La recherche de la matière organique au cœur de l’exploration spatiale
Des composés organiques détectés sur différents corps du Système Solaire
Depuis les débuts de l’exploration spatiale, cette recherche de matière organique sur différents corps du Système Solaire n’a cessé de faire partie des objectifs scientifiques des missions d’exploration planétaire, c’est-à-dire des missions se déplaçant jusqu’à l’objet d’intérêt dans le but de l’explorer de façon in situ et par des observations à distance.
Que cherche-t-on exactement lorsque l’on parle de la recherche de la matière organique ? Nous cherchons avant tout des éléments particuliers : les CHNOPS, c’est-à-dire le carbone, l’hydrogène, l’azote et l’oxygène, mais également le phosphore ou le soufre. Puis nous cherchons de quelles façons ces éléments se combinent entre eux pour former des molécules organiques simples et quels processus chimiques s’engagent alors pour faire évoluer ces molécules simples en molécules plus complexes qui pourraient aboutir à l’apparition du vivant dans des conditions favorables. Les composés prébiotiques, c’est-à-dire les composés précédant et initiant l’apparition de la vie, sont activement recherchés. Nous y retrouvons les acides aminés, constituant les protéines et présents dans toutes les cellules vivantes mais aussi les bases azotées telles que l’adénine, la guanine, la thymine ou la cytosine, formant les doubles hélices de l’ADN. Ces composés vont des molécules les plus simples aux macromolécules organiques les plus complexes. Les biosignatures, preuves de la présence de la vie, sont également recherchées sur les différents corps du Système Solaire. Elles incluent des composés organiques préservés dans le sol, piégés dans des matrices minérales mais aussi des microfossiles ou des gaz présents dans l’atmosphère. Des composés organiques d’intérêt prébiotique ont déjà été mis en évidence sur les petits corps du Système Solaire tels les comètes et les astéroïdes (et de manière plus indirecte sur les météorites). La mission NASA/Stardust a exploré la comète 81P/Wild 2 et a ramené en 2006 sur Terre, dans une capsule, des poussières cométaires présentes dans sa queue. Les analyses effectuées sur Terre ont par exemple montré une richesse en composés oxygénés et azotés et ont également permis la détection de la glycine (Elsila et al., 2010). Il s’agit du premier acide aminé détecté sur une comète. Des composés organiques complexes comme les Hydrocarbures Aromatiques Polycycliques (HAP) ont également été détectés (Sandford et al., 2006). Plus récemment, la mission ESA/Rosetta a aussi révélé la présence de glycine sur la comète 67P/Churyumov-Gerasimenko (Altwegg et al., 2016).
Certaines lunes glacées orbitant autour des planètes géantes sont également le siège d’une chimie organique riche et complexe. les photos des panaches des geysers d’Encelade (à gauche) et de l’atmosphère dense de Titan (à droite), deux des lunes de Saturne largement étudiées par la mission Cassini-Huygens. L’étude des éjectas des geysers d’Encelade a montré une composition organique simple (Waite et al., 2006, 2017; Waite Jr et al., 2009) et très récemment Postberg et collaborateurs ont détecté des macromolécules organiques allant jusqu’à plus de 200 unités de masse (u) (Postberg et al., 2018). Titan nous servira de cas d’étude dans la partie suivante de ce chapitre. Brièvement, une chimie organique riche y a été détectée, formant des composés organiques azotés et des hydrocarbures de plus en plus complexes et lourds, initiée dans l’ionosphère (Waite et al., 2007). Les aérosols organiques en suspension dans l’atmosphère s’organisent en couches observées à différentes altitudes.La chimie organique se déroulant dans l’atmosphère épaisse de Titan est un exemple unique dans le Système Solaire.
Du méthane (Formisano et al., 2004; Webster et al., 2015), des composés organiques chlorés (Freissinet C. et al., 2015) et soufrés (Eigenbrode et al., 2018) ont également été détectés en faible quantité à la surface de Mars. Ces détections, associées aux preuves morphologiques (Fassett and Head, 2008) et minéralogiques (Bibring et al., 2006; Grotzinger et al., 2015) de la présence d’eau à la surface de cette planète il y a plus de 3,7 Ga, amènent la communauté scientifique à supposer qu’une forme de vie a peut-être pu émerger sur Mars à une époque contemporaine de l’émergence de la vie sur la Terre primitive. Des traces de ces éventuelles formes de vie passées sont ainsi activement recherchées, notamment à la surface et prochainement dans le sous-sol martien protégé des rayons UV pouvant détruire la matière organique en surface (mission ExoMars 2020).
Au-delà du Système Solaire, les observations basées sur l’utilisation de télescopes, au sol ou spatiaux, ont également permis la détection de matière organique dans des nébuleuses stellaires (assimilées à des « pouponnières » d’étoiles, c’est-à-dire leur lieu de naissance). L’hydrogène moléculaire, l’eau et des formes simples organiques telles que CH4, NH3, CO ou HCN ont pu être détectés mais aussi des molécules organiques complexes (Herbst and van Dishoeck, 2009) souvent appelées COMs (Complex Organic Molecules). Nous pouvons citer, entre autres détections au sein de ces nébuleuses stellaires denses, celles du N méthylformamide (CH3NHCHO) ou de l’iso-propyl cyanide (i-C3H7CN) par le télescope ALMA (Atacama Large Millimeter/submillimeter Array) (Belloche et al., 2017, 2014).
Les conditions du milieu jouent un rôle important, en termes de température et de composition chimique notamment. Les critères d’habitabilité, permettant l’émergence d’une forme de vie, tiennent compte de la présence de la matière organique, de l’eau liquide, d’une source d’énergie et de la notion de temps (besoin de ces conditions stables sur de longues durées). Certaines des cibles évoquées cidessus peuvent à première vue sembler hostiles au développement de formes de vie, aussi primitives soient-elles. Néanmoins, même dans les endroits les plus extrêmes sur Terre, certaines formes de vie naissent et subsistent, et sont de ce fait caractérisées d’« extrêmophiles ». Nous pouvons prendre l’exemple des lacs subglaciaires présents en Antarctique. Plus de 400 lacs emprisonnés sous les couches de glace de ce continent sont référencés (Wright and Siegert, 2012). Des études ont indiqué le développement d’organismes microbiens dans ces milieux. Des océans sous les surfaces de certaines lunes dites glacées étant suspectés, notamment Europe (Roth et al., 2014) et Encelade (Postberg et al., 2018, 2011, 2009), les lacs subglaciaires terrestres deviennent donc des environnements analogues de choix (Priscu and Hand, 2012). Ils donnent du poids à l’hypothèse de formes de vie pouvant s’y développer et ce type d’analogues permet de tester les performances des instruments destinés à être embarqués en mission d’exploration spatiale.
Tous les résultats obtenus sur la détection et la caractérisation de la matière organique dans le Système Solaire depuis les débuts de l’exploration spatiale contribuent à orienter les axes d’étude des différentes agences spatiales, conditionnant la définition des objectifs scientifiques prioritaires. Ces objectifs sont au cœur des sélections des prochaines missions.
La recherche de la matière organique dans les programmes « long terme » des agences spatiales
Très tôt dans l’histoire de l’exploration planétaire, il est apparu nécessaire aux différentes agences de planifier sur du long terme les missions spatiales à venir. Ces prévisions permettent à la communauté scientifique de s’organiser, de prévoir les développements technologiques appropriés mais aussi d’estimer les coûts de ces missions afin de faire les demandes de financement appropriés. Ces prévisions impliquent de définir les questions scientifiques auxquelles les missions sélectionnées auront pour objectif de répondre.
Pour l’ESA, ce système de prévision à long terme a débuté en 1985, soit dix ans après la création même de cette agence spatiale. Le programme scientifique établi couvrait la période 1985-2000 et s’appelait Horizon 2000. Parmi les missions dites « pierres angulaires » de ce programme, nous retrouvons la mission Rosetta (Schwehm and Schulz, 1999; Taylor et al., 2017), définissant le besoin d’une mission in situ d’exploration cométaire. En parallèle, la mission Huygens devient la première mission de classe M de ce programme (voir Annexe A pour la définition des classes de missions ESA). Ce programme se prolonge par le programme Horizon 2000 plus couvrant la période 2006-2015. Nous pouvons citer notamment la mission BepiColombo (Benkhoff et al., 2010) issue de ce programme et sélectionnée par un système d’Appel d’Offre (AO). Le dernier programme en date se nomme Cosmic Vision et couvrait la période 2015-2025 . Il couvrira finalement la période 2015-2035.
Le programme Cosmic Vision, tout comme les programmes précédents de l’ESA, ne concerne pas uniquement l’exploration planétaire, puisqu’il couvre tout le programme scientifique spatial dit « obligatoire » de l’ESA. En effet, différents thèmes scientifiques s’inscrivent dans ces programmes : le Système Solaire, les planètes et l’habitabilité, mais également l’Univers, ses lois fondamentales et sa formation. Les grandes questions scientifiques prioritaires sont donc axées sur la formation des planètes et l’apparition de la vie, le fonctionnement du Système Solaire mais aussi la compréhension de la physique régissant l’Univers ainsi que son origine et ce qui le compose. Si l’on se replace dans un contexte d’étude de la matière organique au sein de la thématique visant l’exploration planétaire, les deux grands axes qui s’en dégagent sont (i) l’étude de surfaces et de sous-surfaces susceptibles d’abriter certaines formes de vie ou les ayant abritées par le passé et (ii) la détermination des conditions environnementales propices à l’émergence de la vie. Le premier axe d’étude vise par exemple des objets tels que Mars dont les détections de molécules organiques à sa surface et les preuves d’un océan passé, contemporain à la Terre primitive, place la surface et le sous-sol de cette planète dans les priorités d’étude. Le programme d’exploration de Mars ne fait cependant pas partie du programme scientifique obligatoire mais d’un programme optionnel appelé « Human & Robotic Exploration ». L’étude des sous-surfaces fait également référence, comme évoqué précédemment, à l’étude des lunes glacées dont nombre d’entre elles sont suspectées d’abriter sous leur surface un océan d’eau liquide. Comme évoqué précédemment c’est le cas d’Europe et d’Encelade mais également de Titan (Béghin et al., 2010; Iess et al., 2012) et d’autres satellites joviens (Hussmann et al., 2006).
La NASA s’organise selon quatre divisions scientifiques principales : les sciences planétaires, l’étude de la Terre, l’astrophysique et l’étude du Soleil (dans lequel se classe l’étude de l’héliosphère et les interactions Terre/plasma). La NASA ainsi que la NSF (National Science Foundation), une agence gouvernementale finançant la Recherche aux Etats-Unis, demandent tous les dix ans l’établissement d’un programme à long terme. A la différence de l’ESA, cette vision à long terme est ici spécifique à chaque division scientifique dont l’une est celle des sciences planétaires. Ce rapport, nommé également le « Decadal Survey », est rédigé par le National Research Council. Il devient ainsi l’élément de référence sur lequel s’appuie la NASA pour lancer ses appels à missions d’exploration planétaire (Discovery et New Frontiers) et la planification des Flagship (voir l’Annexe A pour la description des différents types de mission NASA). Le dernier en date porte le nom « Vision and Voyages for Planetary Science in the Decade 2013-2022 » (National Research Council, 2011). Ce type d’étude est mené pour la première fois en 1965. Dans le cas de la NASA, il s’agit d’un guide pour l’agence en elle-même, définissant les priorités et les appels d’offres à lancer. Ce document permet aussi d’estimer le budget lié aux coûts des différentes missions.
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Table des matières
INTRODUCTION
Chapitre 1 Les spectromètres de masse spatiaux et leur apport dans la détection et l’analyse in situ de la matière organique extraterrestre
1 La recherche de la matière organique au cœur de l’exploration spatiale
Des composés organiques détectés sur différents corps du Système Solaire
La recherche de la matière organique dans les programmes « long terme » des agences spatiales
Les instruments permettant l’étude de la matière organique
2 La spectrométrie de masse comme outil d’analyse de la matière organique en mission spatiale
Définition d’un spectromètre de masse
Diversité de cette technique d’analyse
Spectrométrie de masse & exploration spatiale
a) Généralités sur la mission Cassini-Huygens
b) Un quadripôle à la découverte de Titan
c) Des détections inattendues permises par CAPS
d) Le GC-MS à bord du module Huygens
3- Le besoin de la spectrométrie de masse à haute résolution pour la future exploration spatiale
Chapitre 2 Méthodes et techniques
1 La technologie Orbitrap
Héritages de la trappe de Kingdon
Un principe repris par Makarov
La famille d’instruments OrbitrapTM
2 Le CosmOrbitrap
Spatialisation d’une cellule Orbitrap – Naissance du projet
Les éléments du CosmOrbitrap
Le prototype de laboratoire
La préparation des échantillons
a) Types d’échantillon et porte-échantillon
b) Interaction laser-matière
3 Le post-traitement
Application de la FFT
Fenêtres d’apodisation
Chapitre 3 Identification de molécules organiques avec le CosmOrbitrap
1 Le contexte de l’étude
2 Méthodologie
3 Expériences sur les échantillons « inconnus »
Préparation des échantillons
Premiers spectres obtenus à l’aide du LAb-CosmOrbitrap
a) Hypothèses concernant l’échantillon « A »
b) Hypothèses concernant l’échantillon « B »
4 Le retraitement des données à l’aide d’un logiciel dédié HRMS
Retraitement de l’échantillon « A »
Retraitement de l’échantillon « B »
5 Identification et confirmation
6 Leçons pour l’identification en contexte spatial
Chapitre 4 Performances analytiques du prototype en conditions de pression optimales puis dégradées
1 Etude approfondie des performances analytiques à pression optimale
Méthodologie expérimentale
Evolution de la résolution en masse en fonction du rapport m/z et du temps d’acquisition
Mesure de la précision en masse et influence de la calibration
a) Calibration sur la molécule mère pour l’étude de ses isotopologues
b) Calibration sur le support et influence de la différence de masse entre le calibrant et la molécule étudiée
Etude de la conservation des rapports isotopiques selon la durée de la FFT
2 Dégradation de la résolution en masse avec l’augmentation de la pression dans la chambre Orbitrap
Conditions expérimentales
Impact sur deux molécules organiques de masses différentes
La durée du traitement FFT en dégradation de pression : entre détection et résolution en masse
Comparaison entre métal et organique
Chapitre 5 Etude de mélanges organiques complexes simulant l’environnement de Titan
CONCLUSION