La régulation à travers deux exemples sur la longue durée : Taylorisme (1880-1980) et métropolitain (1900-1990)
LE TAYLORISME (1880-1980)
Le Taylorisme est un sujet tellement débattu et déjà couvert d’une couche épaisse d’interprétations successives, qu’il est particulièrement difficile d’y porter un regard neuf. « Nouvel Evangile du Travail »(x ), projet social visant à régler de manière scientifique (donc définitive) les rapports capital-travail — pour ses promoteurs — , cheval de bataille aux mains du Capital dans sa lutte contre la classe ouvrière — pour ses détracteurs —, le Taylorisme semble aujourd’hui délaissé par tout le monde, après qu’il se soit vu refuser le seul « mérite » que partisans et critiques d’hier lui accordaient bon gré mal gré : une efficacité, ne serait-ce qu’inhumaine. Les yeux rivés sur le Japon, un occident captivé par de nouveaux vocables, tels que « juste-à-temps », « Kanban », « qualité totale », a jugé le Taylorisme responsable de tous les maux qui frappent ses usines, en l’accusant d’une sclérose qui le rend totalement inapte à s’adapter aux nouveaux contextes techniques, économiques et sociaux.
Malgré le nombre des interprétations données (ou peut-être à cause de leur nombre), l’affaire ne semble pas close. Dans ce qui suit, nous traiterons le Taylorisme en tant qu’un complexe de pratiques mis en œuvre par un ensemble d’acteurs qui se meuvent dans un espace hiérarchisé de rôles, complexe qui, après s’être étalé sur une période séculaire (1880-1980), est entré aujourd’hui dans une période de crise profonde. De cette dernière position, on pourrait conclure que nous partageons le constat dressé à l’égard de l’inefficacité actuelle du Taylorisme. C’est vrai, mais sans épouser obligatoirement toutes les analyses qui enveloppent ce constat, analyses qui nous semblent très souvent déficitaires tant sur le plan de l’interprétation du projet Taylorien, de ses visées et de sa structure, de ses traits diacritiques, que sur celui de sa concrétisation historique. Un examen avec un minimum de probité des textes des différents protagonistes montre (nous essayerons de le faire) que le projet Taylorien n’était pas ce système unitaire de deux ou trois principes que l’on a pris l’habitude de voir en lui. Ce projet, fabriqué par étapes successives, a connu des déplacements, des bifurcations, voire des affrontements entre ses différents porteurs . Qui plus est, une comparaison entre le projet et ses matérialisations sur le terrain, telle qu’un regard sur les pratiques observées au sein des entreprises tayloriennes peut nous les révéler, montre des hiatus, des décalages, des réductions. Nous avons voulu ici, en découpant la période étudiée en phases distinctes -— émergence, formation du projet, matérialisation et crise—, proposer une stylisation du taylorisme qui respecte toute la complexité du phénomène et les décalages déjà mentionnés entre les paroles et les réalités.
Etant donné que le taylorisme ne constitue pas l’objet principal de la thèse mais qu’avec le métropolitain il prépare le lecteur à entrer dans la partie théorique de notre entreprise, sa présentation obéit à une logique sélective. De même, nous insistons sur des aspects du phénomène qui ont été ignorés ou très peu abordés jusqu’alors en se gardant, dans la mesure du possible, de répéter des analyses faites ailleurs et auxquelles nous souscrivons . Pour ce qui concerne les interprétations (dominantes) qui à notre sens font fausse route, nous avons préféré, pour la clarté de l’exposé, envoyer le lecteur à l’Annexe I de la thèse, où il trouvera nos objections principales, ainsi qu’un certain nombre d’éléments complétant utilement les pièces apportées ici.
La naissance
Le Taylorisme n’a jamais pris la forme d’un projet purement intellectuel, pensé dans un isolement théorique, instauré dans la coupure avec le monde de la pratique.
Mouvement qui émerge du fond de l’atelier, restant tout au long de sa constitution au niveau de la vie quotidienne dans ce dernier, le taylorisme est l’œuvre de penseurs praticiens qui chercheront la légitimité de leurs actions dans une connaissance de première main de la réalité quotidienne de la production. Mais mouvement qui, tout en restant fidèle jusqu’au bout au monde technique de l’atelier et aux problèmes résultant de sa gestion de tous les jours, ne s’en présente pas moins comme un projet social visant à régler de manière scientifique (et donc définitive) le conflit qui oppose travail et capital. Pour comprendre sa naissance, il faut donc reconstituer la scène historique sur laquelle le taylorisme émerge ainsi que l’utopie sociale à laquelle il aspire. Commençons par l’utopie.
Selon nous, le point de départ de Taylor n’est autre que la croyance selon laquelle le monde du travail, avec tous les conflits qui le traversent, s’apparente à ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui, en usant du vocabulaire de la théorie des jeux, un jeu de conviction (l ), avec les caractéristiques suivantes. Tandis que les possibilités techniques — en l’occurrence, les ressources mises en œuvre par le capital et les savoir-faire ouvriers — d’un gain mutuel pour les deux parties contractantes (patron, ouvrier) sont bien réelles, la présence de ce gain potentiel ne suffit pas, en elle même, pour instaurer une coopération (par exemple sous forme d’un contrat définissant les règles de répartition de ce gain mutuel). La raison de cette situation sous-optimale pour les deux parties est due au fait qu’outre la croyance sur la possibilité de gains mutuels, interviennent les anticipations de chaque partie concernant le comportement de l’autre. Ainsi, si l’une des deux parties éprouve à l’égard de l’autre des craintes ou des soupçons en ce qui concerne son comportement une fois le contrat conclu (i.e., il a peur que l’autre n’enfreigne le contrat), pour se défendre et éviter de « se faire avoir », il va compromettre l’effort de coopération. Or, ce soupçon était bien vivace dans les rapports historiquement noués entre les patrons et les ouvriers. Pour en comprendre la genèse et la persistance, il faut porter notre regard vers l’arrière, sur le système dominant de rémunération qui prévalait dans l’industrie mécanique durant l’ère pré-taylorienne : le salaire aux pièces . Tout en faisant miroiter aux ouvriers la promesse d’une paye plus élevée, ce système, accueilli d’abord favorablement, est devenu rapidement un instrument d’exploitation, suscitant le soupçon et la défection. En effet, stimulés par l’appât du gain, les ouvriers avaient pu augmenter dans un premier temps de manière substantielle leur salaire, en fournissant un nombre de pièces élevé. Les patrons en avaient conclu qu’ils payaient trop cher leur maind’œuvre et pour réduire leur prix de revient, ils avaient décidé de diminuer le salaire par pièce. La « flânerie » s’installe dans l’atelier en réaction à cette pratique des patrons « (…) lorsqu’un ouvrier a vu le prix de la pièce qu’il produit baisser deux ou trois fois, parce qu’il a travaillé plus vite et augmenté son rendement, il est porté à abandonner entièrement le point de vue de son patron et s’obstine dans la résolution de ne plus subir de réduction de tarif, si la flânerie peut l’en préserver ». Loin d’être donc attribué à un penchant naturel de l’ouvrier à la paresse, la « flânerie » est pensée comme une réaction rationnelle et pleinement justifiée, trouvant ses origines dans les « systèmes défectueux d’organisation qui sont communément employés et qui forcent pour ainsi dire chaque ouvrier à flâner pour sauvegarder ses intérêts » .
Le management scientifique se présente donc comme une tentative de dépasser cet équilibre sous-optimal en faveur d’une situation où les potentialités techniques de la coopération, assurant des gains mutuels, se réaliseront pleinement. Rappelons que la coopération est entravée par le soupçon (qui entre-temps peut devenir certitude) que l’autre partie va enfreindre le contrat (i.e., ici, le patron va baisser le tarif de chaque pièce). L’issue de cette situation bloquée se trouve du côté d’un tiers qui va faire respecter le contrat par les deux parties . On le pressent : ce tiers n’est autre que la figure de l’ingénieur qui va « (…)enlever, dans la mesure du possible, tous les éléments d’incertitude et de suspicion pesant sur la loyauté » C1 ). en assurant du même coup l’instauration d’un nouvel équilibre avantageux pour les deux parties contractantes. Mais il y a plus encore. Le consommateur y trouvera également son compte, puisque la diminution du prix de revient du produit qui résultera de la coopération, aura comme corollaire l’augmentation de son pouvoir d’achat. Bref le management scientifique « est ce qui permet de réaliser des bénéfices, bien sûr, mais en tant que conséquence inévitable d’un traitement juste des fournisseurs et des ouvriers et de la volonté de fournir un authentique service au public, incluant la fourniture d’un produit honnête à un prix raisonnable, dans les délais promis » (2 ). Projet plus qu’ambitieux.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
Introduction
Section 1. Présentation du sujet de la thèse
Section 2. Tour bibliographique
1. Approches qui focalisent leur attention sur la technique
1.1. Approche « essentialiste » (archétype Heidegger)
1.2. Approches centrées sur le procès de production
2. Approches qui étudient l’organisation à travers un modèle d’acteur
3. Bilan
Section 3. Méthodologie générale et portée de la thèse
1. Choix méthodologiques
2. Portée et limites
Section 4. Plan général de la thèse
Section 5. Sources et choix de présentation
PARTIE I : DES EXEMPLES AU CONCEPT
Introduction
Chapitre I : La régulation à travers deux exemples sur la longue durée. Taylorisme (1880-1980) et métro (1900-1990)
Section 1. Le Taylorisme
1. Introduction
2. La naissance
3. Les années de formation (1880-1930)
3.1. D’une organisation militaire à l’organisation fonctionnelle
3.2. Le plan et la mise en place d’une grille d’ordre
4. Les années de routine (1930-1970)
4.1. Méthodes
4.2. Ordonnancement
4.3. Qualité
4.4. Entretien
4.5. Fabrication
4.6. Fonctionnement routinier du système
5. Les années de crise (1970-)
Section 2. Le Métropolitain
1. La naissance
2. Les années de formation (1900-1925)
2.1. Le voyageur
2.2. Le conducteur
2.3. Les hommes et les organisations
3. Les années de routine (1925-1965)
3.1. L’Exploitation
3.2. Les rapports entre l’Exploitation et l’Entretien
4. Une crise prolongée (1965-)
4.1. Le pilotage automatique
4.2. Objectivation de la chaîne de communication
4.3. Les brisures de cohérences
4.4. Le retour de l’usager
Conclusion du chapitre I
Chapitre II : Le concept de mode de régulation
Section 1. De la régulation au mode de régulation
1. De la régulation
2. … au mode de régulation
Section 2. Phase A : La naissance et la constitution d’un mode de régulation
1. La naissance
2. La constitution
2.1. Le concept de référentiel
2.1.1. Référentiel et communauté d’ingénieurs
2.1.2. Les composantes du référentiel
Section 3. Phase B : La phase routinière d’un mode de régulation
1. De l’ingénieur à l’organisation
2. La norme
Section 4. Phase C : La crise du mode de régulation
Conclusion de la partie I : Mode de régulation : concept ou réalité ?
PARTIE II : LA CONSTITUTION D’UN MODE DE REGULATION DANS LE DOMAINE DE L’ASSAINISSEMENT (1850-1930)
Introduction
Chapitre I : Vers une histoire des pratiques de conception
Section 1. L’histoire à travers les concepts impliqués
1. Naissance des pratiques
2. La pluie
2.1. L’évolution du concept (1780-1920)
2.2. Une problématique du risque
3. De la pluie au débit de dimensionnement
3.1. L’Angleterre (1845-1865) : l’observation et l’induction
3.2. La France (1850-1860) : l’observation et la déduction
3.3. Une formule Suisse (1880)
3.4. La machine américaine
3.4.1. Les observations toujours
3.4.2. Un regard autre : la méthode rationnelle
4. Des eaux pluviales aux eaux usées
Section 2. Histoire d’une normalisation. Le moment Caquot
Conclusion des sections 1 et 2
Section 3. Continuité ou discontinuité ? Essai sur l’historicité des pratiques
1. Prémisses théoriques
2. Illustrations à travers l’opposition
méthode empirique/méthode rationnelle
3. Considérations finales – Conclusion de la section 3
Chapitre II : Histoire de l’évolution de l’objet technique
Section 1. Des collecteurs
Section 2. Des déversoirs d’orage et des régulateurs
Chapitre III : Des mathématiques aux acteurs
Section 1. L’usager absent
Section 2. Le service et la norme
Conclusion de la partie II
PARTIE III : DE LA ROUTINE A LA CRISE. LES MUTATIONS DANS LE SECTEUR DE L’ASSAINISSEMENT
Introduction
Chapitre I : Urbanisation et routines (phases B et C du mode de régulation)
Section 1. L’urbanisation
1. L’urbanisation : cause et défi
1.1. L’urbanisation en tant que cause
1.2. L’urbanisation en tant que défi
Section 2. Les paradoxes de la routine
Chapitre II : Les mutations actuelles
Section 1. Le contexte technique
1. Les bassins de retenue
2. De nouvelles réponses
2.1. Les techniques alternatives
2.2. L’informatisation
2.3. Objectifs
2.4. Informatisation et objet technique
Section 2. Le contexte social et économique
1. Montée d’une logique patrimoniale
2. La qualité de vie
3. Contexte économique
Chapitre III : Des mutations aux acteurs
Section 1. Le service
1. Un peu d’histoire
2. L’évolution des tâches et du personnel
3. Le découpage fonctionnel
4 Conclusion de la section
Section 2. Les rapports entre le service et les autres acteurs
1. Service et Partenaires industriels
2. Redéfinition des rapports entre service,
et collectivités territoriales
3. Service et autres partenaires
Chapitre IV : Vers un nouveau mode de régulation ?
Section 1. L’Ancien
1. Hiérarchie et juxtaposition
2. L’objet technique et la périodicité
3. Etat fort, service faible, usager absent
4. Le service : cloisonnement et repli sur soi
Section 2. Le Nouveau
1. De la juxtaposition à l’intégration
2. L’objet technique : malléabilité et temps réel
3. Etat (coordinateur), service fort, usager présent
4. Service : intégration et ouverture
Conclusion de la partie III
CONCLUSION GENERALE