Le cadre de la rencontre
Dans un café désert de la rue Mouffetard, Paul contemple les rayons dorés du soleil qui se reflètent sur la table. Déjà la Toussaint! Le temps passe si vite. Et dire que l’été est déjà fini… Les cours ont repris depuis deux mois mais qu’il est difficile de reprendre le rythme! Les souvenirs de vacances affluent dans sa tête: l’eau de la Méditerranée si agréable, les repas interminables en terrasse, les si belles balades dans la campagne et surtout le festival d’Avignon, sa ville natale si chère à son cœur… Une ambiance si agréable comparée à la vie effrénée dans Paris! Ici c’est plutôt ambiance métro-boulot-dodo. Et puis ce maître-mot « adaptation » dans chacun de ses cours… très utile effectivement mais aussi épuisant! Heureusement que les cours de relaxation ont repris: cette pause hebdomadaire dans la vie parisienne lui fait tant de bien. Soudainement, Paul fut interrompu dans ses pensées par le bruit des battants de la porte du café qui s’ouvrirent brutalement :
– Paul! Je suis tellement désolée! Mon train avait du retard et je n’avais plus de batterie pour te prévenir, après je me suis perdue dans le métro – c’est vraiment incompréhensible ce métro parisien d’ailleurs, j’aurai du venir à pieds ou en bus! Enfin bref ce n’est pas intéressant. Comment vas-tu?
– Salut Emilie, lui répondit Paul en respirant calmement et profondément, amusé par ce flot de parole. Ne t’inquiète pas je n’ai pas attendu longtemps.
Emilie, une petite brune aux yeux pétillants de malice, s’avança et fit la bise à Paul. Elle enleva sa veste, posa sa valise dans un coin et s’assit en face de lui pour reprendre son souffle. Pendant ce temps, Paul fouilla dans la poche avant de son sac.
– Oh mince! Je t’aurai bien proposé un chargeur mais je ne l’ai pas avec moi.
– Ce n’est pas grave je me débrouillerais sans, répliqua Emilie, le visage rougi par l’effort.
– Tu viens directement de Rennes?
– Oui! C’est pour ça que je suis aussi chargée, dit-elle en désignant ses bagages d’un mouvement de tête. Je pars rejoindre une amie à Strasbourg pour les vacances mais je ne pouvais quand même pas passer à Paris sans te voir!
Emilie et Paul, amis de longue date s’étaient rencontrés lors de la première année de primaire à Avignon où ils habitaient alors avec leurs familles respectives. La famille d’Emilie avait déménagé en Bretagne tandis que Paul avait eu le concours de psychomotricien de la Salpêtrière et était parti vivre à Paris. Géographiquement séparés depuis deux ans, les deux amis continuaient à se voir régulièrement. Emilie en première année de faculté de psychologie venait d’abandonner les études de droit dans lesquelles elle ne s’épanouissait pas pour tout recommencer à zéro.
– Tu as bien fait! lui répondit Paul. Ça tombait bien ! J’ai cours tous les après-midi sauf celui-là. Tu as une ou deux semaines?
– Une seule malheureusement… c’est la faculté. Tu te souviens les vacances au collège? Qu’est-ce qu’on rigolait! Et deux semaines à chaque fois, remarqua-t-elle avec un brin de nostalgie .
Pensive, elle l’observa quelques secondes avant de s’exclamer :
– Tu as changé depuis la dernière fois!
– Ah bon? Mais comment? répondit Paul surpris. Ça ne fait pourtant que six mois que l’on ne s’est pas vu.
– Mmm je ne sais pas c’est juste une impression. Ah si! Déjà c’est la première fois que je te vois en jogging alors que d’habitude tu es très soigné.
– Mais dis tout de suite que je suis débraillé, répliqua Paul en riant. Bienvenue dans ma ville d’études! Ici je suis souvent en jogging… avec nos travaux dirigés c’est plus simple, pas besoin de se changer tout le temps. Ce n’est pas très classe mais au bout de trois ans j’ai vraiment trop la flemme et puis ça me permet d’être confortable et disponible corporellement pour les cours de pratique.
– Ah les fameux TD de relaxation ? Ça a l’air d’être difficile les études de psychomotricien dis-donc, dit-elle avec un air taquin.
– Tu abuses! répliqua Paul faussement outré. C’est parce que tu n’as retenu que ça! Et si je te parlais d’anatomie, de neuropsychologie, de psychiatrie et, surtout-le pire pour la fin-de recherche de stage?
– Mais oui! Je me souviens d’avoir entendu Maman au téléphone avec la tienne au début de l’été et elle essayait de te trouver des contacts. Tu as trouvé finalement?
– Bravo, tu écoutes aux portes maintenant? dit-il, fier de prendre sa revanche.
Le serveur, un jeune homme grand en taille, les cheveux brun foncés et les traits fins sortit de la cuisine. D’une démarche raide, il se dirigea vers les deux amis et interrompit la conversation:
– Bonjour! Vous désirez?
Paul regarda Emilie d’un air interrogateur.
– Heu… je n’ai pas pris le temps de réfléchir. Est-ce que vous avez une carte des boissons ? demanda Emilie après quelques secondes d’hésitation.
– Bien sûr, je vous l’apporte.
Paul reprit :
– On parlait de quoi déjà?
– Tes stages. Enfin si tu en as trouvé ?
– Ah oui ! J’en ai deux : un en EHPAD et un en CMPP.
– Hein ? Je veux bien la traduction.
– C’est des acronymes pour Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes et l’autre pour Centre Médico-Psycho Pédagogique.
– Mais non? Tu travailles avec des personnes âgées? demanda Emilie les yeux écarquillés et la bouche béante. Elle fut coupée par le serveur apportant la carte des boissons.
– Et voilà. Faites-moi un signe dès que vous avez fait votre choix, je viendrai prendre votre commande.
– Merci, lui répondit Paul poliment en hochant légèrement la tête.
Emilie et Paul ouvrirent la carte et prirent quelques secondes pour la lire en silence.
– Mojito comme d’habitude? tenta de deviner Paul.
– Pourquoi pas mais je ne le vois pas sur la carte! Ils n’en font pas à Paris ? répliqua Emilie surprise.
– Si forcément !
Paul tourna la carte et la montra à Emilie.
– Ah super! Alors oui je ne déroge pas à mes habitudes. Tu as choisi?
– Oui je vais prendre une pinte, acquiesça Paul.
Emilie se tourna vers le comptoir et leva sa main pour appeler le serveur, qui arriva aussitôt.
– Je vous écoute.
Paul se tourna vers Emilie
– Un mojito s’il-vous-plaît
– Et une pinte de Leff
– Ce sera tout ?
– Oui merci.
Le serveur récupéra les cartes du café et repartit vers la cuisine. Sur le chemin, il se prit maladroitement le pied dans une chaise et manqua de tomber. Le visage rougi de gêne, il s’empressa de rejoindre la cuisine.
La personne âgée grabataire
Avec un sourire, Emilie reprit :
– Alors tu travailles vraiment avec des personnes âgées ? Tu m’avais toujours dit que tu ne voulais pas.
– Hé oui! J’ai changé d’avis depuis quelques mois. En fait j’ai fait un stage de deux semaines en EHPAD parce que c’était obligatoire… et j’ai trop aimé ! Du coup cette année j’ai choisi de faire un stage long avec cette population.
– Ah d’accord ! Un stage long ? C’est plusieurs mois ?
– C’est un peu comme le principe de l’alternance : un ou deux jours par semaine pendant toute une année scolaire.
– C’est trop bien pour suivre l’évolution de tes patients! En tout cas je suis contente pour toi si ça te plaît. Ce sont des personnes qui ont les maladies d’Alzheimer et de Parkinson?
– Oui entre autres! Mais ce ne sont pas celles que je vois le plus.
– Ah bon ? Tu peux être en maison de retraite pour autre chose?
– Bien sûr! Il existe plein d’autres maladies et ça dépend beaucoup du niveau d’autonomie aussi. Il existe des personnes sans troubles cognitifs mais qui ne peuvent plus rester à domicile parce que leur autonomie se dégrade. Ou parfois qui ont les deux en même temps. Cette année le plus souvent je prends en charge des personnes grabataires.
– Grabataire ? C’est-à-dire ? Tu as changé de vocabulaire depuis six mois… j’ai l’impression de ne plus comprendre ! Ou sinon ce sont les troubles cognitifs qui arrivent dès vingt ans, plaisanta-t-elle.
– Heu désolé, je pense que ça vient plutôt de moi… Il faut que je fasse attention, tu n’es pas la première personne qui me le dit !
– Ouf, tu me rassures, répliqua Emilie en riant. Et du coup ? Ce fameux mot ?
– Je dirais que c’est quelqu’un de dépendant, qui n’a plus beaucoup d’autonomie en grande partie à cause des troubles moteurs… enfin ce mot est assez vague.
– Je n’ai plus de batterie donc je ne peux pas regarder mais toi tu n’as pas le Larousse en ligne ?
– Ah mais si ! Bonne idée.
Paul prit son téléphone qui était dans la poche de sa veste, pianota quelques secondes et annonça :
– « Se dit d’un malade qui ne peut pas quitter le lit. »
– Logique en fait ! Vu que le « grabat » c’est un lit. Mais du coup quand on a la grippe on est grabataire ?
– Le mot me paraît un peu fort vu que c’est un état éphémère… dans le cas des personnes que j’accompagne c’est chronique. Après une grippe tu mets quelques jours à être sur pieds, alors que les personnes âgées que je vois ne peuvent plus se relever jusqu’à la fin de leur vie.
– C’est super triste… et ça arrive comme ça tout d’un coup ?
– Non pas forcément. Il peut y avoir plein de causes différentes. Chez la personne âgée, cela peut être dû à un stade avancé d’une maladie comme la démence de type Alzheimer ou la maladie de Parkinson par exemple. Après il existe plusieurs facteurs de risque de dépendance comme les Accidents Vasculaires cérébraux, les chutes, la dépression, l’âge …
– Ah oui ça peut être très varié! L’âge, les chutes et les maladies en stade avancé je comprends, mais pourquoi la dépression?
– Quand je dis dépression toi tu penses à quoi ?
– Mmm je dirai une grande tristesse, une perte de confiance et d’envie de vivre, dit Emilie en fronçant les sourcils pensivement.
– Oui ! En psychomotricité on parle aussi des répercussions somatiques et d’inhibition psychomotrice : c’est une perte d’initiative et un ralentissement psychomoteur.
– J’ai compris ! le coupa Emilie. En gros la personne bouge de moins en moins et finit par ne plus bouger du tout et devenir complètement dépendante. C’est ça ? Paul acquiesça en baissant légèrement sa tête. Le silence s’installa. Emilie semblait troublée et pensive. Après quelques instants, elle dit à Paul :
– Mais c’est assez grave de ne plus bouger! Ça me fait penser à Grand-mère : tu sais elle s’était cassé le fémur en tombant. Elle a du rester plusieurs mois dans son lit parce que l’opération s’était mal passée. A cause de ça, elle a eu un écart. Paul fronça les sourcils et plissa le nez tandis qu’Emilie reprenait :
– C’était horrible ! Déjà ça lui faisait mal et puis je ne te parle même pas de l’odeur… On aurait dit qu’un endroit de son corps pourrissait, c’était tout noir. Enfin c’est vraiment dégoûtant comme truc! Le visage de Paul s’illumina :
– Ah une escarre sûrement ? Mince je ne savais pas… la pauvre! Elle va mieux maintenant? On a pu la soigner ?
– Oui ça doit être ça plutôt! Maintenant tout va bien, mais on a eu un peu peur sur le moment.
– Je comprends… C’est vrai, il y a plusieurs conséquences de l’immobilisation. Les escarres c’est au niveau somatique. La personne grabataire peut aussi avoir des troubles cardio-vasculaires comme l’hypotension orthostatique, des phlébites, des infections respiratoires, des infections urinaires, des troubles digestifs, un retentissement ostéoarticulaire et musculaire, une déshydratation, des douleurs … En gros être immobilisé peut les amener à une régression psychomotrice. Et en plus de tout ça, elles peuvent avoir des troubles psychologiques.
– En même temps normal de ne pas avoir le moral si on perd l’autonomie…la dépression c’est vicieux ! D’après ce que tu m’as dit, ça peut être et une cause et une conséquence de l’état grabataire.
– C’est vrai. Mais dans les troubles psychologiques il n’y a pas seulement la dépression. Chez les personnes que je vois en stage, on observe souvent de l’angoisse, un isolement, un syndrome confusionnel, parfois un syndrome de glissement…
La mimique d’incompréhension d’Emilie fit prendre conscience à Paul que les termes qu’il employait n’étaient pas forcément clairs. En effet cette dernière reprit:
– J’ai beau être en fac de psycho je ne comprends pas tout… on va sûrement voir ça en cours plus tard. Angoisse et isolement ça va, syndrome confusionnel j’imagine ce que c’est. Et syndrome de glissement c’est une perte d’équilibre ?
– Non c’est un concept gériatrique. Justement j’ai vu ça en cours il y a deux jours. Je ne saurais pas te dire exactement car je ne l’ai pas encore relu mais j’ai mes notes! Paul chercha dans son sac et en sortit une pochette bleu marine. A l’intérieur, on pouvait apercevoir un paquet de feuilles griffonnées.
– C’est elle!
Paul balaya des yeux quelques secondes la feuille qu’il tenait dans les mains avant de s’arrêter sur une ligne en bas.
– «Ce terme a été proposé par Carrie, en 1956, pour désigner un état de cachexie résultant d’un processus d’involution et de sénescence menant rapidement à la mort.» , lut Paul à voix haute. Oula ce n’est pas très clair non plus. En très résumé c’est un repli sur soi-même, comme si la personne se laissait mourir.
– Ah oui quand même! Enfin c’est compliqué tous tes trucs! dit Emilie qui commençait à perdre le fil de la discussion.
Une voix discrète interrompit Paul:
– Désolé de vous couper. Voici le mojito pour Madame et la pinte pour Monsieur. Avez-vous besoin d’autre chose?
– Merci, ça ira, répondit Emilie avec un sourire, trouvant que le serveur tombait à pic.
Ce dernier partit rapidement en passant par une porte au fond du café ,sur laquelle était accroché un petit panneau en métal gravé avec le mot « privé ». A cet instant la porte du café grinça légèrement et trois nouveaux clients entrèrent. Paul et Emilie se tournèrent discrètement pour observer les nouveaux venus tandis qu’un léger courant d’air froid glissait sur leur visage. Il s’agissait sûrement de grands-parents accompagnés de leur petit-fils au vu de leurs âges. Après avoir jeté des coups d’oeil aux quatre coins de la salle ces derniers choisirent une petite table en bois qui se trouvait dans le champ de vision d’Emilie. Les fauteuils de couleur ocre semblaient vétustes. Le supposé petit-fils s’assis dans l’un d’eux et Emilie essaya d’étouffer son éclat de rire dans son écharpe: il s’était enfoncé dans le fauteuil bien plus qu’il ne l’avait pensé et avait eu un sursaut de surprise et une mimique comique d’incompréhension.
– Bravo la discrétion ! murmura Paul en riant également.
Les deux amis détournèrent leur regard des nouveaux arrivants, qui n’avaient pas l’air d’avoir remarqué leur réaction, et essayèrent de reprendre leur sérieux. Après avoir levé leur verre en les faisant tinter l’un contre l’autre, ils apprécièrent la première gorgée de leur boisson: douce et sucrée pour Emilie et amère et intense pour Paul.
– Tu vois justement quand tu me disais « personne âgée » je voyais des gens comme eux, récapitula Emilie avec un regard rapide vers le trio dans le coin du café.
– C’est peut-être parce que celles qu’on peut voir dans la rue et au quotidien sont encore autonomes… à part si tu vas en maison de retraite ou dans une structure spécialisée tu ne risques pas de croiser des personnes comme celles que je vois en stage.
– J’ai quand même du mal à me représenter une personne… Emilie fronça les sourcils et reprit avec un moment d’hésitation : grabataire ? C’est ça ?
– Oui oui tu as bien retenu, acquiesça Paul. Si tu veux je viens d’écrire un compte-rendu sur une dame que je suis depuis le début de mon stage, tu peux le lire si ça t’intéresse. Je l’ai dans mon sac.
– Tu as le sac de Marry Poppins en fait, s’amusa Emilie.
– Je crois que les sacs à mains de femme sont mille fois plus remplis, rétorqua Paul avec les yeux rieurs.
– Ne t’attaque pas à ce sujet avec moi! répliqua Emilie mi-sérieuse mitaquine. En vrai si ça ne te dérange pas je veux bien lire ta feuille.
|
Table des matières
Introduction
Préface
Chapitre 1 : Le cadre de la rencontre
Chapitre 2 : La personne âgée grabataire
Chapitre 3 : La démence mixte
Chapitre 4 : Le dialogue tonico-émotionnel
Chapitre 5 : Clinique et dialogue tonico-émotionnel
Chapitre 6 : La relation thérapeutique en psychomotricité
Postface
Conclusion
Bibliographie
Télécharger le rapport complet