale. Commentant le succès d’un Te Deum de Floquet exécuté au Concert Spirituel en 1777, l’abbé Frison, ancien sous-maître de musique à la cathédrale d’Arles, relève ainsi que le public parisien « y a remarqué des traits d’imagination qui n’appartiennent qu’à un Provençal357 ».
Le second stéréotype rattaché au musicien provençal en dehors de son pays est son instrument. Il se reconnaît en effet à son jeu du duo typique galoubet-tambourin. Cette paire instrumentale porte l’empreinte méridionale et constitue l’identité sonore de la Provence en colorant chaque musique du sceau de cette province aux oreilles de ses auditeurs. Nous l’avons vu, l’une des danses provençales caractéristiques se nomme le tambourin, dont la mélodie est justement jouée par un tambourinaire. En outre, la « vivacité » du duo instrumental fait supposer à une relation avignonnaise de 1775 qu’il a été inventé « dans ces provinces méridionales de la France », aux côtés du fifre et du flageolet358. Le galoubet et le tambourin confirment le tempérament réputé festif des Provençaux et contaminent même les personnes qui les écoutent : « Ils rendent les airs gais et dansants, et déterminent ceux qui les entendent à les suivre et de la voix et par des gestes » ; leur harmonie « inspiroit la joie et l’allégresse, et forçoit les plus retenus à en donner des marques par des sauts involontaires359 ». L’Aixois Jean-Joseph Chateauminois, virtuose du galoubet, contribue à populariser son instrument à Paris en s’y produisant avec succès à partir de 1777, ce dont témoignent les Affiches de sa cité natale : Monsieur Chateauminois, de cette ville, vient d’arriver à Paris. Il a porté le flutet ou galoubet de son pays à un degré de perfection que personne avant lui n’aurait cru possible. Il exécute avec cet instrument presque tout ce que peut exécuter un violon. Il joue seul des duos sur deux flutets à la fois, et exécute des concertos très brillants accompagnés de symphonies. Rien n’égale la précision, la netteté de son coup de langue et la vivacité de son jeu. Il a reçu les plus grands applaudissements des amateurs et des artistes, et le flutet dont les sons brillants et la gaieté folâtre conviennent si bien au caractère des Provençaux, sera bientôt naturalisé dans la capitale de la France360. »
C’est bien par le galoubet que Chateauminois se voit identifié comme un musicien provençal la capitale. Plus encore, sa maîtrise exceptionnelle de cet instrument le fait devenir, en quelque sorte, le porte-étendard de la Provence. De la même façon, des compositeurs comme Campra, Gilles ou Pelegrin représentent leur territoire à l’extérieur en y « exportant » la musique méridionale et en l’adaptant au style national. Leur célébrité outre-province se mesure, entre autres, à la présence de leurs ouvrages sur les rayons des bibliothèques. L’opéra-ballet L’Union de l’amour et des arts, de Floquet, se recense ainsi dans pratiquement toutes les bibliothèques musicales aristocratiques parisiennes étudiées par David Hennebelle, tandis qu’y sont aussi massivement représentées les œuvres d’André Campra et de Jean-Joseph Mouret361. La renommée nationale de tous ces musiciens rejaillit par contrecoup sur la Provence, ce dont les notables de la région se rendent très bien compte. Ils savent manifester publiquement leur soutien à ces ambassadeurs culturels ; en 1785, les membres de l’académie de musique d’Aix délibèrent de faire chanter une messe de requiem pour le repos de l’âme d’Étienne Joseph Floquet, récemment décédé362. Leurs confrères de l’académie de Marseille en font autant pour l’organiste Laurent Desmazures sept ans plus tôt363. Enfin, les Affiches
de la capitale provençale se réjouissent visiblement du triomphe de Chateauminois à Paris en vantant son talent en 1777.
La pluralité des appréciations personnelles
En matière de jugement de soi, il existe parmi les musiciens toute une palette de nuances colorant à l’envi l’image qu’ils cultivent de leur personne. Cette pluralité affleure dans les sources ; les quelques mentions qui en attestent se révèlent aussi précieuses qu’elles sont peu fréquentes. Prenons le cas de la vision qu’entretiennent les musiciens sur leurs propres capacités musicales. Bien que très difficile – pour ne pas dire impossible – à jauger dans son ensemble, cette vision individuelle du talent éclate en une myriade d’appréciations diverses et opposées, allant du déni pur et simple de toute aptitude musicale à l’assurance tranquille d’une maîtrise certaine de l’art d’Euterpe. La correspondance de l’organiste arlésien Jean-Baptiste Vallière nous fournit plusieurs exemples éloquents de cette diversité de jugements. L’un de ses confrères, le sous-maître de musique Jean Chrisostome Frison, monte à Paris en 1773 après avoir été renvoyé de la cathédrale camarguaise. L’année suivante, ce dernier décide de renouer avec son ancien collègue en lui écrivant une lettre. Il l’informe qu’il a changé de carrière en devenant vicaire dans l’une des paroisses de la capitale. Or, Frison justifie cette reconversion professionnelle par son manque de talent musical :
D’abord en partant d’Arles d’heureuse mémoire, je renonçai à la musique et depuis longtemps j’en avois médité le projet ; j’etois si pauvre musicien, il falloit s’y resoudre. J’arrivai donc à Paris dans l’intention d’y jouer un grand rolle.
J’y reussis, ma foy, et de pauvre musicien que j’étois, je devins tout à coup confesseur, predicateur, directeur, enfin tout le poids du ministère me tomba si fort sur la tête, que j’en suis encore aujourdhuy chargé416 »
Frison se montre mélancoliquement lucide sur ses compétences, dont le niveau, insuffisant à ses yeux, le pousse à l’abandon de son métier. Il présente ce renoncement à la musique comme l’aboutissement d’un processus longuement mûri à l’avance ; on devine, en amont, des heures de doute, de réflexion et d’interrogation sur soi. Le renvoi du musicien de la cathédrale d’Arles sert finalement de déclencheur et l’incite à franchir le pas en changeant totalement de vie en même temps que de ville417.
l’inverse de l’autojugement négatif de Frison, l’abbé Claude Mathieu Pelegrin entretient visiblement une haute opinion de ses capacités musicales. Il déclare ainsi à propos d’un Beatus vir qu’il envoie à Vallière le 15 juin 1760 : Cette piece est fort goutee dans Aix. Je suis persuadé qu’elle sera du goût de vos amateurs de musique. Je vous prie de ne la donner qu’a votre chapitre, et a votre academie, si vous en avez une. Et si vous avez envie de quelque autre piece de ma fasson vous n’avez qu’à la demander418. »
Pelegrin se montre confiant à juste titre. Ses contemporains reconnaissent pleinement son talent de compositeur, et nous avons vu qu’un dictionnaire l’adoube « l’un des meilleurs musiciens du XVIIIe siècle » vingt ans après son décès419. Sa perception personnelle coïncide avec le jugement des autres. Il arrive toutefois que l’image que le musicien se fait de ses compétences s’avère en décalage avec celle qu’il renvoie à ses contemporains. Cette discordance peut alors donner lieu à de cruelles désillusions. L’Aixois Joseph Thomas Rey en fait les frais en 1777. Le jeune homme débute l’opéra de Montpellier et « croit avoir du talent » d’après l’abbé Frison. Hélas pour lui, une fois arrivé à Paris, il « ne prend pas » et se heurte à l’hostilité du public de la capitale420. Nul doute que ce doit alors être une lourde déception, peut-être teintée d’un sentiment d’injustice, pour le pauvre musicien estimant ne pas être reconnu à sa juste valeur – Floquet serait ainsi mort en partie à cause du rejet de son dernier opéra et de l’ingratitude des spectateurs parisiens à son égard.
L’affirmation d’une identité professionnelle
L’examen des dénominations professionnelles dans les listes de capitation, les actes notariés et les registres paroissiaux laisse filtrer l’idée que, très souvent, les musiciens provençaux et pontificaux se sentent en adéquation avec leur identité de métier. Ils affichent clairement leur identité musicienne sans aucune gêne et se sentent probablement réellement musiciens avant tout. Ils revendiquent ce caractère, la défendent et l’affirment. Celle du trompette Louis Hill, par exemple, persiste même au cours du rattachement provisoire d’Avignon à la Couronne de France de 1768 à 1774, lorsque les troupes pontificales au sein desquelles il travaille sont renvoyées et qu’il se retrouve au chômage technique. Il continue en effet à se présenter en qualité de « ci-devant trompette des chevau-légers » durant toute la période et jusqu’à son décès435. Par ailleurs, les signatures constituent la manifestation visible d’une conscience identitaire musicienne forte et revendiquée436. Marc Antoine Lapierre signe ainsi « Lapierre org[anis]t[e] » en 1793 à Cavaillon, tandis que Pierre Garcin trace un élégant « Garcin trompette » quatre-vingt-cinq ans plus tôt à l’occasion du baptême de son fils à Arles437.
Une autre tendance des musiciens consiste à faire référence à leur institution de rattachement ou à leur employeur lorsqu’ils se désignent professionnellement. Nous avons déjà vu les cas de chanteuse au Concert » et de « violon au Concert » dans les enregistrements pour la capitation d’Aix438. De même, Jacques Joseph Audibert se déclare « maître de musique à Notre-Dame de Montpellier » pour baptiser sa fille à Arles en 1748, ancrant son identité musicienne à la fois socialement et spatialement, alors que son confrère Antoine Hugues se présente comme « maître de musique de Saint-Trophime » trois ans plus tard439. Quant à François Jacques Dun, « musicien pensionné du roi de Pologne », il met soigneusement en avant son passé au service prestigieux de Stanislas Leszczyński à Lunéville, sa ville natale, tout comme l’« ancien musicien de la musique du roi de France » Claude Muraine à l’Isle440. Pour ces musiciens, il s’agit de renforcer leur légitimité sociale en s’associant à des personnes ou des institutions susceptibles de les valoriser – rappelons que l’image qu’ils renvoient à leurs contemporains dépend en grande partie de leur employeur. Ils inscrivent leur identité individuelle dans une identité collective, celle de l’institution en question. C’est ainsi que les musiciens concernés s’avèrent essentiellement ceux de cour, d’académie et surtout d’Église – une situation analogue s’observe dans le Centre-Ouest du royaume, étudié par Sylvie Granger, ainsi qu’en Bretagne, où Marie-Claire Mussat repère notamment des « musicien[s] du concert » dans la capitation rennaise441. S’ajoute en outre la catégorie des musiciens militaires. L’armée représente en effet une structure forte qui se superpose particulièrement bien à l’identité musicienne. Le tambour ou le fifre militaire prend toujours bien soin d’indiquer le régiment dans lequel il sert, régiment qui représente bien souvent une véritable seconde famille. Voici Georges Loker, « tambour dans le régiment Royal-Italien » stationné à Trinquetaille, dans le terroir d’Arles, en 1749, ou encore le soldat Sauveur Coulomb, « tambour de la compagnie du chevalier de Châteaufort au régiment d’Aix », entouré à son mariage par le fifre-major, le tambour-major et un autre tambour, « tous dudit régiment442 ». À Toulon, les musiciens de la marine arborent fièrement leur appartenance à la Royale : « hautbois de la compagnie de messieurs les gardes de la marine » et tambour de la marine » abondent dans les actes notariés443. Dans la même veine, le sieur Foucard s’enregistre comme « tambour major de l’artillerie » en 1770444. L’affiliation revendiquée à la Royale se rencontre aussi fortement chez les musiciens de la marine de Brest445.
L’identité musicienne perdure parfois par-delà la mort, preuve tangible de sa solidité. Les veuves en témoignent, à l’instar de la Grassoise Marguerite Icard, « veuve de François Pons, joueur de violon » en 1718, ou encore de la demoiselle Marie Madeleine Camoin, « veuve du sieur Joseph Trouchet, musicien », qui décède à Marseille le 19 mars 1789446. De même, la cessation d’activité du fait de l’âge n’empêche pas certains individus de toujours se définir par leur ancien état, continuant à affirmer leur identité musicienne après leur retraite. Joseph François Escot et Joseph Avy sont ainsi enterrés respectivement comme « ancien organiste » et « ancien musicien » à Toulon et à Arles447. Toujours dans la cité camarguaise, Benoît Benetin revendique son statut d’« ancien trompette » à la capitation de 1780448.
L’affirmation par les musiciens de leur identité professionnelle passe également par les portraits. Au XVIIIe siècle, le portrait cesse d’être une sorte de privilège nobiliaire et se répand davantage au sein de la société449. La peinture sert au modèle à ancrer ses revendications identitaires et son statut social en reflétant l’image qu’il souhaite donner de sa personne. De fait, le portrait à l’huile représente la plus prestigieuse forme de représentation visuelle qu’un musicien professionnel puisse espérer obtenir de lui-même à l’époque moderne450. Bien entendu, ce portrait ne concerne qu’une minorité de musiciens, celle qui possède les moyens et l’envie de s’en offrir un. Au-delà d’une flatterie de l’ego – qui entre aussi en ligne de compte –, lorsque André Campra ou Esprit Antoine Blanchard décident de se faire tailler le portrait, matrice d’une diffusion publique ultérieure plus large via les techniques de gravure, ils estiment que leur profession mérite de figurer parmi les états utiles de la nation, aux côtés des gens de savoir que sont les philosophes, les écrivains et les scientifiques. C’est également en partie pour se faire connaître et accroître leur renommée à travers le royaume, car les portraits gravés circulent, permettant du même coup au public de mettre des visages sur les noms.
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Table des matières
Introduction
Prologue – La Provence et les États pontificaux rhodaniens au XVIIIe siècle
La Provence
Les États enclavés de l’Église
Images et représentations des territoires
Première partie : Les musiciens imaginés
Chapitre 1 – Les musiciens vus par leurs contemporains
I. Des images plurielles suivant les observateurs
1. Le discours normatif des dictionnaires
2. Une image négative héritée du passé
3. La vision ambivalente de l’Église
II. Les stéréotypes attachés aux figures de musicien
1. Une influence instrumentale
2. Des différences selon les employeurs
3. L’influence de la province. Le cas des musiciens provençaux
III. Le musicien au XVIIIe siècle. Artiste ou artisan ?
1. De la distinction entre artiste et artisan
2. De l’artisan à l’artiste : une promotion sociale collective ?
Chapitre 2 – Les musiciens vus par eux-mêmes
I. Le regard sur soi
1. La pluralité des appréciations personnelles
2. L’affirmation d’une identité professionnelle
3. Tous musiciens ?
II. Le regard sur les confrères
1. Les regards sur les collègues musiciens
2. Les regards sur les musiciens extérieurs
III. Un esprit de corps musicien ?
1. Le répertoire musical, facteur fédérateur
2. Un esprit de corps limité aux collègues
Chapitre 3 – Les musiciens vus par l’historien
I. Le vocabulaire usité dans les sources
II. Combien sont-ils ?
1. Pesée globale
2. La répartition des musiciens selon leur domaine d’activité
3. La place des femmes dans le corpus
III. Comment se répartissent-ils dans le temps ?
1. Des effectifs musicaux en hausse au fil de la période
2. Une évolution numérique différenciée selon les cités
Deuxième partie : Les musiciens au travail
Chapitre 4 – Devenir musicien : muer son talent en profession
I. Se former
1. Apprendre en famille
2. Les leçons d’un maître
3. Les structures musicales spécialisées
II. Acquérir un instrument
1. Fabriquer, acheter et entretenir
2. Les instruments joués
Chapitre 5 – Se faire engager. Les employeurs des musiciens provençaux et comtadins
I. Le musicien au service du pouvoir
1. L’Église
2. La municipalité
3. L’armée et les organes policiers
II. Le musicien au service d’institutions culturelles émergentes
1. Les académies de musique
2. Le théâtre
III. Le musicien indépendant
1. Les associations de musiciens
2. Les occasions privées
3. La rue
Chapitre 6 – Gagner sa vie. Les stratégies professionnelles des musiciens
I. Assurer et multiplier ses sources de revenus
1. Des stratégies musicales multiples
2. Diversifier son panel d’offres musicales : la polyactivité
3. Se tourner vers d’autres secteurs professionnels : la pluriactivité
II. De l’art de choisir son adresse de résidence
III. Vivre de la musique ? Le niveau de vie des musiciens
1. Aisance ou précarité ?
2. Des revenus fluctuants en fonction des catégories
Troisième partie : Espaces et mobilités des musiciens
Chapitre 7 – Les musiciens dans l’espace social
I. Le cercle de la famille
1. Le milieu familial d’origine
2. Le choix du conjoint : une faible endogamie musicale
3. La descendance : s’élever dans la société par la musique ?
II. La toile des amis et des fréquentations
1. Les musiciens entre eux
2. Les fréquentations hors du monde de la musique
III. Un musicien et ses réseaux au XVIIIe siècle : le cas de Jean-Baptiste Vallière
1. Un organiste en sa famille
2. La vie musicale provençale à travers le réseau ego-centré de Vallière
3. Le relais à Paris : l’abbé Frison
Chapitre 8 – Les musiciens en mouvement
I. Les circulations musiciennes
1. Les motivations des mobilités musiciennes
2. De l’international au local : des déplacements variés à toutes les échelles
3. L’évolution des circulations au cours du siècle
II. Usages professionnels et conséquences sociales de la mobilité
1. L’usage professionnel des mobilités
2. L’impact social de la mobilité sur les musiciens
III. Les espaces musicaux et leurs mutations
1. L’attractivité musicale des territoires
2. L’influence des circulations musiciennes sur l’articulation des territoires
Conclusion
État des sources
Bibliographie
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