Le théâtre de l’adaptation : Mise en question d’une mise en scène
Le phénomène de l’évolution est en fait un phénomène d’auto-organisation, ce n’est pas un phénomène d’adaptation .
L’évolution n’est pas un phénomène d’adaptation. Il sera assez peu question dans le travail qui va être présenté du phénomène de l’évolution et de l’idée que ce phénomène serait un processus d’adaptation. Il va être question de réalité et de représentation. Mais l’image attachée à la notion d’adaptation montre très bien l’objet de la critique qui va être adressée à la notion de représentation. L’adaptation est adaptation à quelque chose ; et ce quelque chose est doté de déterminations qui sont logiquement antérieures à ce qui va s’y adapter. Par ‘logiquement’ je veux dire ceci : ce ‘quelque chose’ doté de déterminations est posé comme une toile de fond de l’image, et ce qui apparaît sur cette toile de fond est indépendant de ce qui se passera ensuite. La toile de fond est définie a priori, indépendamment des êtres qui viendront l’habiter et des événements qui viendront s’y dérouler et indépendamment même du simple fait que des êtres viennent un jour l’habiter. L’adaptation est adaptation de quelque chose. Ce quelque chose est logiquement postérieur à la toile de fond car il est ce qui s’adapte à, et ce à quoi il s’adapte est la toile de fond. Mais il est néanmoins lui aussi doté de déterminations, et qui sont indépendantes de celles qui définissent la toile de fond. La nature joue aux dès, et dépose un être dans un décor. L’adaptation est adaptation de quelque chose, un être vivant, à quelque chose, le monde : c’est une relation. Troisième moment de l’image, après la toile de fond, et l’être posé devant, une relation s’établit entre l’être et le monde.
Penser l’évolution, c’est-à-dire la succession dans le temps de différentes espèces, comme un phénomène d’adaptation, c’est penser l’adaptation comme un processus, un processus relationnel. Et dans cette image de l’adaptation comme processus, il y a presque inévitablement l’idée d’un progrès : « Les habitants de chaque période successive de l’histoire du monde ont battu leurs prédécesseurs dans la compétition pour la vie, et sont, à chaque fois, plus élevé sur l’échelle naturelle ; et cela pourrait rendre compte de ce sentiment flou, ressenti par de nombreux paléontologistes, que l’organisation prise dans son ensemble a progressé.» L’adaptation comme processus est censée expliquer la succession des espèces, c’est-à-dire expliquer et justifier la complexification des espèces : étant donné la toile de fond et ses déterminations, un certain lancé fait apparaître une combinaison qui est retenue par la sélection parce qu’elle est plus adaptée que celle qui existait déjà ; la nouvelle va s’étendre aux dépens de l’ancienne qui va s’éteindre. Habiter la toile de fond est une source constante de difficultés, de problèmes à résoudre : le processus d’adaptation est un processus d’apparition d’instruments de résolution de ces problèmes de plus en plus performants. La notion d’adaptation confère à la diversité des espèces une organisation progressive répondant à la contrainte transcendante que constitue la pré-définition du décor naturel sur fond duquel apparaissent les différentes formes d’êtres vivants: l’existence de problèmes déterminés est un opérateur de sélection qui privilégie nécessairement les instruments susceptibles de produire une meilleure résolution de ces problèmes. Au début du XXème siècle, sous l’effet du développement des théories génétiques, cette vision de l’histoire du vivant a pris les traits d’un modèle néodarwiniste fusionnant évolution et génétique dans l’idée d’une pression sélective exercée par l’environnement au niveau de la variété génétique d’une population et se traduisant par l’optimisation des capacités de survie et de reproduction. Cette image, qui réserve à celui qui la compose une place toute particulière, est aujourd’hui largement remise en question : « Darwin nous percevait comme une branche sur un arbre, mais comme le plus haut rameau représentant une direction prédictible de croissance. De nombreux paléontologistes, moi compris, considèrent maintenant Homo Sapiens comme une petite brindille, imprédictible, sur l’arbre richement ramifié de la vie – un accident heureux du dernier moment géologique, qui ne se reproduirait probablement pas si l’arbre s’élevait à nouveau depuis la graine . » .
Les critiques convergent pour dénoncer la structure tripartite de l’image de l’adaptation, à commencer par la conception de l’être vivant qu’elle met en scène, objet prédéfini « découpé en une somme de caractères discrets exprimant une somme de déterminants également discrets », objet dont les déterminations indépendantes sont vues, dans la perspective néodarwiniste, comme le résultat de l’exécution d’un programme génétique: « Puisque l’ADN porte les gènes qui permettent la synthèse des protéines, lesquelles déterminent les structures cellulaires, qui elles-mêmes déterminent les organismes, on devrait pouvoir comprendre entièrement ces derniers en décryptant l’information contenue dans les gènes . » On peut formuler à l’encontre de ce réductionnisme génétique qui invoque un génotype comme cause essentielle du phénotype trois objections principales:
– « l’existence d’un gène est postulée à partir de l’observation d’un caractère, à partir de l’observation que nous sommes capables de faire » : par quelle magie y aurait-il une correspondance entre notre perception subjective sur laquelle repose l’identification des caractères et la définition des gènes ?
– certains gènes sont associés à des caractères phénotypiques différents (pleiotropy). Comment, dans ce cas, penser en terme général, de façon univoque, leur contribution adaptative : « Comment un gène peut-il être sélectivement optimisé s’il a de multiple effets, qui n’améliorent pas les capacités de l’organisme de la même façon ni même dans la même direction ? »
– les effets pleiotropique et les discontinuités dans le changement phénotypique – absence de formes intermédiaires – peuvent être compris comme la marque d’une forte interdépendance génique : « Les gènes sont, de façon évidente, reliés les uns aux autres, et il n’est donc pas réellement possible – même de façon approximative
– de traiter un organisme comme une collection de traits ou de caractères. » (Varela & al., 1991, p.188) .
Adaptation et représentation : inter-dépendances
Mais quel est donc maintenant l’intérêt, relativement à la notion de représentation, de ce qui est dit ici concernant l’adaptation? L’image de l’adaptation méritait d’être explicitée en raison, a-t-il été dit, de la ressemblance des critiques qu’elle suscite avec celles qui seront adressées à la notion de représentation. La similarité des critiques découle d’une similarité des images : l’usage de la notion de représentation mise sur une image dont la structure tripartite est parfaitement isomorphe à celle décrite dans le cas de l’adaptation. Nous retrouvons ainsi trois moments, dont le premier, une réalité dotée de déterminations est logiquement antérieur aux deux autres, à savoir, un être déterminé, limité ici à un appareil cognitif défini indépendamment du troisième moment qui est la mise en relation de cet appareil et de la réalité par la formation d’une structure cognitive à valeur de représentation. Mais la relation entre ces deux notions, adaptation et représentation, est, en réalité, plus profonde qu’une simple analogie accidentelle. Elle est de l’ordre d’une interdépendance intrinsèque qui fait que les critiques à l’encontre de l’une sont autant d’objections à l’encontre de l’autre. D’une part, la théorie de l’adaptation, en tant que description désengagée d’un processus qui pourtant implique l’auteur de la description, suppose la capacité de représentation comme capacité d’appréhender la norme universelle du processus de sélection qui dirige l’évolution, la capacité de connaître la réalité ‘telle qu’elle est’, la réalité comme toile de fond déterminée indépendamment de ce que seront et feront les êtres qui viendront s’y ébattre. D’autre part, les questions relatives à l’évolution et à la cognition se rejoignent le long de deux lignes de pensées, « Les questions concernant l’évolution et la sélection coïncident le long de deux axes importants au moins, qui sont implicitement actifs dans les sciences cognitives d’aujourd’hui» (Varela et al., 1991, p.193) : L’évolution comme processus d’adaptation peut servir d’explication pour l’existence d’un appareil cognitif représentationnel en mettant en avant l’avantage adaptatif que peut constituer la capacité de produire des représentations, c’est-à-dire des copies du monde environnant. L’évolution comme processus de sélection, d’optimisation d’une certaine aptitude, sert aussi de source métaphorique d’explication de la connaissance comme mécanisme de sélection de certaines formes de représentation de la réalité pour leur valeur adaptative, métaphore qui vaut pour les structures cognitives comme pour les théories scientifiques. Avoir à l’esprit, au moment d’entrer dans une réflexion sur la représentation, la mise en question de la notion d’adaptation présente donc un intérêt qui est loin d’être anecdotique. D’abord, d’un point de vue logique, si la valeur explicative de la théorie de l’adaptation suppose la capacité de représentation, cette théorie ne peut pas fournir un argument vraiment convaincant en faveur de l’existence de cette capacité. Ensuite, la substitution de la notion d’auto-organisation à la notion d’adaptation, et celle corrélative de l’idée d’une dynamique d’interaction par laquelle un être et son milieu se définissent mutuellement à l’image de la mise en relation de deux structures pré définies vient retentir au niveau du présupposé représentationniste et ébranler l’idée de ‘déterminations a priori’ qui assurait le fondement de l’objectivité de la connaissance du monde. Si l’histoire du vivant n’est pas un processus d’adaptation à un environnement déterminé de façon a priori, la réalité, s’il n’y a pas de monde ‘tout court’ mais seulement un monde pour un être vivant, pour une forme de vie, une façon possible de survivre et de se reproduire, qu’est-ce alors que nous appelons ‘connaître la réalité’ ? Faut-il, avec les notions d’adaptation et de représentation, renoncer aussi à celle de réalité ou de connaissance, ou tout au moins de connaissance objective ? A-t-on encore le droit de parler de connaissance objective, de connaissance de la réalité ? L’enjeu du travail qui va être exposé est de montrer que la perspective non représentationniste, non seulement, autorise, mais revendique pleinement l’usage de telles expressions. Il y a un sens, dans une perspective non représentationniste, à parler de ‘connaissance de la réalité’ et de ‘connaissance objective’ et un sens qui ne résulte pas d’une déflation, d’une inflexion, d’une atténuation, d’une relativisation du sens que peuvent avoir ces expressions dans un cadre représentationniste. Mais un sens qui se nourrit d’une critique philosophique radicale de la logique d’usage des concepts de ‘connaissance’, de ‘réalité’, d’objectivité.
Le non représentationnisme : raisons et légitimité
Une approche représentationniste de la cognition doit mettre en scène, nous l’avons vu, les notions de monde pré-déterminé et de sujet pré-défini. La critique de la notion de représentation formulée par la théorie énactive met en question cette hypothèse ‘bi-polaire’ selon laquelle 1) le système cognitif serait défini indépendamment du monde qu’il connaît, et 2) le contenu de la connaissance serait un monde déterminé indépendamment du système cognitif qui l’appréhende. La conception non représentationniste qu’elle propose prend assise sur les théories des systèmes dynamiques. A l’idée d’entités ‘tenant lieu de’ sera substituée celle d’émergence de structure cognitive. A l’image du dualisme épistémologique mettant en face à face un système et un monde déterminés indépendamment l’un de l’autre sera substitué un processus dynamique de couplage contextuel. Dans cette perspective, le monde connu et le système connaissant ne sont plus pensés comme des ‘objets’ pré-définis: ils sont co-constitués par le processus de couplage à partir d’une définition minimale de l’être vivant, comme unité autopoiètique, et de la présence d’un environnement, comme source de perturbations. La connaissance n’est plus un état jugé à l’aune d’une norme générale, désincarnée, c’est, fondamentalement, un processus, un processus qui engage une forme de vie particulière, une façon particulière d’être vivant.
Ceux qui défendent l’approche énactive rejettent l’image d’Epinal qui préside à ce modèle et selon laquelle un système cognitif déterminé, pré-défini, faisant face à un ensemble de choses tout aussi déterminées que lui, fabriquerait des re-présentations de ces choses. Ou, plus exactement, ils interrogent son sens: le problème évident qu’elle pose, est, selon eux, qu’elle n’a de sens que pour un observateur du processus qui établit une relation entre des événements qu’il reconnaît : entre certains événements attribués au système, et d’autres, attribués à l’environnement. Ce que le modélisateur, qui est l’observateur virtuel, appelle alors ‘connaissance’, en désignant un processus d’imitation ou les représentations que ce processus est dit produire, n’a aucun rapport avec l’expérience que nous avons de ce que nous appelons ‘connaissance’. La correspondance postulée par le modélisateur participe d’une lecture sémantique qui est nécessairement celle d’un observateur mais qui n’a pas de pertinence pour le système lui-même : les représentations, en tant que doubles, en tant que reproductions, ne sont pas opérationnelles pour le système.
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Table des matières
Introduction
1. Le théâtre de l’adaptation : Mise en question d’une mise en scène
2. Adaptation et représentation : inter-dépendances
3. Le non représentationnisme : raisons et légitimité
I. L’éthique de la connaissance
Ethique et rationalité
La valeur d’un modèle
Cognition inventive
Le concept de réalité
A. Du général et du particulier
A-1 Une connaissance éthique : « le prudent » chez Aristote
A-1-1 La prudence comme disposition pratique
A-1-2 L’exemplarité du ‘phronimos’
A-1-3 Menace relativiste ?
A-2 Science et expérience
A-2-1 Le général et le particulier
A-2-2 Causalité perceptuelle et sémantique conceptuelle
A-2-3 Le langage ordinaire et la connaissance
A-3 Atteindre la réalité
A-3-1 Réalisme ontologique et Réalisme épistémologique
A-3-2 L’explication scientifique
A-3-3 Réalisme épistémologique
A-3-4 Anti-réalisme épistémologique
B. La réalité présente
B-1 Logique et ontologie de la réalité
B-1-1 La réalité lointaine
B-1-2 …et la réalité ordinaire : Deux réalités ?
B-1-3 La tentation métaphysique
B-2 La réalité, telle qu’elle se dit
B-2-1 Ni au-delà
B-2-1 Ni donnée
B-2-3 Une affaire linguistique
B-3 « But have we lost the world ? »
B-3-1 Le présent de la présence
B-3-2 Réal-isation de l’expérience
II. Deux images de la représentation
A. La représentation cognitive- le modèle du double
A-1 L’activité mentale comme représentation
A-1-1 Héritage d’une image
Descartes : L’intériorité
Locke : ‘having an impression’
A-1-2 Les représentations mentales
Réification fonctionaliste
Théorie fodorienne de la représentation
Etre en relation avec une Représentation Mentale
L’idéal physicaliste
A-1-3 Les représentations neurophysiologiques
Naturalisation de l’Esprit
Présupposé du naturalisme
Le point de vue narcissique
A-1-4 Réduction : arguments et contre-arguments
Mauvais exemples : l’or, la chaleur
Enfermement logique de la réduction naturaliste
A-2 Le connexionnisme
A-2-1 Spécificités connexionnistes
Architecture Connexionniste
Interprétation Sémantique
Reconnaissance de Formes
Description Dynamique
A-2-2 La cognition sous l’éclairage connexionniste
L’émergence d’un niveau logique
Knowing How, Knowing That
A-2-3 Description d’une action : Deux conceptions de l’émergence
La perspective de l’agent
Organisation de l’activité
A-2-4 Temporalité de l’action
Intentionalité de l’action
Identité de l’Agent
L’énaction
A-3 Sur le débat entre réductionnistes et éliminativistes
A-3-1 Le cadre du débat
L’éliminativisme
A-3-2 L’alternative ou la Récurrence d’une impasse
Analogies entre trois alternatives
A-3-3 Réformer le langage ?
Le langage ordinaire est-il erroné ?
Les théories tacites
Deux sortes d’explication : ordinaire , théorique
L’usage ordinaire des concepts mentaux
A-3-4 La cognition comme objet de science
La cognition comme imitation
Hors de l’alternative
B. La représentation scientifique- de la logique à la pratique
B-1 Empirisme logique : « Logique de la Science », un langage idéal
B-1-1 Explication de la science
La science comme ensemble d’énoncés
Le rôle de l’analyse logique
Métalangage
Logique de la science
B-1-3 L’empirisme logique et le cognitivisme
L’explication
Le langage
Distinction observation et théorie
B-2 Tournant historique en épistémologie
B-2-1 Le temps oublié : parallèle entre le tournant historique et le tournant
connexionniste
L’inscription matérielle
L’apprentissage
Critique de la distinction observation – théorie
B-2-2 Constitution de l’objet scientifique : de la logique à la pratique
L’histoire contre l’unité
La pratique contre l’abstraction
Wittgenstein: signe simple et détermination de la signification
Perception apprise de la similarité et de la différence
B-2-3 L’a priorisme de Kuhn et Carnap (selon M.Friedman)
A priori constitutif relativisé
Carnap : Relativité de l’a priori et Logique de la Science
Kuhn : Relativité et Rationalité
B-2-4 Historicité et internalité: la question de l’autonomie
Savoir-faire et science normale
Autonomie : Sauver la rationalité
The mangle of practice
B-3 Le temps vrai et l’émergence
B-3-1 Une temporalité abstraite
B-3-2 De l’ ‘humanisme’ au ‘post-humanisme’
Conclusion
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