« La rapsode foraine et le pardon de Sainte Anne »: un exemple d’aboutissement de l’hybridation corbiérienne

Une place dans l’histoire littéraire

La position de Tristan Corbière au sein de l’histoire littéraire demeure en bien des points insolite. Il appartient à une génération de poètes dont tous les noms participèrent d’une modernité poétique, des plus célèbres, Rimbaud, Verlaine, Lautréamont, Mallarmé, à certains plus discrets, tels Charles Cros, Germain Nouveau, Jules Laforgue ou autres symbolistes. Le cas de Corbière n’en demeure pas moins ambigu, tant par son apport que par ses influences. On ne peut pas dire que sa remise en cause de l’acte de création poétique soit aussi radicale que celles que Rimbaud ou Mallarmé proposent. N’abandonnant pas la versification, poursuivant dans une certaine mesure la posture romantique du poète marginal, parfois élégiaque, sa position vis-à-vis du Romantisme demeure équivoque. Mais ce Romantisme n’est pas le seul ascendant des Les Amours jaunes. Une multitude d’influences variées, voire peu compatibles a priori, nourrissent, enrichissent mais aussi d’une certaine manière éparpillent de manière déstabilisante l’œuvre de Corbière, qu’il qualifie lui-même de « mélange adultère de tout ».

La relation de Corbière au Romantisme et à l’évolution de la poésie

Les Amours jaunes , parus en 1873, s’inscrivent au cœur d’un bouleversement général de la conception de poésie. La même année, paraissent au moins deux ouvrages importants, Le Coffret de santal de Charles Cros et surtout Une saison en enferde Rimbaud, cependant que Verlaine, depuis sa prison, établit le recueil des Romances sans paroles . Corbière n’est certainement pas au courant de ces événements littéraires (mais il n’est pas le seul) et même, plus généralement, semble peu s’intéresser à ses contemporains. Pourtant, il développe une forme poétique rejoignant en bien des points différents aspects de la « modernité » qui s’échafaude dans ces années charnières de l’histoire littéraire.
Pour mieux analyser l’originalité du recueil des Amours jaunes, nous tenterons de présenter l’évolution globale de la poésie à l’époque de sa publication, afin de le confronter au contexte général dont il est issu, consciemment ou non.

Une génération du renouvellement

Tandis que les grandes années du Romantisme français touchaient à leur fin, et alors que le mouvement du Parnasse opposerait bientôt à l’effusion lyrique la perfection formelle et le fameux idéal de « l’art pour l’art » préconisé par Théophile Gautier, Baudelaire, à cheval sur ces deux tendances et précurseur de ce qui sera le Symbolisme, condensa dans son œuvre tous les enjeux poétiques majeurs de la seconde moitié du siècle, dès la parution des premières Fleurs du mal(1857). Renouvelant la poésie française par son remaniement inspiré et virtuose de toutes les formes traditionnelles autant que par les thèmes nouveaux qu’il y introduisit, ou du moins qu’il exploita plus qu’aucun avant lui (le beau dans la laideur, la ville moderne, le Spleen et l’Idéal, les « correspondances »…), il cristallisait également la figure du « poète maudit », illustrée par les sorts tragiques d’Edgar Poe ou de Gérard de Nerval, qu’il admirait. Sans renier pour autant la maîtrise formelle et l’enseignement de ses prédécesseurs, ilse fera le chantre de toute la poésie moderne.
L’équilibre harmonieux entre la forme, l’émotion etl’idée font de lui un classique presque au sens où l’entendait le XVIIème siècle, alors même qu’il constitue l’avant-garde de son temps. En cela, ses héritiers pourront se diriger tout autant vers une recherche formelle assumée (avec le Parnasse, mais aussi, en un sens, avec Mallarmé et jusqu’à Valéry) que dans une exploration plus radicale de l’expression poétique (avec Rimbaud, Lautréamont et plus tard le Surréalisme).
Il est évident que l’influence de Baudelaire sur Corbière fut décisive. La composition de leurs recueils est comparable (composition thématique et non chronologique; reprise du titre du recueil pour intituler une section; une section finale consacrée à la mort); dans leurs œuvres, la relation amoureuse y est souvent plus violente qu’un duel; Paris y est un même lieu de débauche, de misère, d’errance. Toutefois, l’audace de Baudelaire vis-à-vis de la poésie classique, touchant au fond comme à la forme, est poussée à l’extrême par Corbière, jusqu’à une dépoétisation qui peut être était déjà en germe dans Les Fleurs du mal, comme dans certains poèmes de Hugo, mais qui était loin d’être aussi ostentatoire que chez Corbière. Par ailleurs, Baudelaire est présent dans de nombreux traits parodiques des Amours jaunes (il est cité parmi les poètes malades dans « Un jeune qui s’en va »; « Bonne fortune et Fortune » parodie « A une passante »; « La pipe au poète », « Duel aux camélias » contiennent également des échos des Fleurs du mal , etc.). Il est clair, cependant, que Les Amours jaunes , quoiqu’il s’y mêle une variété frappante d’influences, n’en descendent pas moins de la poésie baudelairienne.

Corbière: une position ambigüe

A présent, analysons de plus près le rapport de Corbière à ses grands prédécesseurs du dix-neuvième siècle, qui, quoique maltraités, raillés, parodiés, n’en constituent pas moins un point de départ pour la conception des Amours jaunes, ne serait-ce que parce que la critique et le sarcasme prennent une grande place dans l’œuvre. Nous établirons notre réflexion autour du poème « Un jeune qui s’en va », que l’on trouve dans la deuxième section du recueil (intitulée, comme lui, « Les Amours jaunes »), car il nous semble témoigner de toute la complexité de cette problématique.

Les Amours jaunes : un « mélange adultère de tout »

Si son influence ne fut pas aussi considérable que celle des poètes que nous venons de mentionner, ni sa culture aussi vaste (au vu de l’érudition précoce des deux autre poètes « maudits », Rimbaud et Lautréamont), l’œuvre de Corbière ne constitue pas moins un brassage d’influences, de niveaux de langues, de tonalités peut-être plus variés qu’aucun d’eux. Il n’y a qu’à comparer les poèmes « parisiens » (« Paris », « Bonne fortune et fortune »…); ceux que l’on pourrait qualifier de « bohèmes », qui chantent la liberté et la marginalité du poète (« Epitaphe », « Décourageux », « Paria »…); les poèmes d’amour (toujours « jaune »…), s’apparentant à diverses formes pittoresques (moyenâgeuses, ronsardiennes, « espagnolades », etc.) ou post-baudelairiennes (« A l’éternel Madame », « Féminin singulier »); l’onirisme de « Litanie du sommeil »; les poèmes marins de « Gens de mer », dont certains échos se rencontrent dans les autres sections; les poèmes « bretons » de la section « Armor »; et enfin les mystérieux rondels, délicatement articulés, de la dernière section. Quoiqu’une énergie, une faconde reconnaissable soient communes à tout le recueil, sa diversité peut toutefois paraître déconcertante. Nous synthétiserons ici les influences indépendantede la mode romantique dont nous avons déjà parlé (quoique, là encore, il faille nuancer: Hugo ou Musset, par exemple, ayant eux aussi eu recours à des formes pittoresques que reprend Corbière). Tout d’abord, nous traiterons de l’influence non négligeable que Tristan (né Edouard-Joachim) reçut de son père Edouard Corbière, et plus largement de la littérature marine, dont la section « Gens de mer » contient quelques chefs-d’œuvre du genre.

L’influence d’Edouard Corbière et la verve marine

Nous ne nous attarderons pas longtemps sur les éléments purement biographiques de l’un et l’autre des Corbière, disons seulement que son père, après de nombreux voyages notamment aux Antilles et en Martinique, publia plusieurs romans de marine, en particulier Le Négrier (nom que Tristan donna à son bateau) et Les Pilotes de l’Iroise , tous deux parus en 1832. Ils eurent un certain succès commercial et placèrent la barre haute pour Tristan, lorsque celui-ci, à son tour, voulut dépeindre la vie des marins. Notons que Les Amours jaunes sont dédiés « A l’auteur du Négrier », ce qui rend d’autant moins superflue cette brève présentation des rapports qu’entretiennent les œuvres des deux Corbière.
La figure du navigateur et le langage des marins seront ici les deux points autour desquels nous articulerons notre parallèle.
Il semble que, comme le fera plus tard son fils, Edouard Corbière attribue à cette confrérie une dimension politique et ontologique à part, les idéalisant au détriment de la bourgeoisie conformiste (bourgeoisie à laquelle, pourtant, il se ralliera avant la naissance de Tristan). En témoignent ces quelques lignes extraites du Négriercitées par Christian Angelet.

Une grande variété d’influences

La conception de la littérature héritée du Romantisme et celle héritée d’Edouard Corbière semblent ainsi se mêler l’une à l’autre pour aboutir à une poésie « mâtinée ». Mais, à ces deux sources majeures d’inspiration s’en ajoute, comme nous l’avons dit, une multiplicité d’autres, qui accentue la dimension composite de l’œuvre. Les matériaux littéraires qui nourrissent Les Amours jaunes sont puisés dans diverses formes, des plus contraignantes (sonnet, rondel) aux plus libres, et dans diverses traditions poétiques (poésie galante, médiévale, pittoresque). Nous survolerons ce panorama, qui achève de faire du recueil, comme le dit Corbière, un « mélange adultère de tout », et ce qui nous permettra, plus loin, de nous pencher sur la notion de polyphonie corbiérienne.
Le sonnet est la forme fixe la plus répandue des Amours jaunes, et Corbière semble se plaire à jouer avec la tradition. D’origine italienne (rendu célèbre par Pétrarque), il était très pratiqué en France aux XVIème et XVIIème siècles, avant de perdre de son prestige au début de l’époque Romantique, au profit d’une forme permettant une plus libre expression, pour être réhabilité dès Théophile Gautier, Baudelaire puis le mouvement parnassien. Corbière se plait à le détourner, le maltraiter (comme avait commencé à le faire Baudelaire), et met ce fruit d’une longue tradition poétique au service de sa poésie propre. Le célèbre sonnet renversé « Le crapaud » en est un bon exemple. Sa forme (les deux tercets avant les deux quatrains) contribue au sens du poème, puisque la chute: « Bonsoir – ce crapaud-là c’est moi », assimile le sonnet lui-même au chant de ce crapaud, ce qui donne à le relire, comme s’il avait fallu commencer par la fin. Mais surtout, au renversement du sonnet correspond celui de la figure du poète, qui de la position traditionnellement avantageuse, sublime, devient « rossignol de la boue ». (Dans La Légende des siècles, Hugo, également défenseur du « Crapaud », n’avait pas poussé jusqu’à s’identifier à lui.)
L’utilisation du sonnet par Corbière se fait parfois offensive, notamment dans « I Sonnet (avec la manière de s’en servir) », poème autoréflexif qui parodie les formalistes (on suppose que Corbière s’était penché sur les parnassiens) en réduisant lesonnet à une simple formule algébrique. Lisons par exemple le dernier tercet.

Polyphonie et « dépossession »

Après avoir un peu mieux cerné l’originalité de Corbière et les rapports qu’il entretient avec divers courants de la littérature française, nous réfléchirons donc à certaines implications plus théoriques et métalittéraires de son œuvre. La notion de polyphonie, formulée par son inventeur Mikhaïl Bakhtine, nous aidera à analyser cette poésie où s’entremêlent diverses voix, qui semblent se répondre dans l’esprit du poète comme autant de traits contradictoires d’une identité tiraillée. Car dans Les Amours jaunes , le niveau d’énonciation glisse non seulement d’un poème à l’autre mais aussi au cœur même de certains poèmes, rendant la situation du poète indécise, éclatée en divers points de vue, en divers masques.
Aussi, au-delà de l’idée de polyphonie, au-delà de ces différentes voix qui semblent s’exprimer en contradiction, avancerons-nous l’idée d’une poésie « hybride », où ce qui est dit semble toujours en déséquilibre, « mâtiné » d’autre chose: ainsi se mêlent lyrisme et ironie, compassion et cynisme, etc. Mais nous verrons que cette hybridité peut être aussi un moyen pour le poète de forger une voix neuve.
Enfin, nous envisagerons, avec Henri Thomas, l’idée de « dépossession » chez Corbière, qui découlerait selon nous des enjeux polyphoniques de son œuvre: dépossession d’une maîtrise « classique » de sa propre langue, dépossession d’unevoix qui serait la sienne propre, dépossession d’une identité; mais, peut-être aussi, harmonie retrouvée, par les voix mêmes qui semblaient jusqu’alors l’altérer.

Polyphonie des Amours jaunes

Mikhaïl Bakhtine , inventeur de la notion de polyphonie en littérature, dit, dans Esthétique et théorie du roman (1975) que la poésie, contrairement au roman, est un genre monophonique: « Le poète doit être en possession totale et personnelle de son langage, accepter la pleine responsabilité de tous ses aspects, les soumettre à ses intentions à lui et rien qu’à elles. Chaque mot doit exprimer spontanément et directement le dessein du poète; il ne doit exister aucune distance entre lui et ses mots. Il doit partir de son langage comme d’un tout intentionnel et unique: aucune stratification, aucune diversité de langage,ou pis encore, aucune discordance, ne doivent se refléter de façon marquante dans l’œuvre poétique. »
Or dans un cours à l’Université de Genève, Laurent Jenny nuance sensiblement cette idée, suivant pour cela trois argument : l’idée d’inspiration, supposant l’influence d’une « instance transcendante étrangère (dieu, muse, inspiration, inconscient, etc.) »; l’entremêlement des genres depuis le dixneuvième siècle; et enfin, l’existence « d’œuvres où la voix poétique traduit des discordances intimes ». Pour ce dernier cas, il cite l’œuvre de Jules Laforgue, « dont le style auto-ironique, oscille entre lyrisme et sarcasme ».
Evidemment, nous pensons que cela s’applique aussi, et peut-être plus encore, à Corbière, que Jules Laforgue a beaucoup imité plus d’une décennieplus tard (Les Complaintes, 1885).
Enfin, Laurent Jenny conclue par une distinction malgré tout entre la polyphonie du genre représentatif qu’est le roman (qui représente des actions mais aussi des discours) et les éventuelles tensions dialogiques du genre expressif qu’est la poésie. Quitte à ne pas suivre aussi scrupuleusement la terminologie bakhtinienne, nous conserverons le terme de polyphonie à propos de Corbière, en notant cela toutefois, pour nous défendre, que dans une certaine mesure(et c’est très visible dans les sections « Armor » et »Gens de mer ») sa poésie représente, elle aussi, des discours.

La diversité des voix

Nous avons constaté la grande variété des influences de Corbière, et remarqué qu’elles étaient toutes, à des degrés divers, perceptibles dans son œuvre, malgré qu’elles puissent sembler contradictoires. C’est là une première caractéristique de ce que nous appelons la polyphonie des Amours jaunes, et une des plus visibles. La polyphonie peut alors se retrouver dans l’écriture même de Corbière, autant que dans la globalité du recueil, qui sait varier son langage en fonction des sujets.
Ainsi, le narrateur des poèmes bretons, des poèmes marins, est lui-même tour à tour breton et marin. Le sonnet « Paysage mauvais », qui ouvre la section « Armor » rompt brutalement avec la première moitié, parfois dite « parisienne », du recueil: ses images, ses allusions prennent une couleur régionale typique, et peuvent n’être qu’à moitié intelligibles pour un non-breton. « La lavandière blanche étale/ Des trépassés le linge sale,/ Au soleil des loups… » et de nombreux vers dans ce goût se réfèrent à des croyances populaires bretonnes parfois ignorées du lecteur (les « lavandières de nuits » sont des esprits maléfiques; le « soleil des loups » est bien sûr la lune). Le poète que l’on savait bohème, solitaire, sans-terre, devient dès lors un pur breton.
Il en va de même dans la section « Gens de mer » où, comme nous l’avons vu, le poète emploie une multitude de termes techniques, de chansons populaires, d’argots caractéristiques des navigateurs, là encore jusqu’à paraître obscur au profane.

L’identité éclatée du poète

« Tristan Corbière fut un Breton, un marin, et le dédaigneux par excellence, oes triplex.
Breton sans guère de pratique catholique, mais croyant en diable; marin ni militaire, ni surtout marchand, mais amoureux furieux de la mer qu’il ne montait que dans la tempête ». Ainsi commence l’article de Verlaine sur Corbière dans ses Poètes maudits . A sa suite, beaucoup de lecteurs, surtout de la première heure, virent en lui un poète de la mer et de la Bretagne; beaucoup interprètent d’ailleurs la progression des Amours jaunes comme un retour aux sources (avec les sections « Armor » et « Gens de mer »), après l’errance »parisienne » des premières parties du recueil. Cela résoudrait d’une certaine manière la question identitaire posée dès les premiers poèmes (« Ça? », « Epitaphe », etc.). Cette idée, cependant, nous paraît réductrice, et nous serions tentés, quant à nous, de prendre en compte simultanément toutes les postures identitaires du poète au cours du recueil, afin de ne pas contourner les difficultés d’analyse qui en résultent. C’est pourquoi nous parlerons de l’identité « éclatée » de Tristan Corbière: éclatée, c’est-à-dire dispersée en éclats, de formes et de qualités différentes (Corbière le poète-clochard; Corbière le marin; le breton; l’amoureux désespéré; le « rêveur éveillé »; etc.), mais aussi tiraillé: entre amour et haine de la langue, acceptation et refus de la figure de poète, raillerie et tendresse, grimace et pleurs, etc.
Aussi les différents niveaux de polyphonie du recueil que nous avons évoqués, des plus évidentes aux plus intérieures, témoignent-ils fortement de cette personnalité ambigüe.
Les autoportraits de Corbière sont les lieux les plus brûlants où se pose pleinement la question « qui suis-je »; pour réponses n’apparaissent le plus souvent que des suites de contradictions, ou bien de définitions par la négative, comme dans « Paria ». Ce dernier poème semble le plus apte à répondre à l’interrogation existentielle, grâce justement à cette possibilité du poète de se caractériser par ce qu’il n’est pas. L’identification se fait alors en creux. Car la poète sait au moins qu’il n’est pas « domestiqué », qu’il ne correspond à aucune classification sociale établie.
On ne peut donc pas réduire Corbière à un poète marin et Breton, qui n’aurait que traversé la vie parisienne pour retrouver ses sources dans sa terre natale. D’ailleurs, ça n’est certainement pas par hasard que le poème « Paria » se situe juste avant la section « Armor », comme pour nous rappeler que, malgré tout attachement à ce pays, le poète est avant tout voyageur, vagabond, sans terre fixe. L’expression poétique n’en est pas moins l’unique lieu où, comme chez Rimbaud, chez Lautréamont, comme plus tard chez les surréalistes,sa liberté demeure totale. Les déchirements intérieurs qui l’amènent à se poser la question « qui suis-je? », ou « que fais-je? », ou « quelle est ma valeur? » sont certainement complémentaires de l’éclatement polyphonique de sa poésie.
Hugo, dans sa préface à Cromwell , parle de « la muse moderne » qui verrait « les choses d’un coup d’œil plus haut et plus large » et sentirait que dans la création « le laid existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque aurevers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière. » Mais cette muse présuppose une vision totalisante du monde, soutenue par le christianisme progressiste cher à Hugo. La cohabitation d’objets contradictoires dans l’univers corbiériens ne permet pas de les faire dépasser l’état de fragments: car le réel lui-même est fragmentaire. L’éclatement corbiérien, poétique comme identitaire, ne se résout pas en une instance supérieure globalisante; mais seul le travail littéraire, le style et l’expression propres au poète, savent rendre une certaine unité aux multiples éclats de réalité qu’il appréhende.
Voilà en quoi nous pouvons considérer Corbière comme « absolument moderne » (selon l’expression rimbaldienne tellement usitée), et précurseur d’une vision poétique qui donnera lieu notamment aux travaux de T.S. Eliot et d’Ezra Pound.
La polyphonie de Corbière, puisant dans la multiplicité de ses sources littéraires, nous paraît donc liée à un problème identitaire. Nous allons voir comment ce problème élocutoire peut atteindre une complexité plus grande encore, en nous attachant à définir ce que nous appellerons l' »hybridité » de la poésie de Corbière.

Une poésie hybride

L’hybridation corbiérienne: un brouillement herméneutique

Le terme d’hybridité pourrait s’appliquer de plusieurs façons à la poésie de Tristan Corbière; on aurait pu le rapprocher de la notion de polyphonie que nous venons d’observer, en parlant par exemple d’hybridité entre le parisien et le breton etc. Mais nous emploierons ici ce terme afin de cerner une caractéristique quasiment omniprésente dans les Amours jaunes, et qui ne dépend pas du genre de discours particulier d’un poème ou d’un autre ni de la voix qui s’exprime: il s’agit du recours, quasi-systématique, à la dérision, à l’ironie, à la mise en doute de tout discours. C’est la polyphonie poussée à bout: les différentes voix ne s’opposent plus l’une face à l’autre, mais sont fondues ensemble, enchevêtrées, pour donner lieu à un discours dont l’interprétation se fait à son tour ambigüe, ambivalente.
En effet, quelle que soit la rhétorique adoptée, le sujet traité, la voix qui s’exprime, la poésie corbiérienne trouve son unité dans cette hybridation, corruption pourrait-on dire, de toute parole notamment par la dérision. Ainsi, le rapport du lecteur au texte est complexifié, car chaque vers, chaque poème est susceptible d’être renversé par une lecture au second degré.
Prenons comme exemple le poème « Steam-boat », dans lequel le « je » narre une rencontre amoureuse furtive à bord d’un bateau, en mêlant à l’hommage à la passagère aimée une certaine ironie. Cette ironie prend diverses formes plus ou moins repérables, parfois ambigües. On la cerne dans un brutal recours à un objet trivial (« remorqueur ») dans des vers amoureux, comme si le langage poétique, pour ne pas sonner faux (c’est-à-dire « cliché »), devait volontairement faire une fausse note.

« La rapsode foraine et le pardon de Sainte-Anne »: un aboutissement de l’hybridation corbiérienne

Observons un autre exemple, dans « La rapsode foraine et le pardon de Sainte-Anne » de ce que nous appelons hybridité. Dans ce poème très apprécié (on peut lire le bel éloge qu’en fait Julien Gracq dans En lisant, en écrivant , dans la section « Demeures de poètes » ), la description pittoresque du pèlerinage à La Palud est doublée du regard ironique mais bienveillant de Corbière. « Le Cantique spirituel » qui constitue la partie en italique du poème, est lui-même qualifié de « Chœur séraphique et chant d’ivrogne », antithèse révélatrice également du ton général du poème entier (qui fait une dizaine de pages). Ainsi Corbière mêle sa voix aux pèlerins, mendiants, éclopés, qui entonnent ensemble leur « Cantique » à Sainte-Anne (mère de la Vierge Marie, et bretonne selon la légende…). Il en résulte un mélange habile de la foi naïve et syncrétique du peuple (entre superstition et christianisme), et du regard amusé mais parfois ému de Corbière.

« Dépossession » corbiérienne

Nous avons vu qu’à la polyphonie des Amours jaunes correspondait un éclatement du sujet poétique. Cet éclatement parvient à s’équilibrer dans une poésie hybride, entre sérieux et dérision, jeu d’esprit et élégie, où les paroles peuvent souvent être entendues en plusieurs sens. Cependant, certains lecteurs de Corbière perçoivent dans son œuvre une progression vers une certaine sérénité retrouvée, et en particulier Henri Thomas, qui intitule son essai sur Corbière « Tristan le Dépossédé ». Quoique nous ne suivrons pas Henri Thomas sur tous les points de son interprétation du recueil, qui nous paraît parfois contestable, nous reprendrons le terme de « dépossession » pour réfléchir à certains aspects del’œuvre, en particulier, dans un premier temps.

L’automatisme verbal

« C’est sans doute avec Les Amours jaunes que l’automatisme verbal s’installe dans la poésie française » dit André Breton dans son Anthologie de l’humour noir . Par automatisme verbal, Breton semble désigner une spontanéité à l’œuvre chez Corbière, toute faite pour plaire aux surréalistes, pour qui le travail de composition et de correction était comme synonyme d’autocensure. En vérité, nous savons que Corbière travaillait énormément ses textes, dont les moindres incongruités doivent être considérées comme intentionnelles (ne serait-ce d’ailleurs que par honnêteté critique, dans le cas d’une étude). Malgré cette réserve, qui, après tout, pourrait s’appliquer aussi à beaucoup de textes dits surréalistes, il est indéniable que le sens de la formule, l’absence de scrupule de Corbière à mêler dans sa poésie toutes sortes de registres, de citations, d’expressions, ainsi que la présence d’images et d’alliances verbales inattendues, tout cela confère à sa poésie une dimension surréaliste avant l’heure. D’ailleurs, sans négliger la part due au travail dans ses poèmes, nous pouvons affirmer que l’invention verbale et la répartie de Corbière ne sauraient naître que par étincelles, par fulgurances: un bon mot ne résulte pas d’un travail conscient (l’on peut s’en référer au livre de Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient ).
Or, Corbière pousse le jeu verbal extrêmement loin,jusqu’à écrire des vers opaques dont seule l’analyse peut parvenir à déceler la richesse. Le calembour peut devenir la matrice d’un quatrain, d’un sonnet, qui s’articule de manière extrêmement dense par associations, homonymies, polysémies, de telle sorte que nous croirions voir la langue se dérouler toute seule dans un esprit qui ne chercherait plus à la maîtriser, ou qui la maîtriserait absolument, mais comme pour se mettre à son service: ce qui résoudrait d’ailleurs notre dilemme concernant la question du travail de mise en forme.

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela chatpfe.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières
I- Une place ambigüe dans l’histoire littéraire
I- 1. Relation de Corbière au Romantisme et à la tradition poétique
I- 1. a. Une génération du renouvellement
I- 1. b. Corbière: une position ambigüe
I- 2. Les Amours jaunes : un « mélange adultère de tout »
I- 2. a. L’influence d’Edouard Corbière et la vervemarine
I- 2. a. Une grande variété d’influences
II- Polyphonie et « dépossession »
II- 1. Polyphonie chez Corbière
II- 1. a. La diversité des voix
II- 1. b. L’identité éclatée du poète
II- 2. Une poésie hybride
II- 2. a. L’hybridation corbiérienne: un brouillement des pistes herméneutiques
II- 2. b. Lyrisme et hybridation
II- 2. c. « La rapsode foraine et le pardon de Sainte Anne »: un exemple d’aboutissement de l’hybridation corbiérienne
II- 3. « Dépossession » de Corbière
II- 3. a. L’automatisme verbal
II- 3. b. Corbière le « dépossédé »

Rapport PFE, mémoire et thèse PDFTélécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *