La critique de la psychologie expérimentale comme prélude à la phénoménologie du corps
Les premières interrogations sur la corporéité ont commencé chez Merleau-Ponty avec La structure du comportement. Ce premier ouvrage de Merleau-Ponty publié en 1942 laisse déjà entrevoir ce que sera la phénoménologie du corps dans les écrits ultérieurs. Dès les premières pages de son premier livre, Merleau-Ponty affiche déjà son ambition qui est celle de « comprendre les rapports de la conscience et de la nature, – organique, psychologique, ou même sociale ». Or, précisément par nature les naturalistes entendent « une multiplicité d’événements extérieurs les uns aux autres et liés par des rapports de causalité ». Autrement dit, pour la science en général et pour le naturalisme en particulier le rapport entre les phénomènes naturels se réduit à un simple rapport de causalité. Il en résulte que la science recourt à l’idée de causalité pour étudier tout fait observable, y compris les conduites humaines et animales. Dès lors, nous constatons que Merleau-Ponty fait centrer sa pensée philosophique dès le début sur le lien entre la conscience et la nature, entre l’intériorité et l’extériorité, lequel lien sera analysé sous différents angles en fonction de l’évolution de sa pensée. Ainsi, comment ces premières études sur la pensée causale et, par ricochet, sur la corporéité se traduisent-elles dans la pensée phénoménologique de Merleau-Ponty ? Le premier texte de Merleau-Ponty constitue en grande partie une critique de la psychologie expérimentale ou psychologie scientifique. En effet, les tenants de la théorie classique du réflexe dans leurs études des différentes propriétés de l’organisme en interaction avec son milieu partent d’une distinction radicale entre le pôle subjectif et le pôle objectif. Le pôle subjectif se rapporte à l’âme, à l’esprit, bref, à la réalité immatérielle qu’est la conscience et le pôle objectif désigne tout ce qui a trait à la matière. Merleau-Ponty lui-même pense que cette séparation radicale de l’intériorité et de l’extériorité est ce qui détermine la psychologie expérimentale et de la physiologie classique. Il rend compte de cela lorsqu’il formule ce questionnement : « La science mécaniste aurait-elle manqué la définition de l’objectivité ? Le clivage du subjectif et de l’objectif aurait-il été mal fait, l’opposition d’un univers de la science, tout entier hors de soi, – et d’un univers de la conscience, défini par la présence totale de soi à soi, serait-elle insoutenable ? ». Toutefois, la théorie classique du réflexe n’oppose pas seulement le psychique au physiologique, mais elle rabat le premier sur le dernier. Dès lors, elle fait l’impasse sur le rôle fondamental que l’esprit joue dans tout réflexe. L’initiateur du conditionnement classique est le physiologiste russe Ivan Pavlov. En effet, tous les travaux de Pavlov sur la physiologie reposent sur « l’hypothèse de constance ». Mais que faut-il entendre par « hypothèse de constance » ? Quelle définition faut-il accorder à ce concept dans la théorie du conditionnement réflexe ? L’hypothèse de constance stipule qu’ « à chaque sensation isolée correspond par principe une stimulation réellement et ponctuellement reçue par l’organisme » . Clara Da Silva-Charrak renchérit sur ce concept en soutenant que « certains stimuli spécifiques déclenchent, par le biais de circuit prédéterminés, et en des endroits précis du corps, des ‘‘ réponses ’’ adaptées à chaque situation ». De fait, pour le précurseur du conditionnement classique, il est nécessaire, pour saisir la nature du comportement, d’étudier les stimulations de manière ponctuelle, mais aussi les uns indépendamment des autres. Ainsi, « la réflexologie de Pavlov traite le comportement comme une chose », elle explique tout comportement suivant le mécanisme de l’arc réflexe, c’està-dire conformément à un automatisme aveugle qui fait que le stimulus conditionné ou neutre provoque au niveau de l’organisme une réponse proportionnée à l’intensité de l’excitation. Ainsi, les tenants du conditionnement classique, Pavlov en particulier, réalisent une expérience à travers laquelle un stimulus neutre est associé à un conditionné. En effet, d’après Pavlov, le stimulus conditionné provoque habituellement une réponse déterminée, différente de celle du stimulus neutre. Toutefois, après un nombre assez important d’associations de ce type appelées aussi « épreuves de conditionnement », le stimulus neutre provoque, tout seul, une réponse similaire ou identique à celle que déclenche le stimulus conditionné. Ces nombreuses expériences des physiologistes classiques accordent au stimulus « la dignité d’une cause, au sens empiriste d’antécédent constant et inconditionné, et l’organisme est passif, puisqu’il se borne à exécuter ce qui lui est prescrit par le lieu d’excitation ».Dès lors, pour la théorie du réflexe conditionné le stimulus provoque une réaction organique comme la cause produit l’effet. Le comportement n’est plus quelque chose de complexe, il est plutôt simple ou même simplifié parce qu’il est rabattu sur une relation de cause à effet entre le stimulus et la réponse. C’est cette conception mécaniste du comportement que fait valoir le conditionnement classique de Pavlov. Toutefois n’est-il pas absurde pour les tenants du conditionnement classique de vouloir chosifier le comportement humain et animal ? Eu égard à sa complexité, est-il en réalité possible de prévoir le comportement humain ? Cette conception simpliste du comportement humain et animal ne résulte-t-elle pas d’une analyse superficielle de ce dernier ? N’occulte-t-elle pas le vrai sens qu’il faut accorder au comportement humain et animal ? De toute évidence, le principal grief que nous pouvons nourrir contre Pavlov, c’est le fait qu’il prétend étudier le comportement de la même manière qu’on étudie, au laboratoire, une chose ou un objet du monde extérieur. Cette manière de procéder de Pavlov, consistant à objectiver le comportement humain et animal, à le ravaler au rang d’un simple objet est loin d’être crédible aux yeux de Merleau-Ponty. En effet, dans son entreprise d’étude du comportement, Pavlov recourt à la méthode d’analyse ou de décomposition, or « MerleauPonty en appelle (…) à la description, contre l’analyse, (ce en quoi il se rapproche dès La structure du comportement de la méthode phénoménologique) ». Ainsi, nous voyons que Merleau-Ponty bat en brèche le conditionnement réflexe en raison de sa méthode d’analyse, méthode que Merleau-Ponty lui-même considère comme ne favorisant pas la découverte de l’essence du comportement. Ainsi, à propos de la théorie des réflexes conditionnés, MerleauPonty affirme : « Loin d’être une description fidèle du comportement, la théorie des réflexes conditionnés est une construction inspirée par les postulats atomistes de l’analyse réelle. Elle transporte dans l’activité organique les modes de clivage qui conviennent à un univers de choses, et ne représente à aucun degré l’instrument nécessaire d’une recherche scientifique ». Cela veut dire qu’il n’y a aucune différence entre la manière dont un objet du monde extérieur doit être étudié et la façon dont le comportement humain et animal doivent être explorés, si l’on en croit les tenants de la théorie des réflexes conditionnés. Nous assistons ainsi à une application de la même procédure d’analyse aussi bien dans l’étude d’un simple phénomène du monde physique que dans celle du comportement. De ce fait, pour Pavlov, les conduites observables de l’homme et de l’animal, comme tout objet du monde extérieur, sont divisibles, morcelables en leurs éléments constitutifs et qu’une partie de l’organisme peut réagir à un stimulus sans que les autres parties ne soient concernées par un tel stimulus. Á côté de la physiologie pavlovienne, il y a son pendant qui est le behaviorisme de l’américain John Watson. Le courant behavioriste (début du XXe siècle) abonde quasiment dans le même sens que la réflexologie de Pavlov pour ce qui concerne l’étude du comportement humain et animal. Il peut se définir dans son sens général comme une démarche de la psychologie qui se fonde sur l’idée selon laquelle seuls les comportements visibles sont susceptibles de faire l’objet d’une étude scientifique et objective. De fait, la psychologie américaine du comportement, comme le réflexe conditionné de Pavlov, met non pas l’existence de la conscience en doute, mais la possibilité qu’elle constitue un objet d’étude ou un principe d’explication du comportement, des conduites humaines. En d’autres mots, la conscience, dans le behaviorisme, est reléguée au second plan et appréhendée comme une réalité qu’il faut mettre à l’écart dans l’explication du comportement parce que son exploration n’est pas nécessaire à la compréhension de ce qui est déterminant dans le comportement. La conscience est considérée ainsi comme une réalité inexplorable étant donné que ce qui s’y passe est inobservable voire même inopérant dans l’étude du comportement. Or, ce qui, en réalité, peut faire l’objet d’une étude scientifique ce sont les conduites observables en ce sens qu’elles constituent des réalités objectives. Ainsi, pour les behavioristes l’étude du comportement humain peut se faire indépendamment de l’esprit, c’est-à-dire la psychologie expérimentale étudie le comportement « comme n’importe quelle réalité extérieure ». Le comportement, sous ce rapport, est considéré comme le seul objet digne d’étude étant donné qu’il est expérimentable. Dès lors, le behaviorisme watsonien s’oppose à l’introspection, pour autant qu’il s’abstienne de concéder une intériorité « dynamique » à l’organisme, et rabat le comportement sur l’arc stimulus-réaction. Il reconnait ainsi que « les comportements me sont donnés comme des choses étalées devant moi ». Autrement dit, pour les behavioristes, il est nécessaire, si nous voulons vraiment connaître la nature du comportement de procéder à son analyse, à sa décomposition en ses éléments constitutifs puis d’étudier ces derniers les uns indépendamment des autres. Ainsi, comment les behavioristes conçoivent-ils la relation de l’organisme avec son milieu ? Comment pense-t-ils le rapport entre l’organisme et le monde extérieur ?
La perception comme ouverture originaire au monde
L’analyse de l’expérience perceptive peut être appréhendée comme la pierre angulaire de l’œuvre de Merleau-Ponty. En effet, dès la première page de la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty assimile déjà la perception à « un contact naïf avec le monde » et assigne, par la suite, à la philosophie la tâche de « réveiller » cette première expérience du monde, de la soumettre à la critique afin de découvrir l’essence des choses à travers leur apparence ou bien l’être dans le paraître. Une telle obligation à laquelle toute philosophie qui aspire à devenir une « science exacte » doit se plier, conduit l’auteur de La prose du monde à s’inscrire en faux contre l’intellectualisme et contre le réalisme. Le premier courant philosophique assimile le voir à une pensée de voir et à une pure « inspection de l’esprit » et le deuxième le réduit à un événement objectif survenant dans une nature en soi. En d’autres mots, le courant intellectualiste nomme perception tout acte par lequel le sujet rabat l’objet sur une simple représentation mentale, là où le réalisme appelle perception l’expérience qu’à le sujet du monde sensible. Dans les deux cas, qu’il s’agisse de l’empirisme ou de l’intellectualisme, la perception n’est-elle pas manquée ? Qu’est-ce qui fait que les manières de percevoir des intellectualistes et des empiristes ne sont pas fiable selon Merleau-Ponty ? D’une part, la perspective réaliste ou empiriste, par exemple celle de Locke, fait dériver de la « sensation » la plupart des idées que nous avons du monde objectif. En effet, les empiristes soutiennent que l’expérience sensible, au lieu de nous détourner de la réalité, constitue la seule source fiable de vérité. Il s’agit dans empirisme, pour être plus explicite, de « poser des ‘‘ sensations ’’, qui livreraient, dans la conscience, un certain nombre de qualités sensibles (froid, dur, lisse), dont seraient ensuite tirées les relations qui organisent l’expérience ». Ainsi, de l’expérience sensible, découle une connaissance exacte de l’objet, une connaissance sans aucune ambiguïté. Merleau-Ponty rejette cette doctrine et affirme son incapacité de rendre compte de ce qui se passe réellement dans le phénomène perceptif lorsqu’il dit : « La théorie de la sensation, qui compose tout savoir de qualités déterminées, nous construit des objets nettoyés de toute équivoque, purs, absolus, qui sont plutôt l’idéal de la connaissance que ses thèmes effectifs ». Ce propos de Merleau-Ponty laisse entendre que la perception, en tant que vécue et non théorique, ne peut favoriser qu’une saisie lacunaire de l’objet. La perception ne nous donne pas, à première vue, tous les aspects constitutifs de l’objet. Autrement dit, nous pouvons connaître un objet par le toucher ou par la vue, bref, par une intuition sensible, comme étant un corps « régulier » sans que notre intellect ne le saisisse de manière tout à fait explicite. Dès lors, les objets ou bien le monde ne se dévoile pas à nous, au premier abord, dans toute sa vérité, car « Il est vrai à la fois que le monde est ce que nous voyons et que, pourtant, il nous faut apprendre à le voir . C’est en apprenant à voir le monde que nous pouvons saisir son essence. D’autre part, la perspective intellectualiste ou idéaliste, celle de Descartes en particulier, ravale tout le perçu, c’est-à-dire tous les objets qui s’offre à la perception, au rang de pure pensée ; elle thématise la chose sensible. Il y a à ce niveau un décalage entre la conscience constituante et son objet. De ce point de vue, l’analyse du morceau de cire constitue une parfaite illustration de la nature de la perception chez Descartes. En effet, pour Descartes, nous connaissons la cire non pas à travers ses qualités sensibles, mais par le biais de ses propriétés intelligibles, car les premières disparaissent sous l’effet du feu, tandis que les dernières subsistent. Dès lors, « La cire ‘‘ perçu ’’ elle-même, avec sa manière originale d’exister, sa permanence qui n’est pas encore l’identité exacte de la science, son ‘‘ horizon intérieur ’’ de variation possible selon la forme et selon la grandeur, sa couleur mate qui annonce la mollesse, sa mollesse qui annonce un bruit sourd quand je la frapperai, enfin la structure perceptive de l’objet, on les perd de vue parce qu’il faut des déterminations de l’ordre prédicatif pour lier des qualités tout objectives et fermées sur soi ».De là vient que la perception est désormais un attribut de l’esprit et non pas des sens. Quoique ces derniers fournissent à l’entendement les qualités physiques de l’objet, Descartes les considère comme trompeurs et menant pas à la vérité. Descartes lui-même rend compte de l’essence de la perception dans les Cinquièmes Réponses : « (…) n’ayant rien admis en moi que l’esprit, je parle néanmoins de la cire que je vois et que je touche, ce qui toutefois ne se peut faire sans yeux ni sans mains ; mais vous avez dû remarquer que j’ai expressément averti qu’il ne s’agissait pas ici de la vue ou du toucher, qui se fond par l’entremise des organes corporels, mais de la seule pensée de voir et de toucher, qui n’a pas besoin de ces organes, comme nous expérimentons toutes les nuits dans nos songes ». En d’autres termes, pour Descartes la perception est l’apanage de l’esprit. De ce fait, même si c’est par le canal des sens que les qualités physiques de l’objet parviennent à l’entendement, il n’en demeure pas moins vrai que c’est par l’esprit qu’on appréhende la vérité de l’objet. Descartes dit lui-même que ce n’est que par une « inspectio mentis » que nous saisissons la vérité de toute chose. Contre l’empirisme et son antithèse intellectualiste, Merleau-Ponty cherche à restituer la perception dans son sens originaire. En effet, cette dernière est, dans son acception originaire, notre première ouverture au monde, notre « insertion » dans un monde, elle est pour ainsi dire notre initiation à l’être. Elle désigne le rapport naturel entre la conscience et le monde ; « elle est ‘‘ l’opinion ’’ ou la ‘‘ foi originaire ’’ qui nous lie à un monde comme à notre patrie, l’être du perçu est l’être antéprédicatif vers lequel notre existence totale est polarisée ». Á ce compte-là, la perception favorise notre premier rapport au monde. Elle assure notre communion avec le monde. Elle nous initie à la vérité dans la mesure où « tout le savoir s’installe dans les horizons ouverts par la perception ». Celle-ci est donc « le phénomène originaire » où se détermine le sens d’être de tout être pour nous concevable : « Nous ne pouvons pas concevoir de chose qui ne soit perçue ou perceptible ». Cette expérience perceptive nous enfonce dans le monde, elle nous fait adhérer à la réalité, telle qu’elle est. Autant dire que la perception, selon le phénoménologue français, n’est pas dévolue à un esprit qui surplombe le monde, mais à un sujet percevant et incarné, c’est-à-dire à un « sujet naturel ». De fait, la perception suppose une adhésion totale du corps percevant au monde objectif, une immersion du corps dans les choses. Autrement dit, la perception ne saurait se réduire à un pur acte de la conscience, en vertu duquel elle constitue son objet ; phénomène et cogito ne sont plus, dès lors, séparables dans l’acte de percevoir, car toute perception se traduit par « un accouplement de notre corps avec les choses ». Ainsi, à la différence de Descartes qui sépare le sujet percevant et la chose perçue et qui fait de la perception un simple attribut de l’esprit (ou une intellection confuse), MerleauPonty pense que nous ne pouvons percevoir les choses indépendamment de notre sensibilité. Ce qui revient à dire que ce qui perçoit le monde, dont l’évidence est indiscutable, ce n’est non pas une conscience transparente à elle-même, mais plutôt un sujet incarné. Merleau Ponty le précise sans ambages lorsqu’il affirme : « si je voulais traduire exactement l’expérience perceptive, je devrais dire qu’on perçoit en moi et non que je perçois ». En réalité ce « on » désigne la sensibilité ou le corps qui est directement lié aux choses dans l’expérience perceptive. Il convient de démontrer, en outre, le primat de la perception sur le jugement ou la prédication. En effet, la perception, en tant que première ouverture du corps percevant sur le monde, nous offre tous les horizons possibles de la connaissance. Ce premier contact avec le monde nous permet d’acquérir nos premières sensations tactiles et visuelles. La perception précède ainsi toute construction intellectuelle, toute conceptualisation de l’objet. Elle est cet acte qui s’accomplit avant toute pensée, avant toute réflexion. En d’autres termes, elle est « une expérience non-thétique, préobjective, et préconsciente ».
Les griefs de Merleau-Ponty contre le dualisme cartésien
Le cartésianisme a longtemps régné en maître dans le paysage de la philosophie. Ce courant, initié par Descartes au XVIIème siècle, détrône la scolastique qui est une synthèse de l’aristotélisme et de la Révélation. N’étant pas convaincu par tout ce qui était considéré jusqu’alors comme connaissance infaillible, Descartes fait table rase de tout le savoir qu’il avait acquis et se résout à chercher la vérité dans les livres, à travers les voyages et en lui même. Il prit ainsi l’engagement, dans le Discours de la méthode, de donner raison au pyrrhonisme s’il ne parvient pas à découvrir une certitude qu’aucun doute ne saurait renverser. Le summum de cette entreprise cartésienne de tout remettre en question sera la découverte d’une première certitude que le rationaliste français nomme « cogito ». Pour Descartes, le cogito est, a priori, l’expression de son existence, en tant que « chose qui pense » Cette conception cartésienne, faisant de l’esprit le garant de toute connaissance, est démontrée à travers l’analyse du morceau de cire. En effet, après avoir recueilli, par le biais des organes de sens, les caractéristiques physiques de la cire, à savoir son odeur, sa couleur, sa grandeur, le bruit qu’elle produit lorsqu’elle est frappée, Descartes constate que la cire perd, sous l’effet du feu, toutes ses propriétés sensibles. Or l’idée qu’il avait de la cire, avant que celle-ci ne soit brulée, persiste et reste inchangée. Descartes affirme alors à la suite de cette expérience qu’il ne connaît la cire que par une « inspection de l’esprit », c’est-à-dire une pure conception de l’entendement. Il le dit expressément à travers ce passage : « Á proprement parler nous ne concevons les corps que par la faculté d’entendre qui est en nous, et non point par l’imagination ni par les sens, et que nous ne les connaissons pas de ce que nous les voyons, ou que nous les touchons, mais seulement de ce que nous les concevons par la pensée. ». Cependant, nous ne devons pas perdre de vue le fait que l’enjeu fondamental de l’analyse du morceau de cire est de déterminer que l’esprit se connaît plus aisément que le corps. Cette expérience témoigne certes, chez Descartes, de l’indépendance de l’esprit par rapport au corps dans l’acte de connaître, mais aussi et surtout de l’aptitude de celui-ci à saisir par abstraction son objet. En effet, l’entendement peut saisir, indépendamment des sens, son objet, car la perception n’est, chez Descartes, qu’un attribut de l’esprit et non celui des sens. Ainsi, les sens qui entrent en contact avec les objets du monde extérieur afin de transmettre des informations à l’entendement ne sont pas pris en compte dans cette opération. Á la vision et au sentir, Descartes substitue alors la « pensée de voir et de sentir ». Autrement dit, « l’esprit atteint la vérité du perçu par le moyen d’une solius mentis inspectio, c’est-à-dire d’une inspection qu’il fait non seulement par ses propres moyens, mais encore en luimême » . La res extensa ou « substance corporelle » apparaît dès lors comme privée de toute influence sur la saisie de l’essence des choses dans la philosophie réflexive. Ce dualisme cartésien, qui est le résultat d’une minoration du corps et d’une surestimation de l’esprit, ne constitue-t-il pas un frein, si l’on en croit Merleau-Ponty à la découverte de la nature des phénomènes. Est-il donc possible, comme le prétend Descartes, pour l’esprit de saisir les objets du monde extérieur dans toute leur réalité sans le concours des sens ? L’esprit peut-il être tout à fait autonome, peut-il se passer du corps lorsqu’il veut appréhender clairement et distinctement son objet ? L’une des particularités de Maurice Merleau-Ponty, c’est d’avoir consacré une bonne partie de sa réflexion à la restitution de l’image du corps dans le domaine de la connaissance. En effet, le corps qui est au cœur de la pensée merleau-pontienne constitue le médiateur indispensable entre l’âme et le monde extérieur. Merleau-Ponty le précise lorsque dit : « je ne saurais saisir l’unité de l’objet sans la médiation de l’expérience corporelle ». Ainsi, à la perception chez Descartes qui est une sorte d’abstraction, une pure conception de l’objet par un sujet non incarné, Merleau-Ponty substitue une manière de percevoir qui recrée le lien entre l’esprit et les sens. Qu’en est-il de cette manière de procéder de Merleau-Ponty ? Le rétablissement de l’image corporelle dans la phénoménologie merleau-pontienne s’accomplit grâce à la perception qui est ici, selon le mot de Clara Da Silva-Charrak : « la pierre de touche d’une philosophie qui veut discuter les catégories classiques de l’âme et du corps ». Merleau-Ponty prend dès lors, dans cette entreprise de restitution, le contrepied de Descartes dans la manière de penser la perception. Toutefois, il s’agit moins ici de revenir sur la perception proprement dite que de restituer la place qu’occupent les sens dans l’acte perceptif. En effet, pour Merleau-Ponty il est absurde de vouloir minorer le rôle des sens, voire celui du corps dans l’acte perceptif. Cela du fait que d’une part, le rapport de l’âme et du corps ne se réduit pas à un rapport de sujet à objet ou à un rapport d’extériorité, parce que « notre corps n’est pas objet pour un ‘‘ je pense ’’ : c’est un ensemble de signification vécues qui va vers son équilibre ». L’âme et le corps ne sont plus maintenant, dans l’acte de percevoir, deux substances dissociables, dont l’une serait active et l’autre passive ; bien au contraire, ils forment une seule et même substance et accomplissent des rôles symétriques au cours de la perception. Le corps reçoit les impressions sensibles venant du monde extérieur et l’âme ou l’esprit les donne une signification en les nommant par des mots de la langue ou en les organisant par des concepts. La connaissance des choses est, dès lors, la résultante de cette interaction invisible mais non moins saisissable de l’esprit et du corps. Descartes a tort, si l’on en croit Merleau-Ponty, de passer sous silence le premier moment de la perception, moment au cours duquel les sens entrent en contact avec le monde extérieur afin que l’intuition sensible puisse se réaliser, pour ne prendre en considération que le second moment qui est celui de la conceptualisation. De ce fait, lorsqu’il affirme qu’il ne connaît la cire que par une « inspectio mentis », Descartes fait l’impasse sur la première étape de la perception sans laquelle la perception serait incomplète, voire même lacunaire. Ainsi, comme le note Clara Da Silva-Charrak : « il ne s’agit pas de se détourner du constant témoignage des sens (ce que requiert l’itinéraire méditatif), mais au contraire de s’y enfoncer pour comprendre pourquoi j’ai tant de mal à m’en détourner ». D’autre part, Merleau-Ponty approuve-t-il la conception cartésienne de l’espace ? Ne remet-il pas en question l’espace de la manière qu’il est conçu dans la philosophie réflexive ? En effet, il a été mentionné que Descartes fait de l’entendement cette faculté dont le principal attribut est de constituer l’objet en le ravalant au rang d’une simple idée. Cette constitution de l’objet par l’entendement, chez Descartes, qui est aussi synonyme d’une idéalisation de l’objet, atteste la transcendance de l’esprit par rapport à la réalité à constituer. Sous ce rapport, l’objet, en tant que substance étendue, est conçu abstraction faite de ses propriétés sensibles ou particulières. On voit alors, chez Descartes, que tout objet, dès lors qu’il est une extension spatiale ou une « étendue » (chez Descartes l’étendue est l’attribut principal de la matière), est privé de sa forme apparente tout en restant essentiellement ce qu’il est lorsqu’il est perçu. Cette étendue, rabattue sur la pensée, cette étendue non située et non orientée dans le monde est ce que Descartes désigne sous le concept d’espace. L’espace cartésien est dès lors une simple idéalisation de l’étendue. Autrement dit, il est l’espace pensé, représenté ou idéalisé par la géométrie. Il est « le milieu (réel ou logique) dans lequel se disposent les choses ». Force est de reconnaître que Merleau-Ponty ne rejette pas tout à fait ce qu’il désigne, dans la Phénoménologie de la perception, sous le concept d’« espace géométrique » lorsqu’il fait allusion à la fois à l’espace des géomètres et à celui de Descartes, mais qu’il le considère comme un espace parmi d’autres qu’il faut repenser sous l’angle de la phénoménologie. En effet, une distinction est faite, dans l’ouvrage de 1945, entre « espace physique » et « espace géométrique ». Ce dernier, qui est aussi désigné par « espace spatialisant », est un espace « dont les dimensions sont substituables » ; c’est aussi un espace que la pensée survole sans point de vue. En bref, il s’agit, selon le mot de Clara Da SilvaCharrak, d’« un espace isotrope et indifférent aux déplacements qui s’y opèrent » . Ainsi, dans l’espace géométrique s’opère une perception sans monde. Autrement dit, le sujet percevant saisit son objet dans cette espace indépendamment du monde dans lequel l’objet doit être situé. Or, pour Merleau-Ponty il est absurde de vouloir décrire l’espace sans y être situé, sans l’intégrer totalement. Pour autant qu’il habite le monde, le corps phénoménal est spatial, c’est-à-dire qu’il est situable dans le monde et qu’il ne peut percevoir l’objet ou l’être, que si celui-ci, lui aussi, est « situé » et « orienté ». La perception suppose alors que la position du corps percevant et de l’objet perçu soit déterminable dans le monde, car, pour Merleau-Ponty, « l’être est synonyme d’être situé ». S’il en est ainsi, nous pouvons dire qu’à l’espace géométrique, Merleau-Ponty adjoint une autre forme d’espace qui est l’espace physique ou l’ « espace spatialisé ». Ce dernier n’est que « le moyen par lequel la position des choses devient possible ». C’est à travers cette dernière forme d’espace que Merleau-Ponty restaure le lien entre le sujet et le monde en faisant du monde non pas une réalité constituable par une conscience intemporelle ou transcendantale, mais plutôt ce qui est déjà constitué avant que le corps phénoménal n’y soit initié en vertu de la perception. Á cet égard, Merleau-Ponty affirme : « Il est essentiel à l’espace d’être toujours ‘‘ déjà constitué’’ et nous ne le comprendrons jamais en nous retirant dans une perception sans monde ». En réalité, Merleau-Ponty ne rejette pas uniquement le dualisme de Descartes, mais il a également passé le monisme phénoménologique de son maître Husserl au crible de la critique. En effet, en tant qu’initiateur de la phénoménologie, Husserl inaugure une nouvelle forme de penser à travers laquelle il ambitionne de dépasser le subjectivisme de Descartes qui, non seulement considère l’âme et le corps comme deux substances distinctes, mais aussi fait du « je pensant » la seule certitude valable. De ce fait, la phénoménologie husserlienne, dès sa naissance, visait, peu ou prou, à combler le hiatus entre le pôle subjectif et le pôle objectif, entre l’intériorité et l’extériorité dans le domaine de la connaissance. Toutefois, si l’on en croit Merleau-Ponty la pensée du père de la phénoménologie ne s’est pas complètement arrachée du dualisme. Autrement dit, Husserl est, si l’on en croit Merleau-Ponty, un dualiste qui s’ignore. Ainsi, qu’en est-il des monismes de ces deux phénoménologues ? Qu’est ce qui fait que le monisme phénoménologie de Husserl ne convainc pas Merleau-Ponty ? Quel rapport peut-on établir entre ces deux monismes phénoménologiques ?
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : L’ébauche d’une réflexion sur la problématique de la corporéité
CHAPITRE PREMIER : La critique de la psychologie expérimentale comme prélude à la phénoménologie du corps
CHAPITRE II : La perception comme ouverture originaire au monde
DEUXIÈME PARTIE : La critique du dualisme et l’instauration d’un monisme
CHAPITRE PREMIER : Les griefs de Merleau-Ponty contre le dualisme cartésien
CHAPITRE II : Le monisme de Merleau-Ponty à l’épreuve du monisme husserlien
TROISIÈME PARTIE : La nécessité de redéfinir le corps
CHAPITRE PREMIER : La phénoménologie du « corps propre »
CHAPITRE II : L’ontologie de la « chair »
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
Webographie
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