Le problème de la signification des modalités
Signification de la nécessité
Un des premiers problèmes dans la partie modale des Premiers Analytiques est que cette dernière comporte peu d’indices concernant la signification des modalités. En ce qui concerne la nécessité, Aristote affirme « qu’être dans X tout entier » et « s’appliquer à tout X » se fait de la même manière qu’une déduction nécessaire42. On ajoute à cette dernière que c’est par nécessité.
La signification de la proposition nécessaire consisterait simplement à ajouter au dictum de omni qu’il « n’est pas possible de trouver une instance du sujet qui ne se dise pas du prédicat par nécessité ». On ne sait toujours pas ce que signifie nécessaire dans ce contexte.
Quelle est la définition de la nécessité, dans le contexte des Premiers Analytiques ? Cette notion entretient-elle un lien avec le reste du corpus aristotélicien ?
On trouve une définition du nécessaire au sein du livre Δ de la Métaphysique : « en outre, de ce qui ne peut être autrement, nous affirmons qu’il en est ainsi par nécessité et, selon cette nécessité, on appelle aussi nécessités à peu près toutes les autres nécessités ». La définition la plus générale du nécessaire est « ce qui ne peut être autrement » et c’est en ce sens que l’on doit comprendre la nécessité syllogistique. La conclusion ne peut être autrement à cause des prémisses. Doit-on comprendre qu’une prémisse nécessaire est la conclusion d’un autre syllogisme ou faut-il comprendre la nécessité dans un sens plus général ?
On peut dire d’un événement qu’il est nécessaire, car il n’est pas envisageable de penser le monde sans qu’il ait lieu. On peut dire d’une loi qu’elle est nécessaire, car il n’existe pas de situation dans laquelle elle n’est pas le cas. On dit d’une condition qu’elle est nécessaire lorsqu’une chose est impossible sans cette dernière. En ce sens, la proposition « il est nécessaire que tous les hommes soient mortels » signifierait « qu’il ne peut pas en être autrement que tous les hommes soient mortels », qu’il n’existe pas de situation dans laquelle un homme, au moins, n’est pas mortel. Ce sens plus « métaphysique » de la nécessité peut être mis en relation avec la sémantique des mondes possibles.
Cette sémantique consiste à prendre pour modèle un ensemble de mondes possibles. La notion de monde possible peut être attribuée à Leibniz. Pour faire simple, la métaphysique de Leibniz conçoit un monde comme un ensemble événements préétablis (si l’on se place du point de vue divin). Un monde possible est un monde qui ne viole pas les vérités logiques et notamment le principe de noncontradiction.
C’est une condition nécessaire à l’existence d’un monde, mais elle n’est pas suffisante. La notion de monde possible comprend l’ensemble des mondes qui auraient pu être crées par Dieu. Si l’on fait abstraction des considérations théologiques, un monde possible est un monde qui peut prétendre à l’existence. Par conséquent, cette notion recouvre aussi bien notre monde, son futur, la fiction à partir d’un événement passé (le cours des événements si César n’avait pas traversé le Rubicon), mais aussi les fantaisies quel que soit le degré de proximité qu’elles entretiennent avec notre monde. Un monde contradictoire n’est pas possible car il n’est pas concevable, il n’a pas d’existence même imaginaire.
Dans un tel contexte, nécessaire signifie vrai dans tous les mondes possibles. On utilise l’opérateur modal pour symboliser la nécessité.
On peut affirmer que A est le cas si et seulement si A est le cas dans l’ensemble des mondes possibles.
Distinction entre modalité de dicto/de re
Ce modèle peut être utilisé pour formaliser la syllogistique apodictique. Ainsi, on peut interpréter le dictum de omni apodictique de la manière qui suit :
Naps signifierait Ɐx(S(x) → □P(x)) ; Pour tout x, s’il est dit de S alors il est nécessairement dit de P.
Cependant cela n’est pas la seule formalisation possible. Dans le cas précédent, on emploie une modalité de re. Autrement-dit, la nécessité porte sur les individus (les res : les entités) qui sont prédiqués de S, dans un certain contexte : ces x qui sont prédiqués de S sont « toujours » prédiqués de P. Cette formulation ne comprend pas les individus étant prédiqués de S dans les autres contextes. Pour spécifier le monde pour lequel la proposition vaut, on utilise l’indice wi que l’on préfixe à la proposition par un point.
Ainsi, w0.Ɐx(S(x) → □P(x)) signifie que ce sont les individus du monde w0 qui sont prédiqués universellement et nécessairement de P. Imaginons un monde (par exemple, le notre) dans lequel tout homme est nécessairement mortel, en précisant que c’est une modalité de re. Cette nécessité porte uniquement sur les individus qui sont prédiqués d’homme dans notre monde. Autrement-dit aucun homme du monde réel n’échappe à la mortalité. Cela n’empêche pas d’imaginer un autre monde (par exemple, une fiction), dans lequel aucun homme n’est mortel ou qu’il existe des hommes qui ne sont pas mortels : par exemple w1.Ɐx(S(x) → ¬P(x)) et w2.∃x(S(x) ∧ ¬P (x)) qui sont pourtant incompatibles avec la proposition w0.Ɐx(S(x) → □P(x)), si on les préfixes de w0.
Cependant, le fait que les propositions soient respectivement préfixées de w1 et de w2 impliquent
qu’en w0 que Ɐx(S(x) → ¬P(x)) et ∃x(S(x) ∧ ¬P (x)) sont simplement possibles. On utilise le symbole ◊ pour indiquer la possibilité.
Dans la sémantique des mondes possibles, l’opérateur ◊ signifie vrai dans au moins un monde possible, noté wi. w0.Ɐx(S(x) → □P(x)) n’est donc pas contradictoire avec w0.◊Ɐx(S(x) → ¬P(x)) ou w0.◊∃x(S(x) ∧ ¬P (x)) mais avec w0.Ɐx(S(x) → ◊¬P(x)) et w0.∃x(S(x) ∧ ◊¬P (x)). Cela s’explique par la distinction entre une modalité de re (que nous venons d’expliquer) et une modalité de dicto (qui porte, comme son nom l’indique, sur l’énoncé). w0.◊Ɐx(S(x) → ¬P(x)) comporte une modalité de dicto car cette dernière porte sur toute la proposition, à l’inverse de w0.∃x(S(x) ∧ ◊¬P (x)) qui ne porte que sur les individus qui ne sont pas prédiqués de P.
En énoncé tel que w0.□Ɐx(S(x) → P(x)) est, en revanche, incompatible avec w1.Ɐx(S(x) → ¬P(x)) et w2.∃x(S(x) ∧ ¬P (x)). Si nous affirmons qu’il est nécessaire tous les hommes soient mortels de dicto, alors quelque soit le monde être une homme implique d’être mortel. Pour résumer : être un homme implique nécessairement (de re) d’être mortel, implique que l’on désigne un contexte particulier ; être un homme implique nécessairement (de dicto) d’être mortel, n’implique pas de contexte particulier.
Qu’est-ce l’expression par nécessité sous-entend si on l’ajoute au dictum de omni. Affirme-t-on que « par nécessité, il n’est pas possible de trouver une instance du sujet qui ne se dise pas du prédicat » ou « il n’est pas possible de trouver une instance du sujet qui ne se dise pas du prédicat, par nécessité » ?
Distinction entre contingence et possibilité
Comme nous venons brièvement de le mentionner, possible signifie « vrai dans au moins un monde possible ». La logique modale moderne ne comprend que deux opérateurs alors que la syllogistique modale en comporte trois. On pourrait résoudre ce problème en réduisant la contingence à la possibilité. Est-ce que cela correspond à la conception des Premiers Analytiques ?
Contrairement à la nécessité, Aristote consacre le chapitre 13 à la contingence. Dans ce passage, il définit la possibilité bilatérale ou contingence (traduction du terme endekhomenon) concerne ce qui n’est ni nécessaire ni impossible. Cette modalité exclut la nécessité affirmative, ce qui n’est pas le cas de la possibilité dans la sémantique des mondes possibles. On peut, tout à fait, produire un modèle dans lequel w0.□A est vraie et w0.◊A est également vraie. Soit un modèle qui comporte une ensemble de mondes W{w0, w1, w2} dans lequel chacun rend vraie la proposition A. On peut donc affirmer que ce modèle rend vraie w0.□A, car A est le cas dans tous les mondes du modèle, mais aussi w0.◊A car il existe au moins un monde qui rend vrai A (tous les mondes dans ce contexte).
La contingence est plus restreinte, « il est contingent que A » est vraie si et seulement si A est vraie dans au moins un monde mais pas dans tous les mondes du modèle. Un telle proposition est incompatible, aussi bien, avec l’impossibilité (nécessité négative) qu’avec la nécessité. . Aristote. Op.cit. 2014. 32a19 : « par contingent, j’entends ce qui n’est pas nécessaire et que l’on peut supposer être le cas sans qu’il en résulte une impossibilité (en effet, c’est de façon équivoque que nous disons que le nécessaire se peut) ».
La sémantique des mondes possibles implique une notion plus large de la possibilité. Cette dernière est plus proche du sens qui est donné à l’expression « il se peut que » dans le chapitre 3 des Premiers Analytiques : il se peut que se dit aussi bien « pour le nécessaire, le non-nécessaire et pour le possible. » La notion de la contingence comme celle de la possibilité impliquent la négation d’une impossibilité. Possible signifie non-impossible aussi bien pour la possibilité bilatérale que pour l’unilatérale (au sens de simplement impossible). On peut donc considérer la contingence comme une type spécifique de possibilité.
La notion de possibilité au sein de la logique contemporaine rejette le principe de subordination de la possibilité par rapport à la nécessité : « possible que A » n’empêche pas « nécessaire que A », cependant « nécessaire que A » n’implique pas « possible que A ». La modalité peut être comprise
comme une quantification sur l’ensemble des monde, le problème de la subordination se construit de manière parallèle à la subalternation. □A signifie que si w appartient à l’ensemble des mondes du modèle, alors il rend vrai A. Autrement-dit, □A si et seulement si Ɐw(W(w) → V(w))49. ◊A signifie qu’il existe w appartenant à l’ensemble des mondes du modèle et qui rend vrai A : ∃w(W(w) ∧ V(w)). Dans un modèle dont l’ensemble W est vide, « Ɐw(W(w) → V(w)) » est vraie et « ◊∃w(W(w) ∧ V(w)) » est fausse. Tout comme pour la subalternation, la subordination ne semble pas être valide pour la logique modale contemporaine. Puisque Aristote admet la subalternation, on pourrait penser qui admet également la subordination entre les modes. Cependant, Aristote ne mentionne pas ce principe au sein des Premiers Analytiques. Est-ce un principe sous-jacent de son système ?
Une interprétation de re
Comme cela a été dit auparavant, voici l’interprétation de re du dictum de omni apodictique :Ɐx(S(x) → □P(x)) ; « qu’il n’est pas possible de trouver une instance du sujet qui ne se dise pas du prédicat, par nécessité ». Autrement-dit, pour tout individu, s’il tombe sous le sujet (dans ce contexte) alors il tombe nécessairement sous le prédicat. C’est la lecture qui est privilégiée afin de valider les modes Barbara-NXN ou aaa-1-NXN et Celarent-NXN ou eae-1-NXN.
Barbara-NXN ou aaa-1-NXN est un mode qui a toujours été l’objet de controverses. Comme pour Barbara et Celarent, ces deux modes sont jugés parfaits. Ce sont des règles d’inférences qu’on emploie dans les deux types de preuve (réduction à un syllogisme parfait et réduction à l’impossible). La validité de certains syllogismes imparfaits dépend donc de ces modes. Ce ne sont pas des résultats qui sont en cause mais bien des règles du système. Cependant, cela n’est pas l’interprétation de re qui pose problème dans ce contexte.
La reconstruction de la logique modale aristotélicienne proposée par Malink
D’après Łukasiewicz (1957)53, la partie modale des Premiers Analytiques comporte de « nombreuses fautes et inconsistances » comme on l’a brièvement remarqué dans la préface. C’est même devenu une « opinion commune »54 selon Malink, lorsqu’il fait état de la recherche. C’est cette opinion que Malink entend contester par ses travaux.
Deux points essentiels sont mis en évidence : Premièrement, « la syllogistique d’Aristote est une pure logique des termes ». Ce qui signifie dans ce contexte qu’on écarte la notion d’individu, alors qu’une grille de lecture moderne fondée sur la sémantique formelle nous conduirait inévitablement à interpréter les propositions syllogistiques comme une relation entre termes et individus.
Deuxièmement, la modalité doit être comprise comme un certain type de relation entre un sujet et un prédicat. Nous comprendrons plus tard que ça n’est pas un opérateur indépendant, susceptible d’être retranché ou ajouté d’une proposition. On parle d’une « copule modale » : ce qui à pour but d’éviter la confusion entre une lecture de dicto et une lecture de re. Sans le mentionner Malink exclut « l’emboîtement » des modalités tel que nous l’avions mentionné au sein de la première partie.
Dans tous les cas, ce que Malink accuse, c’est une « application inappropriée de la logique moderne et de la sémantique formelle à la syllogique modale ». La sémantique formelle n’est pas adéquate pour une reconstruction de toute la syllogistique d’Aristote. C’est pour cette raison que Malink propose une sémantique de type « méréologique » fondée sur ce qu’il nomme la « théorie des prédicables », dans le but de justifier toute déclaration faite à propos la validité ou l’invalidité des différents modes, dans les Premiers Analytiques. Il compte ainsi résoudre les problèmes qui résultent d’un mauvais emploi de la sémantique.
Deux problèmes majeurs émergent de l’interprétation usuelle de la syllogistique modale. C’est, du moins, ces deux difficultés que Malink cherche à écarter.
Premièrement, on accuse souvent le texte aristotélicien de faire la confusion entre la modalité de dicto et la modalité de re, ce qui pose problème car le syllogisme Celarent-NXN et la conversion- Ne nécessitent respectivement une lecture de re et une lecture de dicto. Pour valider Celarent-NXN, on a besoin d’interpréter l’universelle nécessaire affirmative de re : « pour tout individu qui tombe sous le sujet, il est nécessaire qu’il ne tombe pas sous l’attribut ».
Alors que pour valider la conversion de l’universelle nécessaire négative, on a besoin d’une lecture de dicto : « nécessairement le sujet est incompatible avec le prédicat ». De re, la modalité concerne les individus, c’est-à-dire les réalités auxquelles on attribue les termes. De dicto, la modalité reste au niveau des termes, c’est toute la proposition qui est embrassée par la modalité.
Comme on l’a déjà remarqué, Malink insiste sur deux points. Le premier consiste à écarter la notion d’individu en ce qui concerne la syllogistique d’Aristote. Une interprétation de re comme nous l’avions proposée n’est pas possible dans un tel contexte : c’est bien sur les termes que porte la nécessité. Deuxièmement, il ne faut pas considérer que la modalité est un opérateur indépendant, mais un mode de prédication. L’interprétation de Malink s’affranchit de l’interprétation de dicto et en propose une qui se rapproche fortement de la lecture de re. Une lecture de dicto n’est pas envisageable, étant donné que la modalité porte sur la copule. Cependant, cela ne change rien puisqu’il s’agit d’une incompatibilité entre deux termes et non entre les individus qui tombent sous un terme : comme on l’avait suggéré dans l’interprétation de re.
Une logique ne comportant que des termes ne pose pas de problèmes concernant la validité de la conversion-Ne car c’est la notion d’individu appartenant à un ensemble qui constituait une difficulté.
Une interprétation de re valide Barbara-NXN et Celarent-NXN. Cependant, une logique qui n’est composée que de termes introduit une circularité dans la preuve des modes parfaits : plus particulièrement les dicta. Cette circularité comprend également le dictum de omni assertorique. Malink fait cependant le choix de ne pas le traiter car, selon lui, le mode la première figure ne pose généralement pas de problèmes. Ce qui motive la reconstruction de Malink, c’est la justification de la transitivité de la prédication nécessaire.
De plus la solution proposée par Malink ne règle pas aussi bien problème que la lecture de re, concernant la validité de Barbara-NXN et Celarent-NXN. Sa logique de termes introduit également la réflexivité de la prédication universelle.
L’objection « théoprastienne » présentée par Alexandre dans ses Commentaires sur les Premiers Analytiques d’Aristote (124.8-30) tient toujours. Comme on l’a déjà affirmé, il en existe deux types qui ont leur importance spécifique.
Une lecture hétérodoxe du dictum de omni
Une « pure » logique de termes
Il convient de rappeler l’interprétation dominante en ce qui concerne la partie non-modale des Premiers Analytiques. Le dictum de omni56 donne la signification des propositions assertoriques universelles affirmatives : rien de ce qui est prédiqué du sujet ne peut pas ne pas être dit du prédicat.
C’est sur l’interprétation de ce rien (mêden) que s’appuie le débat en ce qui concerne le dictum de omni. Traditionnellement, on pense que « rien » signifie « aucun individu », ce qui donne la formalisation :x(S(x) → P(x))
Autrement dit, « tous les S sont P » est vraie lorsque le prédicat est toujours prédiqué de ce dont le sujet est prédiqué. Du point de vue syntaxique, on remarque que les termes sont en majuscule, tandis que les individus sont notés en minuscule. Du point de vue sémantique, la quantification porte sur les individus et pas sur les termes. Termes et individus sont donc considérés comme des « entités d’un type différent »57. Cette grille de lecture est une application pure et simple de la sémantique formelle à la syllogistique aristotélicienne. C’est ce que Malink nomme l’interprétation « orthodoxe » du dictum de omni. Est-ce qu’Aristote affirme explicitement que « rien » signifie « aucun individu » ?
Syntaxiquement, il n’y a aucune différence entre les termes et le domaine de quantification. Par conséquent, la quantification porte sur des termes, puisqu’il n’y a que des termes. Comme on le mentionnait déjà en introduction, l’interprétation de Malink écarte la notion d’individu des Premiers Analytiques.
Pour justifier son choix, Malink s’appuie sur les textes d’Aristote et formule quatre arguments.
Premièrement, Aristote n’affirme à aucun moment que « rien » fait référence à des individus. Au contraire, Malink mentionne deux passages se trouvant dans les Seconds Analytiques58 où l’on tombe sur des formulations similaires au dictum de omni : labein + « rien » faisant référence à des termes et pas des individus.
La seconde justification s’appuie sur la nature de l’entité que met en évidence l’écthèse, un sujet qui fait encore débat59. Dans les Premiers Analytiques60, Aristote démontre la validité de Baroco-NNN et Bocardo-NNN par écthèse. Dans le cas de Baroco-NNN, l’entité mise évidence dans la prémisse mineure est en position de sujet et se retrouve en position de prédicat lorsqu’il s’agit d’inférer la conclusio61 (Felapton-NXN converti en Ferio-NXN). Dans le cas de Bocardo, c’est la même chose la position de l’entité mise en évidence passe de sujet à prédicat. Or si cette entité peut servir de prédicat, elle n’est pas un individu.
La troisième justification repose sur deux interprétations de la proposition universelle affirmative. Les deux expressions sont jugées équivalentes pour l’interprétation orthodoxe, d’après Malink. « Ce pour quoi S est prédiqué » est toujours la même chose, s’il s’agit d’individus. Il n’y a pas de distinction entre prédication universelle et particulière lorsque celle-ci porte sur des individus. On ne prédique jamais partiellement un individu.
Cependant, cette distinction a un sens s’il s’agit de termes. « Ce pour quoi S est prédiqué » peut sous-entendre une prédication universelle ou particulière, si elle n’est pas précisée. Si P est prédiqué de ce dont S est prédiqué tout entier, alors P sera prédiqué de cette chose toute entière. Mais particulièrement, si S n’est prédiqué que particulièrement de cette chose.
Le quatrième argument s’appuie sur « l’évidente » validité de Barbara-NXN63. Aristote se satisfait l’explication « C fait partie des B » afin de justifier la conclusion « A est nécessairement le cas pour tout C ». Si Aristote avait la notion d’individu en tête, il aurait précisé le sens de la seconde prémisse pour pouvoir inférer la conclusion : si tout individu dont on prédique C implique que celui-ci soit prédiqué de B, alors tout individu dont on prédique C est nécessairement prédique de A, puisque l’on a posé que tout individu prédiqué de B est nécessairement prédiqué de A. L’expression « faire partie des B » ou « être un des B » sous-entend un rapport direct entre les termes B et C sans avoir recours à la notion d’individu.
Ainsi comme Malink l’affirme dans son introduction, la logique aristotelicienne est une « pure logique des termes » : la relation entre x et p est la même que celle entre p et s, étant donné que la quantification porte bien sur des termes et pas des individus. Dans le cadre de la sémantique « orthodoxe » la relation entre x et P n’est pas la même que celle entre P et S, puisque la quantification porte sur les individus et non les termes.
Cette interprétation est à la base de la reconstruction de Malink. Puisque son objectif consiste à justifier l’intégralité du texte des Premiers Analytiques, on se doit d’exhiber la sémantique sousjacente à toute proposition syllogistique, qu’elle soit modale ou assertorique.
Un des avantages de cette interprétation consiste à résoudre le problème de la subalternation. En effet, dans le cadre d’une sémantique formelle, la proposition universelle affirmative n’implique pas la particulière affirmative. Autrement dit, « tous les hommes sont mortels » n’implique pas « qu’il existe au moins un homme qui est mortel ».
Comme nous l’avions montré dans la première partie, l’universelle affirmative a pour signification une implication « Ɐx(S(x) → P(x)) », tandis que la particulière affirmative a pour signification une conjonction « ∃x(S(x) ∧ P(x)) ». On peut cependant formuler un contre-exemple si S est un ensemble vide.
La « copule » modale
Comme nous l’avons vu en première partie, on obtient syntaxiquement une proposition modale en ajoutant un opérateur (N, X, M, Q) à la copule affirmative ou négative quantifiée notée (a, e, i, o) en exposant. Tout comme en logique modale moderne, il semble que l’on ajoute un opérateur (le carré ou le losange). Cependant, les modalités ne doivent pas être considérées ainsi, selon Malink. Ce sont des « modificateurs »65 de la copule. La copule est le troisième terme (très souvent sous entendu en grec) qui permet d’établir un lien ou non entre les deux termes. C’est l’équivalent du verbe attributif « être » en français. Ces différentes copules se distinguent par « la quantité, la qualité ainsi que modalité »66.
Il n’est pas possible de passer d’une copule modale à l’autre par ajout et retranchement d’une modalité, comme on l’aurait fait avec les opérateurs de la logique formelle. Il s’appuie sur un extrait
du traité Sur l’interprétation67 (21b26) afin de justifier son affirmation. Dans ce passage, Aristote affirme que la copule « être » doit être considérée comme une « réalité sous-jacente » (upokeimenon) que l’on détermine par la nécessité, la possibilité ou la contingence. Aristote, d’après Malink, pense la modalité sur le modèle du sujet et de ses attributs : on attribue « la nécessité, la possibilité ou la contingence » à « l’être » de prédication de la même manière qu’on attribue la « grandeur » à un « homme » en particulier. On ne fait pas qu’ajouter ou retrancher la grandeur, car on « modifie » le sujet.
Par conséquent, n’y a pas de modalité de dicto, dans les Premiers Analytiques. La modalité porte toujours sur la relation entre et prédicat et les individus qui lui appartiennent. Toutes les modalités seraient interprétées de re. Cependant, la distinction de dicto/de re a pour présupposé que la quantification porte sur les individus. Comme on l’a vu, l’interprétation hétérodoxe conçoit la syllogistique d’Aristote comme une pure logique de termes. La proposition universelle nécessaire affirmative est formulée de la manière suivante : « Ɐx(xs → □xp)68 ». Comme on peut le constater c’est une nécessité similaire à la nécessité de re, mais celle-ci ne porte pas sur des individus (notion absente de la lecture hétérodoxe).
Or, puisqu’un terme se prédique universellement de lui-même, on peut simplifier la formule en remplaçant x par s : ce qui donne « □sp) ».
Ce que Malink propose, c’est un troisième type d’interprétation qui ne produit pas la problème de la distinction de re/de dicto. Comme nous le verrons en partie 5, cela permet de résoudre le problème de l’incompatibilité entre Celarent-NXN et la conversion-Ne.
Un problème de circularité
L’interprétation hétérodoxe n’est pas exempte de problèmes. Elle semble introduire une circularité dans la justification des modes parfaits. Cela concerne aussi bien la partie assertorique que la partie modale.
Si on donne une interprétation hétérodoxe du dictum de omni il faut sous-entendre que « P est prédiqué tout terme dont S est prédiqué ». On définit la prédication universelle par une prédication universelle. De plus cette affirmation est équivalente à la règle Barbara. En effet, le dictum de omni
hétérodoxe consiste à asserter que l’on peut remplacer S par n’importe quel sujet de S. Autrement dit, on justifie Barbara à l’aide du dictum de omni dont la définition est un équivalent à Barbara.
À l’inverse, l’interprétation orthodoxe du dictum de omni donne la signification de la prédication universelle au moyen de la relation d’appartenance entre individus et termes : « tout individu appartient à P, s’il appartient à S ». Cette définition ne se fait pas sur le même plan que Barbara. Le dictum de omni orthodoxe et le premier mode la première figure ne sont donc pas équivalents.
L’interprétation de Malink conçoit la prédication universelle comme primitive70. Selon lui, le dictum de omni ne définit pas la prédication universelle affirmative, mais spécifie « ses propriétés logiques » : la transitivité et la réflexivité.
C’est le même problème lorsque l’on cherche à justifier Barbara-NXN à partir de l’interprétation hétérodoxe du dictum de omni apodictique. Dans ce contexte, « P est nécessairement prédiqué de S » signifie que « P est prédiqué de tout terme dont S est prédiqué, par nécessité ». Comme nous le verrons en troisième partie, cette dernière formulation peut poser problème. Malink choisit d’en faire l’équivalent de Barbara-NXN : si S est prédiqué de X, alors P est prédiqué de X par nécessité. Encore une fois, la justification de Barbara-NXN est donné par le dictum de omni apodictique dont la signification est Barbara-NXN.
Dans les deux cas, l’interprétation hétérodoxe des dicta est circulaire. Malink ne s’attarde pas sur la justification des modes assertoriques car il sont « généralement acceptés ». Ce qui n’est pas le cas des modes mixtes car la transitivité vaut également pour un ensemble de prémisses qui n’ont pas la même modalité. Cette propriété est centrale et c’est celle-ci que l’on cherche à démontrer. C’est dans les Topiques que Malink trouve une telle justification.
Une sémantique fondée sur les quatres prédicables
On doit comprendre la modalité comme ce qui détermine une prédication. Cependant, quelle est la signification d’une prédication nécessaire, possible ou contingente ? C’est en approfondissant les travaux de R. Patterson que Malink pense avoir trouvé la réponse. D’après Patterson, la signification des proposition modales se trouve dans ce que Malink nomme la « théorie des quatre prédicables » au sein des Topiques. Par prédicable on entend ce qui peut être dit d’un sujet. Ils sont au nombre de quatre dans les Topiques: « le genre ou la differentiae, la définition, le propre et l’accident ». Autrement-dit, toute prédication se fait à l’aide d’un genre, d’une défintion, d’un propre ou d’un accident. Malink réduit le rapport entre deux termes à deux relations primitives : « Êab» signifiant prédication essentielle et «ab » signifiant prédication accidentelle au sens large (elle n’exclut pas la prédication essentielle). La « prédication essentielle » concerne le genre ou la differentiae, la définition. Si l’on s’appuie la définition des Topiques, une essence est un prédicat susceptible de répondre à la question « qu’est ce que c’est ? » à propos du sujet. Le terme « essence » est à comprendre au sens de la question « ti esti » (qu’est-ce que c’est ?), et n’est pas réductible à la substance.
On peut, en effet, poser la question « qu’est-ce que c’est ? » à propos d’une chose qui n’existe pas par elle même. La blancheur n’a pas d’existence sans un support. Il est pourtant possible de s’interroger sur les caractéristiques essentielles de la blancheur. Si quelqu’un pose la question « qu’est-ce que la blancheur ? » on répondra par son genre. Autrement dit, que « c’est une couleur ». De même pour la « marche », qui est une espèce de « déplacement ».
Comme le remarque Malink, un genre se prédique toujours de termes qui appartiennent à la même catégorie. Même si cette affirmation pose problème, elle est fondamentale dans la reconstruction de Malink.
La « prédication accidentelle simple » inclut les prédicats essentiels ainsi que l’accident et le propre.
La prédication essentielle n’est donc qu’un cas spécifique de la prédication accidentelle simple : c’est la notion de prédication en général, elle inclut les quatre types de prédicable. Malink précise dans sa note que l’appellation « prédication accidentelle » a été choisie car celle de « prédication indéterminée » (pourtant plus appropriée) n’a pas la propriété d’être transitive.
Il est également nécessaire de distinguer la « prédication essentielle non substantielle » de la « prédication essentielle substantielle », cette dernière étant notée « Eab ». La prédication essentielle substantielle est un genre spécifique de la prédication essentielle. Comme Malink le précisera par la suite la prédication essentielle substantielle se caractérise par le fait qu’elle porte sur une substance. Autrement-dit, le sujet d’une telle prédication est une substance. La prédication essentielle non substantielle porte, quant à elle, sur une des dix catégories. On peut donc dire que le sujet d’une prédication essentielle non substantielle est une essence : c’est-à-dire qu’elle fait partie d’une catégorie. On a donc trois types de relation :
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Table des matières
Introduction
I. Problèmes liés à l’interprétation des Premiers Analytiques
II. La reconstruction de la logique modale aristotélicienne proposée par Malink
III. Limites du modèle proposé par Malink
Bibliographie
Table des matières
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