Contexte de l’étude
La Relation Génotype-Phénotype
Les systèmes vivants présentent une multitude de caractères variés dont beaucoup leur ont permis de s’adapter à une vaste diversité de milieux présentant des contraintes diverses, qu’elles soient abiotiques (comme la température, la concentration d’un composé chimique) ou biotiques (du fait, par exemple, de la compétition entre occupants du même milieu). L’occupation de ces nombreuses niches écologiques a radicalement transformé la face de notre planète, pouvant affecter de son atmosphère à son relief (voir, par exemple, Beyers [2004]). Pour comprendre les systèmes vivants et leur adaptation à leur milieu de vie il faut étudier leurs caractères et leur évolution, soient-ils morphologiques (la taille, la forme ou la couleur d’un individu), physiologiques (la capacité à dégrader, synthétiser ou secréter une multitude de produits métaboliques) ou même comportementaux (la fuite face à un danger, la coopération entre individus).
Les sciences de la vie désignent comme « phénotype » tout caractère d’un être vivant qui peut être défini comme objet d’étude. Ceci englobe une incommensurable variété de traits allant de l’état d’une séquence d’ADN (même dont le rôle est inconnu), la réponse à un stress (même un qui n’aurait jamais été rencontré par un organisme), la vitesse de réponse à un stimulus. . . La définition d’un phénotype n’a de limites que l’intérêt de l’étude qu’elle peut servir, et par laquelle elle est contrainte. En effet il n’y a pas de sens à considérer un phénotype de manière globale, on parle souvent de caractère étudié parce qu’obtenir la totalité du phénotype d’un individu impliquerait de mesurer tous les caractères possiblement mesurables de cet individu, dans tous les stades de sa vie et dans tous les environnements possibles. Bien que des études dites de « phénomique » existent (Houle et collab. [2010]) et visent à décrire un maximum de phénotypes, ceci est fait dans le but de décrire au mieux les effets phénotypiques de perturbations génétiques ou environnementales. De la même manière, seuls certains caractères procurent à leur porteur un avantage évolutif et seront étudiés dans le cadre du processus d’adaptation.
La sélection naturelle, introduite par Darwin [1859], est le processus qui confère un avantage relatif, en termes de succès reproducteur, aux individus mieux adaptés à leur milieu. C’est une des forces majeures de l’évolution, et la seule à être intrinsèquement directionnelle (elle permet une augmentation à court terme de la valeur adaptative) (voir Huxley et collab. [1942] pour une synthèse de référence sur la théorie synthétique de l’évolution). Deux faits intéressants à mentionner sont que la sélection naturelle n’est pas la seule force évolutive (on peut mentionner les mutations ou la dérive génétique dont le rôle sera illustré à certains points de la présente étude) et que le processus à la base de la sélection « naturelle » peut survenir dans des systèmes artificiels. De fait, les conditions nécessaires pour pouvoir observer de la sélection parmi un ensemble d’individus (une population) sont simples et peuvent être reproduites, par exemple, in silico. Ces conditions sont au nombre de trois (Lewontin [1970]) : il est tout d’abord nécessaire que les individus à sélectionner présentent une variation au niveau d’au moins un caractère (d’où la nécessité d’une population). La deuxième condition réside dans le fait que cette variation doit conférer un avantage reproducteur (on parle de « valeur sélective » et j’emploierais l’anglicisme « fitness ») à certains individus par rapport à d’autres. Enfin il faut que ces caractères soient, ne serait-ce que partiellement, héréditaires, c’est à dire que le processus de reproduction génère des descendants similaires à leurs parent. La sélection agit donc au niveau d’un individu et directement sur son phénotype. Elle n’agit qu’indirectement sur les mécanismes qui permettent la mise en place dudit phénotype, et ce, du fait de l’hérédité.
L’hérédité des caractères repose principalement sur l’existence d’un génome, c’està dire l’ensemble des gènes, ou plus généralement d’information génétique, d’un organisme (bien que ce point de vue soit remis en question, voir sections 1.3 et 5.1). Les gènes sont de l’information, stockée sous la forme d’une molécule d’ADN, et qui, traitée par un système d’expression, permet de mettre en place les caractères d’un organisme. Cette information est un patron permettant de produire deux types de molécules : des ARN (directement) et des protéines (par le biais d’ARN messagers) qui sont responsables de la mise en place des fonctions moléculaires (structurales ou métaboliques) d’un organisme. C’est parce que l’information contenue dans les gènes permet de mettre en place à la fois son système de réplication et celui d’expression des caractères qui peuvent conférer un avantage à sa reproduction, que le génome, au cœur de l’hérédité, est central dans l’existence, la transmission et la variation du phénotype. Cette dernière provient notamment d’erreurs dans la réplication de l’ADN qui ont pour conséquences des variations (adaptatives ou maladaptatives) dans le phénotype.
On parle de génotype, à l’instar du phénotype, pour une partie de l’information génétique d’un individu qui présente un intérêt dans le cadre d’une étude. Le génotype d’un individu est donc l’ensemble de ses variants génétiques (allèles). À une position donnée de son génome (locus), un individu peut posséder plusieurs allèles s’il possède plusieurs copies de son son information génétique (plusieurs haplotypes). Il est intéressant de souligner que, contrairement au phénotype, le génome est fini. Ceci implique d’une part qu’il est possible (et de plus en plus facile) de le mesurer de manière exhaustive, et d’autre part que la relation qui unie le génotype au phénotype est loin d’être triviale. Le phénotype, qui permet par essence de caractériser un individu et représente la cible du processus de sélection, est donc déterminé par le génotype. Ainsi l’étude de l’ensemble des mécanismes qui permettent la mise en place d’un phénotype à partir d’un génotype est cruciale pour la compréhension du vivant. Le lien entre le génotype et le phénotype est nommé « relation génotype-phénotype ». On peut se la figurer comme une carte complexe qui relie le premier aux seconds et que je désignerais par l’anglicisme « GPmap » (Lewontin et collab. [1974]; Orgogozo et collab. [2015]). Un des éléments qui rend cette relation complexe et qui permet à un génotype de faible dimensionnalité de se traduire en un phénotypes de très haute dimensionnalité est l’importance capitale de l’environnement dans la GPmap.
Le rôle de l’environnement dans la mise en place de variations phénotypiques entre individus génétiquement proches est très bien illustré par les différences qui peuvent exister entre jumeaux. On peut illustrer ces variations en considérant le comportement, phénotype doté de bases génétiques (Murren et collab. [2015]). Celui-ci sera, bien sûr, différent entre deux « vrais » jumeaux, génétiquement identiques, du fait de leurs expériences diverses. Mais une activité physique, une exposition au soleil ou une nutrition différentes entre deux « vrais » jumeaux peuvent aussi entraîner des différences morphologiques qui s’accentueront avec le temps. Enfin, un cas pertinent à mentionner est la possibilité « d’accidents ». Un individu perdant un membre à la suite d’un événement infortuné verra son phénotype modifié pour des raisons non génétiques. Évidemment ce genre de cas présente peu d’intérêt pour l’étude des procédés développementaux (voir ci-dessous), mais ce genre d’altérations du phénotype peut avoir à être pris en compte dans des données et participer à complexifier l’étude de la relation génotype-phénotype. Ces cas ne seront pas considérés dans la présente étude.
Le terme de « processus développemental » désigne tous les phénomènes par lesquels le phénotype est mis en place (au sens que Lincoln attribue au terme « épigénétique », tel que défini par Waddington (voir Lincoln et collab. [1982] in Deans et Maggert [2015] et section 1.3.1). Son emploi est souvent réservé aux organismes multicellulaires du fait des particularités de l’ontogenèse des pluricellulaires (le caractère obligatoire des communication cellulaires, les conséquences de la multiplication et de la différenciation cellulaire, la distinction des lignées germinales et somatiques. . . ), et de la place importante qu’ils tiennent dans l’étude (nécessairement anthropocentriste) des sciences de la vie. Le développement de pluricellulaires peut présenter des propriétés qui ne peuvent être retrouvées chez des unicellulaires, une discussion de la possibilité et de l’intérêt d’étudier globalement certaines propriétés des mécanismes de mise en place des phénotypes, non spécifiques au développement d’organismes pluricellulaires, est présentée en section 2.4.1. Ici je l’emploierais, dans le sens plus communément accepté parmi la communauté des microbiologistes, pour désigner les mécanismes de détermination du phénotype, indifféremment pour des unicellulaires ou des pluricellulaires (Gilbert [2000b]).
Au delà du rôle direct de l’environnement dans la mise en place de différents phénotypes par un génotype, le développement est un processus pouvant présenter une part de stochasticité. Un exemple frappant est l’inactivation aléatoire d’un des deux chromosomes X chez des mammifères femelles pendant le développement (Lyon [1999]). Ces chromosomes étant porteurs de gènes participant à la coloration du pelage, il est impossible de cloner à l’identique un chat (Shin et collab. [2002]), au grand dam de l’industrie du clonage félin. . . La notion de micro-environnement a été introduite pour caractériser ces variations stochastiques d’une forme d’environnement intérieur pendant le processus de développement, aboutissant à des variations phénotypiques. A l’instar des variations « macro-environnementales » qui modifient le phénotype morphologique d’un animal par exemple, les variations micro-environnementales sont à considérer pour comprendre le comportement de toute cellule ou groupe de cellules qui participent au développement dudit animal. Ainsi, une distinction est faite entre deux effets que peut avoir l’environnement sur la relation génotype-phénotype, entre un environnement « contrôlé » face auquel un ensemble d’individus vont avoir une réponse phénotypique similaire (macro environnement) et un micro-environnement, incontrôlé, servant à expliquer les variations phénotypiques (comme un bruit) entre individus génétiquement identiques soumis au même environnement. Dans des populations naturelles, où les individus d’une population sont soumis à des environnement différant par de multiples aspects, cette distinction s’estompe (Debat et David [2001]).
Même en présence d’un environnement contrôlé, l’étude des processus permettant la mise en place d’un phénotype donné par un génotype donné est aussi difficile qu’intéressante. Générée (notamment) par la variation génétique, une variation phénotypique sera présente dans des populations et permettra la réponse à la sélection, provoquant une variation de fréquences alléliques. Ainsi, étudier les mécanismes traduisant une variation génétique en variation phénotypique est nécessaire pour comprendre l’évolution des populations, qui peut être représentée comme leur déplacement sur une GPmap (Orgogozo et collab. [2015]). Une approche qui peut être employée pour décrire ces mécanismes consiste à étudier des « réseaux de gènes », la mise en place d’un phénotype se faisant par l’action de nombreux gènes en interaction (voir Davidson et collab. [2002]; Prud’homme et collab. [2007]; Von Dassow et collab. [2000] et chapitre 2). Notamment, ceux-ci répondent à de multiples signaux et s’expriment différemment en fonction de leur environnement qu’ils doivent percevoir et intégrer à un processus de régulation. Dans cette étude, j’étudie des réseaux de régulation, responsables du contrôle de l’activité des gènes permettant la mise en place de phénotypes. Cette approche permet d’étudier une GPmap explicite, le réseau de gène, où les effets d’une variation génétique sur une variation de phénotype ne sont pas simples, directs et définis par construction dans le modèle (Draghi et Whitlock [2012]), mais peuvent être étudiés pour comprendre ce processus développemental de mise en place d’un phénotype par un réseau de régulation dans un modèle simple.
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Table des matières
Introduction
1 Évolution des caractères complexes
1.1 Contexte de l’étude
1.1.1 La Relation Génotype-Phénotype
1.1.2 Intérêts de l’étude
1.2 Propriétés de la relation Génotype-Phénotype
1.2.1 Propriétés dues à la complexité des GPmap
1.2.2 Propriétés évolutives de la GPmap
1.3 Intégration de l’environnement dans la relation génotype-phénotype
1.3.1 L’hérédité non génétique
1.3.2 Plasticité phénotypique
1.4 Problématique
2 Modéliser l’évolution de réseaux de gènes
2.1 La génétique quantitative
2.1.1 Une description statistique de la variabilité des populations
2.1.2 Importance évolutive des corrélations génétiques
2.2 Modéliser mécanistiquement des systèmes vivants
2.2.1 Les réseaux d’interaction
2.2.2 Les modèles de réseau de régulation
2.3 Le modèle de Wagner
2.3.1 Un modèle simple pour l’étude de l’évolution de réseaux de régulation transcriptionnelle
2.3.2 Apports du modèle de Wagner
2.4 Relation génotype-phénotype-environnement dans le modèle de Wagner
2.4.1 Emploi d’un formalisme en réseau de gènes pour l’étude du développement
2.4.2 Objectifs
3 Résultats : Rôle de l’hérédité non-génétique dans l’évolution des réseaux de régulation
3.1 Présentation de l’article
3.2 Modelling the influence of parental effects on gene-network evolution
3.2.1 Figures Supplémentaires
4 Résultats : Dynamique évolutive de la plasticité d’expression dans des réseaux de régulation transcriptionnelle
4.1 Présentation de l’article
4.2 Evolution of phenotypic plasticity in transcriptional regulation networks
4.2.1 Corps de l’article
4.2.2 Figures Supplémentaires
4.3 Résultats additionnels
4.3.1 Caractérisation de la réponse plastique
4.3.2 Évolution de normes de réaction
5 Discussion Générale
5.1 La Synthèse étendue de l’évolution
5.1.1 La place de l’environnement dans la synthèse moderne
5.1.2 Apports d’une synthèse évolutive étendue
5.1.3 Rôle des propriétés du développement sur l’évolution
5.2 Rôle de l’environnement dans l’évolution du développement
5.2.1 Hérédité non génétique et évolvabilité
5.2.2 Canalisation dans des modèles de réseaux de régulation transcriptionnelle
5.3 Conclusion
Conclusion
Bibliographie