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L’usage des dispositifs de jugement par les acteurs du marché
Les recherches qui ont été menées sur les dispositifs de jugement au sein du marché des singularités ont essentiellement pris en considération le point de vue des professionnels participant à la qualification des biens singuliers.
Tout d’abord, les critiques constituent la catégorie d’acteurs du marché la plus étudiée. Karpik (2000) a, par exemple, proposé une analyse de la généalogie du guide rouge Michelin. En jugeant et hiérarchisant la qualité des restaurants et des hôtels, le guide évite au consommateur de réaliser un mauvais choix, à condition que celui-ci soit actif et qu’il accorde une grande importance à la qualité. Au début des années 1900, le guide Michelin avait une vocation purement technique, avec un quart de l’ouvrage consacré à des textes techniques et des renseignements pratiques pour les propriétaires de véhicules, qui étaient rares à l’époque. Puis, au cours de son développement, le guide Michelin a préféré se concentrer « sur les humains plus que sur les machines » (Karpik, 2000, p. 376), et a commencé à émettre des jugements en distinguant, par exemple, les routes pittoresques des routes ennuyeuses ; les villes étapes où les ressources techniques nécessaires aux déplacements de l’automobile sont disponibles de celles n’offrant pas ce privilège ; les itinéraires incontournables de ceux qui n’en valent pas le coup ou encore ; les hôtels répondant à des critères esthétiques et de confort de ceux à éviter. Ainsi, en proposant une levée de l’incertitude, véritable frein aux déplacements, et en transformant des paramètres inconnus en paramètres prévus, le guide offre un cadre commun qui permet la qualification des biens et services mis en avant.
Eloire (2010), en étudiant le classement des universités de Shanghai, s’est quant à lui intéressé au point de vue que développent les journalistes vis-à-vis de ce dispositif de jugement. Créé en 2003, ce classement hiérarchise les cinq cents meilleures universités au monde. Les critères de jugement utilisés par ce classement permettent aux futurs étudiants de choisir la « bonne » université. Le classement est fondé sur quatre critères jugés non subjectifs et accessibles à tous : la qualité de l’enseignement, la qualité de l’institution (établies notamment selon le nombre de prix Nobel parmi les anciens élèves et chercheurs actuels), les publications (notamment celles diffusées au sein de revues prestigieuses) et la taille de l’institution.
En menant des travaux sur la divergence des goûts entre spécialistes et spectateurs ordinaires de films en France, Debenedetti et Larceneux (2011) ont, quant à eux, étudié indépendamment les jugements émis par ces deux catégories d’acteurs du marché cinématographique. Les résultats de leurs travaux révèlent, dans un premier temps, une divergence entre les goûts des spécialistes, qui sont des critiques œuvrant pour des magazines spécialisés tels que Télérama ou encore So Film, et ceux des spectateurs ordinaires, sans pour autant parler d’opposition. En effet, les deux parties mobilisent des critères de jugement différents pour évaluer la qualité d’un film. Puis, les résultats révèlent, dans un second temps, une convergence partielle des opinions rendue possible par l’hybridation des goûts construite à travers Internet. Néanmoins, alors que les spectateurs ont souvent recours aux avis des spécialistes pour choisir un film de « bonne qualité » et correspondant à leurs goûts, l’usage que font les spectateurs ordinaires des avis des spécialistes n’est pas suffisamment pris en compte. En effet, Debenedetti et Larceneux (2011) soulèvent qu’avec le Web 2.0., les spectateurs ordinaires ont notamment tendance à « bricoler » leurs propres opinions, néanmoins les auteurs ne précisent pas quels dispositifs sont utilisés en ce sens.
Les limites de l’économie des singularités
L’économie des singularités souffre de nombreuses limites liées principalement au concept de dispositifs de jugement dont l’efficacité est à repenser. Ces limites ont été soulignées par certains auteurs au cours de notes critiques (Gadrey, 2008; Gautié, 2008). L’exclusion du consommateur du processus de qualification des biens singuliers et la profusion des dispositifs de jugement constituent, entre autres, des limites interrogeant la pérennité de cette nouvelle forme de marché.
Les insuffisances de la théorie proposée par Karpik
Tout d’abord, telle qu’elle a été théorisée, l’économie des singularités exclut une prise en compte du point de vue des consommateurs (Gadrey, 2008; Gautié, 2008) et de leurs pratiques en termes d’usage des dispositifs de jugement (Cochoy, 2002; Dubuisson-Quellier et Neuville, 2003). En effet, les critiques à l’égard de l’économie des singularités s’interrogent sur l’éventuelle contribution des consommateurs à la construction des dispositifs de jugement et considèrent la mise à l’écart des consommateurs du processus de qualification comme une menace pesant sur la culture et la démocratie consumériste.
Dans une note critique, Gadrey (2008) pointe l’absence d’une prise en compte des pratiques des consommateurs. En effet, ces derniers, qu’ils soient actifs ou passifs, autonomes ou hétéronomes, ne mobilisent pas ou ne construisent pas les mêmes dispositifs de jugement pour effectuer leur choix. Plusieurs combinaisons sont alors possibles, ce qui n’a pas fait l’objet d’un traitement détaillé dans l’ouvrage de Karpik (Gautié, 2008). Gadrey reproche donc à Karpik de ne pas avoir suffisamment approfondi les distinctions portant sur la manière dont les consommateurs sollicitent et construisent les dispositifs de jugement. En d’autres termes, il est reproché à Karpik de s’être basé sur les dispositifs de jugement pour fonder les régimes de coordination plutôt que sur les pratiques des consommateurs. De même, Gautié (2008) affirme que ce ne sont pas les dispositifs de jugement qui devraient être la base de l’analyse mais plutôt les « formes d’engagement » des consommateurs, c’est-à-dire les manières selon lesquelles les consommateurs font « usage » des différents dispositifs de jugement. Dans sa réponse, Karpik (2008) reconnaît qu’une prise en compte plus approfondie des pratiques des consommateurs est une demande exigeante à laquelle il ne peut répondre que par les nombreuses études de cas qui émaillent son ouvrage et qui ne sont, en aucun cas, exhaustives.
De plus, la crédibilité et la légitimité des dispositifs de jugement peuvent être remis en question. Par exemple, les critères mobilisés pour construire le classement de Shanghai sont contestés pour plusieurs raisons : ils sont réducteurs, servent principalement d’instrument politique permettant de légitimer certains réformes (loi sur l’autonomie des universités par exemple), comparent des universités qui ne fonctionnent pas de la même manière et avantagent des universités anglophones. De même, une confusion règne quant au rang du classement à partir duquel une université est jugée comme étant de bonne ou de moins bonne qualité. C’est alors que deux stratégies se mettent en place : la première consiste en une réadaptation des critères et la deuxième en la création d’un nouveau classement concurrent (Eloire, 2010). Cette volonté de légitimer la pratique même de classement tend à faire entrer ce dispositif dans la sphère marchande, ce qui l’expose ainsi à un risque de désingularisation. En effet, l’existence même du classement de Shanghai transforme les universités en biens marchands, transformation incitée par les politiques. Dans cet esprit, le classement, en tant que dispositif de jugement, n’est plus un outil d’aide permettant aux consommateurs d’effectuer un choix raisonnable mais un outil de transformation d’un produit ou service singulier en bien marchand. Cette conclusion conduit à s’interroger sur le bien-fondé des dispositifs de jugement mis en place par les professionnels du marché, d’autant plus qu’une question de confiance portée aux organismes de classement se pose (Karpik, 1996).
Nous l’avons vu, la confiance est indispensable au fonctionnement du marché des singularités. Dès lors des organismes de certification s’attachent à légitimer la confiance qu’accordent les consommateurs aux dispositifs de jugement en garantissant le contrôle et l’indépendance (Lupton, 2009). Cependant, les actions entreprises par la DGCCRF9, dont la mission principale est d’assurer un fonctionnement équilibré et transparent des marchés au bénéfice de l’ensemble des acteurs économiques dont les consommateurs, tendent à décrédibiliser les stratégies entreprises par certains organismes de certification. Par exemple, un récent rapport publié par la DGCCRF10 concernant le secteur des énergies renouvelables révèle que le label « Reconnu garant de l’environnement » (RGE), lancé par le Ministère de l’environnement, de l’énergie et de la mer, n’apporte pas aux consommateurs la qualité recherchée et la certitude de pratiques commerciales honnêtes. Plusieurs manquements graves ont été relevés conduisant à décrédibiliser l’organisme de certification et à entacher la confiance des consommateurs.
Le vin, manifestation du boire conscient
Parmi les biens singuliers, le vin constitue un objet de recherche particulièrement approprié pour illustrer les caractéristiques de l’économie des singularités ainsi que les limites auxquelles celle-ci se heurte. En étant davantage amplifiées, les caractéristiques propres à l’économie des singularités permettent de distinguer le vin des autres biens singuliers, et particulièrement des autres produits alimentaires.
Tout d’abord, le vin est une catégorie de produits susceptible de générer une variété d’interprétations. Amine et Lacœuilhe (2007) identifient, en effet, plusieurs dimensions liées à la consommation de vin : symbolique, rituelle, hédonique, ésotérique, culturelle, authentique, expérientielle ou encore sociale. Ainsi, la multidimensionnalité du produit est ici poussée à l’extrême et davantage sublimée (Reckinger, 2012). De plus, selon Teil (2001), c’est sans doute la catégorie de produits alimentaires qui « suscite le plus de difficultés et de tentatives d’objectivations de sa qualité. Mais il est aussi un des rares à voir cette qualité jugée par une critique » (Teil, 2001, p. 68). Les multiples interprétations liées au vin conduisent le consommateur à mobiliser des dispositifs de jugement correspondant à sa propre interprétation du produit singulier. Les combinaisons d’ajustements possibles entre le produit, le dispositif de jugement et le consommateur sont infinies.
De plus, le vin n’est pas un produit ordinaire, en effet, il est au cœur de l’interaction entre le buveur, le produit et la situation de consommation, c’est-à-dire au cœur d’un « triangle du boire » (Reckinger, 2012). C’est cette interaction qui est ainsi « créatrice de valeur » pour le consommateur (Filser, 2008).
Les qualités d’un vin ne peuvent également pas être évaluées correctement dans la mesure où elles sont le fruit d’une culture et d’une longue histoire. En effet, le vin est une œuvre de civilisation, c’est-à-dire qu’il est issu d’un héritage conséquent et d’une longue tradition (Karpik, 2008). De plus, ses qualités ne sont pas stabilisées, le vin étant considéré comme un bien vivant dans la mesure où le processus n’est jamais complètement achevé. Bien qu’embouteillé et stocké, le vin continue sa fermentation.
De nombreuses études ont mis en évidence l’influence des signaux extrinsèques, tels que les labels, l’origine ou encore les étiquettes des vins sur la qualité perçue du vin (Orth et Krska, 2002 ; Orth et alii., 2005 ; Martinez et alii., 2005 ; Hollebeek et alii., 2007 ; Mello et Gonçalves, 2008 ; Capitello et alii., 2012) ainsi que l’influence des recommandations et de la situation de consommation (Kolyesnikova et alii., 2008 ; Hollebeek et Brodie, 2009). Par conséquent, le point de vue des consommateurs vis-à-vis de leurs pratiques de consommation de vin, et plus particulièrement de l’usage qu’ils font des dispositifs de jugement, a peu été pris en considération. De plus, aucun consensus clair n’a pu déterminer quel signal disposait de plus de poids pour inférer la qualité du produit dans la mesure où les signaux utilisés comme critères de choix possibles sont très nombreux et variables.
L’accumulation de signaux, rendant le choix confus et la qualité incertaine, a notamment encouragé les consommateurs à se tourner vers des jugements formulés par des professionnels du marché comme le montre, par exemple, le succès des ouvrages dédiés à l’achat et à la dégustation de vins (Fernandez, 2004). En effet, les consommateurs de vin n’ont pas d’autre choix que de se fier aux dispositifs de jugement présents sur le marché dans la mesure où ils disposent majoritairement d’un faible niveau de connaissances. Selon un récent baromètre publié par l’agence Sowine, seuls 4% des individus interrogés s’estiment connaisseurs en vin, la majorité se considérant comme néophytes11. Par conséquent, la recherche du « goût des autres » devient un réflexe pour les consommateurs investis dans l’appropriation d’une culture œnophile. Ainsi, le choix en matière de vin s’appuie sur un jugement, si ce n’est pas le sien, c’est celui d’un autre. Si l’ajustement entre un produit et le goût du consommateur n’est pas possible, les dispositifs de jugement interviennent non pas pour aider le consommateur à trouver l’accord parfait mais pour tenter de modifier son ajustement en l’invitant à suivre une autre voie. Bien souvent les plus novices des consommateurs choisissent donc un vin qui ne correspond pas à leur goût personnel mais qu’ils devraient aimer selon l’avis de professionnels du marché, rendant la prescription « buvez les vins de qualité que je vous indique » efficace (Teil, 2003, p. 179).
La quantité de dispositifs de jugement disponibles sur le secteur viticole démontre qu’on ne boit pas du vin comme on boit du thé ou du café. En ce sens, le vin se différencie des autres biens singuliers, et plus particulièrement des autres produits alimentaires, dans la mesure où la simple affectivité et pratique immédiate est dépassée pour atteindre une forme plus esthétisée et cultivée. Le vin, et la culture œnophile, s’inscrivent dans la tendance plus large liée à l’esthétisation du quotidien et de l’alimentation (Elias, 2001 [1939] ; Schulze, 2005 [1992] ; Mennell, 1985 ; cité par Reckinger, 2012, p. 127).
Une tentative de distinction entre la pratique et les pratiques
La théorie des pratiques sociales, telle qu’elle est conceptualisée aujourd’hui, est relativement récente. Cette section a pour objectif de lever la confusion qui règne autour de la notion de « pratiques » en faisant la distinction, dans un premier temps, entre la « praxis » et la « praktik. » Puis, dans un second temps, nous exposons les difficultés que rencontre la théorie des pratiques sociales pour renforcer son armature conceptuelle.
Les notions de « praxis » et de « praktik »
En mobilisant la théorie des pratiques sociales comme cadre théorique principal, il est nécessaire de distinguer les notions de « pratique » et de « pratiques » qui ne renvoient pas au même champ conceptuel. Cette distinction est essentielle pour éviter une confusion lors de l’application de la théorie.
La pratique (Praxis) fait référence à l’action humaine prise dans sa globalité, en ce sens, elle s’oppose à la théorie. Les pratiques (Praktik) sont des comportements routiniers intégrant des éléments interconnectés dont le nombre et les caractéristiques peuvent différer d’un théoricien à l’autre. Par exemple, pour Reckwitz (2002), les pratiques sont composées « des formes d’activités corporelles, des formes d’activités mentales, des « choses » et leur usage, des connaissances de base constituées de compréhension, savoir‑faire, états émotionnels et motivations » (p. 249, d’après la traduction de Dubuisson-Quellier et Plessz, 2013).Warde (2005), dans son introduction de la théorie des pratiques sociales dans le champ de la consommation, soutient la proposition de distinction effectuée par Reckwitz et ne conçoit pas les pratiques comme une entité cohérente. Il est donc souhaitable de parler plutôt de théorie des pratiques sociales et non de théorie de la pratique.
Une armature conceptuelle à préciser
Compte tenu de l’apparition relativement récente d’un « tournant pratique » (Schatzki, 1996), la théorie des pratiques sociales demeure entourée de nombreuses questions quant à la délimitation de ses frontières et aux spécificités conceptuelles auxquelles elle renvoie.
La théorie des pratiques sociales a fait l’objet de certaines critiques visant l’incohérence conceptuelle liée au terme « pratiques » qui agirait comme un terme fourre-tout pour désigner l’ensemble des actions entreprises par des individus (Arsel et Bean, 2013). En conséquence, la théorie des pratiques sociales ne dispose pas d’une armature théorique suffisante pour appréhender l’évolution des pratiques sociales, en dépit des travaux menés jusqu’à présent (Dubuisson-Quellier et Plessz, 2013). L’absence d’un consensus clair sur la conceptualisation de la théorie des pratiques sociales ne constitue pas une fatalité en soi puisque l’approche, comparativement aux autres théories sociales, n’en est qu’à ses balbutiements au lendemain de l’identification par Schatzki (1996) d’un « tournant pratique ».
Néanmoins conscients de cette faiblesse, de nombreux chercheurs ont tenté d’y apporter une solution en proposant des programmes méthodologiques adéquats. De l’ethnographie aux méthodes quantitatives, aucune approche n’a toutefois permis de saisir la dynamique d’évolution des pratiques sociales, notamment parce que ces recherches se sont principalement concentrées sur l’identification des éléments constitutifs des pratiques et les relations que ces derniers entretiennent. Avant de proposer une nouvelle approche méthodologique, les fondements de la théorie des pratiques sociales doivent être présentés.
Les mutations de la théorie des pratiques sociales
Cette section vise, dans un premier point, à établir le positionnement de la théorie des pratiques sociales parmi les théories sociales. Elle s’en distingue principalement en situant l’action sociale au niveau des pratiques. Puis, dans un deuxième point, nous localisons les fondements de la théorie des pratiques sociales dans les écrits de Wittgenstein. Sa pensée servira de tremplin à des auteurs comme Bourdieu, Giddens ou encore Schatzki dans leur projet commun de réconcilier le dualisme agent/structure qui fait débat au sein des sciences sociales. Enfin, nous exposons les divergences conceptuelles de la théorie des pratiques sociales émanant des auteurs précédemment cités qui peuvent se synthétiser sous la forme d’équations.
Situer et explorer « l’espace du social » (the site of the social) : les localisations divergentes du social
La question de la localisation du social est récurrente dans les disciplines de sciences sociales qui ne sont, toutefois, pas parvenues à s’entendre à ce sujet. En effet, les sciences sociales sont marquées par de nombreux dualismes qui rendent difficile la mise en œuvre d’une conception unifiée. La théorie des pratiques sociales, en plaçant le social au niveau des pratiques, se veut le réconciliateur entre certains dualismes présents, notamment celui de l’agent/structure.
La théorie des pratiques sociales, en situant le social au sein même des pratiques, diffère d’autres théories discutées en sciences sociales. Tout d’abord, elle est différente de ce qui est communément appelé le mentalisme. Cette approche, issue de la psychologie, a pour objectif principal de mieux comprendre le fonctionnement de l’esprit humain. De ce fait, le mentalisme localise le social au niveau de la conscience et des activités mentales des individus. C’est donc à ce niveau que se situent les significations et connaissances ; en d’autres termes, le social est le mental. La théorie des pratiques sociales se différencie également du textualisme. Ce courant situe le social au niveau des mots, textes, systèmes de signes, discours et langages des individus (Halkier, 2009). Enfin, Reckwitz (2002) identifie une troisième dimension présentée comme celle de l’intersujectivisme situant le social au cœur des interactions. En effet, « lors de leurs interactions, les agents font référence à un domaine non-subjectif de propositions sémantiques et de règles pragmatiques concernant l’utilisation de signes. » L’expression du social ne peut se situer ailleurs que dans les interactions.
Ainsi, alors que le mentalisme n’étudie pas les phénomènes mentaux comme tels, la théorie des pratiques sociales se propose d’étudier l’intégration et l’interconnexion des activités mentales, comme celles relatives à la connaissance et à la compréhension, avec un réseau complexe de faits et gestes exprimés à travers un processus de routinisation. De même, alors que le textualisme et l’intersubjectivisme s’intéressent uniquement à des structures institutionnelles plus larges, la théorie des pratiques sociales étudie les éléments relatifs à la routinisation du corps, de la connaissance et des objets comme un tout (Reckwitz, 2002).
Au contraire, la théorie des pratiques sociales situe le social au niveau des pratiques. Par leurs performances, les pratiques traduisent les éléments du social. Ce constat se confronte au clivage réputé en sciences économiques de l’homo œconomicus et de l’homo sociologicus. Le premier, influencé notamment par les travaux d’Adam Smith, est guidé par une rationalité instrumentale alors que le deuxième, influencé par les apports d’Emile Durkheim, est guidé par les normes sociales (Elster, 1989). Profondément utilitariste, l’homo œconomicus ne pense qu’à ses intérêts et à la maximisation de ces derniers comme le souligne Adam Smith (1976) : « ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous
adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme. » Alors que l’homo œconomicus ne compte que sur lui-même, l’homo sociologicus a besoin d’autrui pour faire reconnaître son statut. Pour Durkheim (1895), l’homme serait façonné par la société au sein de laquelle les valeurs, normes et rôles exercent une contrainte. Chacun à leur façon, ces paradigmes tentent d’expliquer l’action humaine et l’ordre social, tantôt conçus comme la combinaison des intérêts individuels pour l’homo œconomicus, tantôt conçus comme un consensus normatif pour l’homo sociologicus. En d’autres termes, le paradigme de l’homo œconomicus situe le social dans les actions entreprises individuellement alors que pour l’homo sociologicus le social se localise au sein des structures normatives (Reckwitz, 2002). Cependant, malgré les divergences, les deux paradigmes s’accordent sur l’absence de la connaissance tacite ou implicite dans leurs explications du social. La connaissance tacite a fait l’objet des travaux de Ludwig Wittgenstein qui ont influencé par la suite tout le champ de la théorie des pratiques sociales.
Ainsi, la théorie des pratiques sociales tente une nouvelle conception du social conditionné à l’intérieur même des pratiques, réfutant ainsi les modèles de l’homo œconomicus et de l’homo sociologicus. Présentée comme une approche ni individualiste ni holiste, la théorie des pratiques sociales considère le rôle de la routine d’un côté sans toutefois négliger celui des émotions de l’autre (Warde, 2005). Schatzki (2001) identifie les pratiques comme niveau intermédiaire, entre l’agent et la structure, où se situerait l’ordre social, ce qui constitue un apport déterminant pour les recherches qui suivront. Selon cet auteur, les pratiques forment ainsi l’unité principale du monde social et conçoit la société même comme un « champ de pratiques » (Schatzki, 2001, p. 2).
Les pratiques au sein du dualisme agent/structure
Afin de réconcilier le dualisme agent/structure faisant débat au sein des sciences sociales, les auteurs à l’origine de la théorie des pratiques sociales ont proposé de localiser l’action sociale au sein même des pratiques.
Le premier courant de la théorie des pratiques, d’influence européenne, avait pour objectif de réconcilier l’opposition entre agent et structure, qui faisait partie des dualismes dominants en sciences sociales. En effet, dans ce champ, la relation entre l’individu et la société est un point de débat important. D’un côté, les structuralistes argumentent en faveur de l’existence de structures sociales qui détermineraient les actions des individus, et de l’autre, les individualistes prônent plutôt l’autonomie des individus dont la somme des actions déterminerait la société (Røpke, 2009). N’étant pas d’accord avec les localisations divergentes du social au sein tantôt de la structure tantôt de l’individu, Bourdieu (1980) et Giddens (1987) ont notamment cherché à réconcilier les deux parties opposées. Pour cela, ils ont argumenté en faveur de l’existence d’un niveau intermédiaire, à travers lequel il est également possible d’expliquer l’action sociale. Ce parti pris de refuser une entrée par les structures ou par les individus fera également l’objet des travaux de Schatzki (1996) et des chercheurs qui en feront leurs références (e.g. Reckwitz, 2002 ; Warde, 2005 ; Røpke, 2009 ; Shove, Pantzar et Watson, 2012…). La théorie des pratiques sociales permet de contourner le problème en prônant une structure intermédiaire, évitant ainsi aux chercheurs de choisir une entrée empirique soit par la structure, soit par l’individu (Trizzulla, Garcia-Bardidia et Rémy, 2016).
Une évolution divergente des cadres structurant les pratiques
Plusieurs théoriciens ont apporté des contributions significatives à la théorie des pratiques sociales. Bourdieu, Giddens et Schatzki sont les auteurs les plus souvent cités, nous exposons successivement leurs pensées dans les sous-parties suivantes. Néanmoins, leurs conceptions présentent quelques limites, ce qui nous conduira à privilégier la pensée développée par Lahire, encore trop peu mobilisée.
[(Habitus) (Capital)] + Champ = Pratique
Pour Bourdieu (1980), l’habitus est à l’origine des pratiques sociales. Concept central dans ses travaux, l’habitus est défini par Bourdieu comme « un système de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme des structures structurantes » (Bourdieu, 1980, p.88). Il est le résultat du processus de socialisation effectué par les individus qui leur confère certaines dispositions. L’habitus structure ainsi les attitudes, préférences ou autres habitudes s’exprimant à travers le système de distinction que perpétuent les pratiques. Le goût constitue notamment pour les individus un moyen de se distinguer à travers la performance de pratiques correspondantes (Arsel et Bean, 2013).
Cependant, cette notion n’a de sens que lorsqu’elle est mise en perspective avec celles de champ et de capital. Tout d’abord, les champs, qu’ils soient sportifs, culturels ou religieux, désignent une partie de l’espace social qui a acquis un certain niveau d’autonomie suffisant pour se reproduire automatiquement. Les champs sont caractérisés par un principe de différenciation sociale issu d’un processus d’autonomisation structuré par l’habitus des individus. Par exemple, au sein du champ de la consommation, l’habitus crée un désir envers des produits et/ou services valorisés par le champ ce qui se manifeste par l’adoption de multiples styles de vie et l’expression d’une pluralité de goûts (Holt, 1998). Enfin, la rencontre entre le champ et l’habitus de l’individu est également conditionnée par le capital détenu par celui-ci.
Bourdieu a argumenté en faveur d’un modèle d’organisation sociale générant différents types de capitaux. Tout d’abord, le capital économique comprend les ressources matérielles et financières à disposition d’un individu. Puis, le capital social se compose à la fois du réseau de relations sociales disponibles pour l’individu et des ressources symboliques associées à sa position sociale. Enfin, le capital culturel regroupe l’ensemble des goûts, compétences et connaissances détenus par l’individu. Le capital culturel peut exister implicitement en se manifestant à travers les objets, être incorporé ou encore institutionnalisé grâce aux diplômes scolaires notamment. En fonction de la possession de ces capitaux, l’individu dispose d’une certaine position sociale qu’il va reproduire à travers l’habitus.
Ainsi, Bourdieu synthétise les pratiques sociales selon l’équation suivante : [(Habitus) (Capital)] + Champ = Pratique (Bourdieu, 1979, p. 112). A travers cette formule, les pratiques sont conçues comme le résultat d’un habitus, de la quantité et de la structure du capital dans un champ particulier (comme le champ de la consommation). Cette approche, qui sera reprise en recherche sur la consommation, vise à montrer que c’est l’habitus qui génère les pratiques. Pour Bourdieu, il est donc inconcevable que les pratiques exécutées par les individus soient générées par des structures extérieures à l’habitus. Le contexte, par exemple, ne peut pas être responsable des pratiques.
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Table des matières
Chapitre 1. L’économie des singularités : fondements théoriques
1. La remise en cause de l’orthodoxie économique
1.1. Les limites du courant classique
1.2. La nécessité d’une nouvelle théorie du marché
2. La complexité du choix d’un bien singulier pour les consommateurs
2.1. L’incommensurabilité et la multidimensionnalité
2.2. L’incertitude sur la qualité des produits singuliers
3. Le jugement comme modalité de choix
3.1. Définition et usage des dispositifs de jugement
3.2. Les limites de l’économie des singularités
4. Les spécificités du secteur viticole
4.1. Le vin, manifestation du boire conscient
4.2. L’émergence d’une culture oenophile
Chapitre 2. Repenser le vin sous l’angle de la théorie des pratiques sociales
1. Une tentative de distinction entre la pratique et les pratiques
1.1. Les notions de « praxis » et de « praktik »
1.2. Une armature conceptuelle à préciser
2. Les mutations de la théorie des pratiques sociales
2.1. Situer et explorer « l’espace du social » (the site of the social) : les localisations divergentes du social
2.2. Les conceptions des pratiques comme unité du social
2.3. Une évolution divergente des cadres structurant les pratiques
3. Les enrichissements de la théorie des pratiques sociales
3.1. Vers une définition unifiée des pratiques sociales
3.2. Privilégier une structure tripartite des pratiques
3.3. La dynamique d’évolution des pratiques dans l’espace-temps
3.4. Une nouvelle conception de l’individu
4. Les applications de la théorie des pratiques sociales à la consommation et leurs limites
4.1. La théorie des pratiques sociales et la sociologie de la consommation
4.2. Des appropriations divergentes des dimensions des pratiques sociales
4.3. Les expressions verbales et corporelles, des éléments constitutifs ignorés
4.4. Les limites méthodologiques
4.5. La négligence des individus et du contexte au sein de la théorie des pratiques sociales
4.6. Les contributions de Lahire omises par la théorie des pratiques sociales
5. Les pratiques discursives oenophiles et leurs dynamiques
Chapitre 3. Appréhension de la dynamique des pratiques sociales par le concept de « carrière »
1. Aux origines du concept de « carrière » : la perspective interactionniste
1.1. L’émergence du concept sous l’impulsion de la deuxième École de Chicago
1.2. La mobilisation du concept de carrière en sociologie
1.3. Les caractéristiques communes aux carrières en sociologie
2. L’application du concept de « carrière » aux pratiques de consommation et leurs limites
3. Une carrière de pratiques oenophiles est-elle envisageable ?
3.1. La dynamique temporelle des pratiques sociales
3.2. L’influence de l’histoire subjective des individus sur les pratiques oenophiles : une nécessité de désobjectiver le concept de « carrière »
3.3. La question de la déviance au sein des pratiques oenophiles
3.4. L’absence d’une institution totalitaire, structure dominante des études sur les carrières
Chapitre 4. Choix épistémologique et méthode de la recherche
1. Adoption d’une posture épistémologique
2. Le choix de la méthode des récits de vie
2.1. Fondements et intérêts de la méthode des récits de vie
2.2. Application de la méthode des récits de vie en sciences de gestion
2.3. Enjeux d’une approche comparative des récits de vie
3. La question de la reconstruction subjective des récits
3.1. L’illusion biographique
3.2. Critique de l’illusion biographique
3.3. Le concept de « carrière » comme cadre des récits de vie
3.4. La réflexivité du chercheur
Chapitre 5. Collecte, analyse et interprétation des données
1. Mise en place d’une collecte de données internationale
1.1. Réflexion sur le profil de consommateurs de vin à recruter
1.2. Le choix de l’Argentine comme pays de comparaison
1.3. Constitution des échantillons
1.4. Déroulement des entretiens à travers la méthode des récits de vie
2. Analyse et interprétation des données
2.1. L’analyse de contenu et l’analyse comparative
2.2. Critères d’évaluation de la recherche
Chapitre 6. La reconstruction des carrières de pratiques oenophiles des aficionados français et argentins
1. L’influence des dispositions sur la reconstruction des carrières de pratiques oenophiles
1.1. La formation des dispositions à travers les expériences de socialisation
1.2. Le rapport au corps
1.3. La personnalité et les capacités sensorielles
2. L’influence du contexte sur la reconstruction des carrières de pratiques oenophiles
2.1. Les médias
2.2. La démocratisation de la culture oenophile
2.3. Les cadres d’interaction
2.4. Les groupes sociaux
2.5. Les entrepreneurs de morale
2.6. Le cadre spatio-temporel
3. L’influence des dispositifs de jugement sur la reconstruction des carrières de pratiques oenophiles
3.1. La centralité du réseau
3.2. L’usage des dispositifs de jugement conditionné par leur prolifération
3.3. Méfiance et défiance envers les dispositifs de jugement
3.4. Valorisation des dispositifs autonomes
3.5. L’importance des signaux de qualité dans un contexte de raréfaction des dispositifs
de jugement
Discussion : Contributions, limites et perspectives de la recherche
1. Les aficionados, des individus pluriels
2. Mécanismes d’appropriation de la culture oenophile
2.1. La responsabilisation morale des aficionados argentins
2.2. L’autonomisation des aficionados français
3. Apports de la recherche
3.1. Apports théoriques et méthodologiques
3.2. Implications managériales
4. Limites et voies de recherche
4.1. Limites théoriques et méthodologiques
4.2. Voies de recherche
Conclusion générale
Références bibliographiques
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