LA QUESTION DES EFFETS DE LA REALITE SUR LES APPRENTISSAGES SCOLAIRES
La « réalité » au sens commun
Ce travail de thèse s’inscrit dans une branche des mathématiques qui concerne directement l’étude de la « réalité » : la géométrie. Le mot géométrie vient du latin geometria, du grec geômetria, de gê « la Terre » et metria « technique, science de la mesure », qui signifie donc « science de la mesure de la Terre ». Le sens commun du mot géométrie entend aujourd’hui celui-ci comme science des figures de l’espace. Nous utilisons le terme de réalité comme étant le contexte, l’environnement de notre vie quotidienne, ce qui est immédiatement effectif, concret, ce qui peut être appréhendé par les sens et nourrir l’expérience. Nous comprenons donc le terme de « réalité » dans son sens commun.
La question des effets de la réalité sur l’apprentissage scolaire
La réalité a-t-elle un effet sur l’apprentissage visé par l’enseignement ? Est-elle un levier ou au contraire un obstacle ? La recherche en didactique s’intéresse aux apprentissages visés par une situation intentionnelle d’enseignement, et non à l’apprentissage lié au développement d’un individu, bien que le développement d’un individu conditionne les apprentissages scolaires et réciproquement. Le constructivisme – théorie de l’apprentissage – impulsé par Piaget définit l’apprentissage comme un processus de construction et de reconstruction à partir des connaissances anciennes et de l’expérience antérieure pour en construire de nouvelles. Les travaux de Piaget portent essentiellement sur le développement de la pensée et de l’intelligence chez l’enfant. Dans la pensée constructiviste, il ne suffit pas de cumuler les connaissances nouvelles en « couches successives » pour les assimiler. Piaget décrit l’apprentissage de connaissances nouvelles comme un processus :
– d’assimilation : « le système [cognitif] trie et sélectionne ce qui est conforme à sa structure ou, ce qui revient au même, il décode dans son propre langage et intériorise sous cette forme le système de relations qui lui est présenté » .
– et d’accommodation : « dans le système de connaissances qui est accepté – ou transcodé – par le système cognitif, s’introduisent des relations nouvelles qui généralisent ou élargissent les structures propres au système cognitif ».
– le processus d’ « équilibration permet de régler les rapports entre la structure cognitive du sujet et les sollicitations extérieures ». Le courant constructiviste s’inspire de la pensée piagétienne et de ce processus d’équilibration pour décrire l’apprentissage.
A propos de la construction de la pensée scientifique, Bachelard argue « Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit » . Bachelard définit la notion « d’obstacle épistémologique » lors de la construction des raisonnements scientifiques : « c’est en terme d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique » car « loin d’être linéaire, l’histoire de la production des connaissances scientifiques témoigne d’un cheminement chaotique opérant par rectifications et transformations des savoirs élaborés » . Bachelard catégorise ainsi différentes sortes d’obstacles : l’expérience première, l’extension abusive des images familières, l’obstacle de la connaissance générale. D’un point de vue constructiviste, il en est de même sur le plan cognitif d’un élève qui est en train d’apprendre car il se confronte à ses propres conceptions. Ainsi, certaines erreurs ne sont dues ni à de l’inattention ni à la simple bêtise, mais elles sont révélatrices de ces obstacles cognitifs : « l’erreur […] [est] l’effet d’une connaissance antérieure, qui avait son intérêt, ses succès, mais qui, maintenant, se révèle fausse, ou simplement inadaptée » . Brousseau s’inspire ainsi de la notion d’ « obstacle épistémologique » de Bachelard (1934) pour décrire les « obstacles didactiques » (Brousseau, 1983, 1998), c’est-à-dire les obstacles qui se révèlent dans une situation didactique.
On relève ainsi :
– les obstacles ontogéniques qui sont liés au développement de l’individu. L’épistémologie génétique développée par Piaget (1972) a mis en évidence des stades (stade sensori-moteur, stade préopératoire, stade des opérations concrètes et enfin stade formel) qui décrivent le cheminement du développement de la pensée chez l’enfant.
– les obstacles didactiques qui découlent des choix et des intentions du système éducatif. Brousseau (1998) donne l’exemple des décimaux qu’un élève comprend comme « des entiers naturels avec un changement d’unité », donc des « naturels (avec une virgule) et des mesures » .
– et les obstacles épistémologiques qui sont inhérents à l’objet même de la connaissance et qu’on ne peut donc éviter, et que l’on retrouve dans l’histoire de la construction de la pensée scientifique (Bachelard, 1934). Il existe d’autres types d’obstacles (culturel, affectif…) et la recherche de leur catégorisation et de leur formation fait écho aux recherches sur les représentations. « Ces investigations ont amené à l’établissement de catalogues de représentations fréquentes dans différentes disciplines. Si, pour chaque thématique, les représentations peuvent être variées, les obstacles sont souvent en nombre restreint puisqu’ils les expliqueraient et les structureraient en profondeur. […] La notion de représentation a été définie pour parler des systèmes de connaissances qu’un sujet mobilise face à une question ou à une thématique » . De nombreux travaux de recherche en didactique (ou dans d’autres champs disciplinaires) ont mis en évidence la forte résistance de certaines représentations lors de l’apprentissage de certains concepts scientifiques (Migne, 1969), (Astolfi, 1989), (Brousseau, 1998), (Sierpinska, 1995), et certaines d’entre elles persistent ou finissent par revenir. Il s’agit d’un des thèmes cruciaux de recherche en didactique de la physique, dans lesquels certains auteurs dénoncent « le dogmatisme du sens commun » .
Recherches préliminaires
Cette problématique a été abordée dans mon précédent travail de master (Bulf, 2005). Nous avions étudié les effets possibles de l’introduction d’une balance de Roberval dans l’enseignement des équations du premier degré en classe de 4e . Nous avions observé le déroulement des premières séances de cet enseignant dans trois classes différentes, à partir de trois niveaux différents de « modélisation » :
– à partir de la manipulation d’une balance de Roberval (modèle concret)
– à partir du schéma de la balance (modèle pseudo-concret)
– en introduisant directement le langage formel (modèle algébrique)
Cette recherche a mis en évidence que la congruence recherchée dans les différentes étapes de la modélisation entraînait chez les élèves une routinisation de la technologie de résolution, au sens de Chevallard, alors qu’une introduction directe du modèle théorique des équations semble privilégier le raccourci technique de résolution : « je passe de l’autre côté et je change de signe », qui peut être dénaturé par la suite et donner lieu à des changements de signe abusifs. Ce résultat est à nuancer car l’usage de la balance peut entraîner une « dénaturation simplificatrice », c’est-à-dire que certains élèves peuvent se contenter de ce référent en évacuant le contenu mathématique des équations. Ou au contraire, le recours à la balance semble être un frein car certains élèves peuvent « anticiper » le contrat didactique et/ou disciplinaire et résoudre les problèmes posés, malgré le contexte concret de la balance, en passant directement dans le cadre algébrique.
La symétrie fait partie de notre réalité
Dans ce travail de thèse, nous avons choisi de nous concentrer sur un concept mathématique présent dans notre environnement du quotidien, au fort pouvoir d’évocation. Il est clair que le concept de symétrie est omniprésent dans les mathématiques, à l’école (de l’école primaire à l’université) et est une composante culturelle de nombreuses sociétés. Il ne s’agit pas d’établir dans ce paragraphe un catalogue exhaustif de l’impact d’un tel concept. Nous invitons le lecteur à consulter certains ouvrages très éclairants à ce propos : Weyl (1952), Noel (1989), Bacry (2000), Dézarnaud Dandine & Al. (2007), ou encore l’article d’Alain Connes (2001).
Tous ces ouvrages décrivent la complexité de ce concept d’un point de vue historique, esthétique, philosophique et mathématique. Précisons d’ores et déjà qu’il est délicat de dater ce concept, car on peut admettre son existence indépendamment de sa définition. De même, il est difficile de discuter de la paternité du terme symétrie dont l’étymologie renvoie à sun (« avec ») et metron (« mesure »), et dont on retrouve de nombreuses traces au cours de l’Histoire. Nous avons donc supposé que nous n’avions nul besoin de convaincre le lecteur de l’omniprésence du concept de symétrie dans la réalité, et c’est pourquoi ce concept se situe au cœur de notre recherche. Notre motivation de départ porte sur les effets de ce concept, visible dans la réalité, sur l’apprentissage visé par l’enseignement des transformations du plan au collège. Nous nous intéressons donc à son évolution en tant que concept mathématique, dans le contexte du collège, mais aussi à son évolution et son impact au cours de l’enseignement et de l’apprentissage plus général des isométries du plan. Comme annoncé précédemment, la classe n’est pas un lieu hermétique, l’élève y entre avec ses propres représentations et conceptions. Qu’en est-il avec le concept de symétrie ?
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 : Les premiers ancrages
1. LA QUESTION DES EFFETS DE LA REALITE SUR LES APPRENTISSAGES SCOLAIRES
2. LA THESE DE LA SYMETRIE COMME MOTEUR DE DEVELOPPEMENT DE LA PENSEE EN GEOMETRIE
3. LA THESE DE LA SYMETRIE COMME OBSTACLE PERSPECTIF
4. APPORT DES TRAVAUX DE RECHERCHE EN DIDACTIQUE DES MATHEMATIQUES SUR LA SYMETRIE AXIALE ET LES TRANSFORMATIONS DU PLAN
5. REPERAGES HISTORIQUES DE L’EVOLUTION DU CONCEPT DE SYMETRIE
6. ECLAIRAGE CURRICULAIRE DE L’ENSEIGNEMENT DES TRANSFORMATIONS DU PLAN AU COLLEGE
CONCLUSION
Chapitre 2 : Construction du cadre théorique
1. LA THEORIE DES CHAMPS CONCEPTUELS
2. LES PARADIGMES GEOMETRIQUES ET LES ESPACES DE TRAVAIL GEOMETRIQUE
3. ARTICULATION DES CADRES THEORIQUES
4. INSPIRATION VYGOTSKIENNE
CONCLUSION
Chapitre 3 : Le rôle de la symétrie dans la construction de l’Espace de Travail Géométrique des tailleurs de pierre et des ébénistes
1. POURQUOI RECHERCHER UNE PROBLEMATIQUE PRATIQUE CHEZ LES ARTISANS ?
2. METHODOLOGIE
3. ETUDE DU CAS SIMPLE DE SYMETRIE AXIALE
4. LA SYMETRIE : CONCEPT NATURALISE, ORGANISATEUR DE LA CONDUITE
5. CONCLUSION : UNE GEOMETRIE EN ACTE ORGANISEE MAIS FIGEE
Chapitre 4 : Un premier questionnaire exploratoire
1. POURQUOI UN PREMIER QUESTIONNAIRE ?
2. CONCEPTION DU QUESTIONNAIRE ET METHODOLOGIE D’ANALYSES
3. ETUDE QUALITATIVE DES PRODUCTIONS ECRITES DU QUESTIONNAIRE
4. UN NOUVEL OUTIL D’ANALYSE : LA DECONSTRUCTION DES FIGURES SELON DUVAL
CONCLUSION
Chapitre 5 : Méthodologie de recherche à travers une étude longitudinale
1. UNE ETUDE LONGITUDINALE AU COLLEGE
2. LE DEUXIEME QUESTIONNAIRE EN 5E ET EN 3E
3. RELATIONS DES RESULTATS OBTENUS AVEC L’ENSEIGNEMENT
Chapitre 6 : Analyse du deuxième questionnaire
PARTIE A : LA SITUATION DES TRIANGLES, COMPARAISON PERCEPTION GLOBALE ET PERCEPTION PONCTUELLE
1. ETUDES A PRIORI
2. TRAITEMENT ET ANALYSE DES DONNEES
3. METHODOLOGIE D’ANALYSE DES ETG PERSONNELS DES ELEVES : UN EXEMPLE D’ETUDE DE CAS
4. SYNTHESE DES ANALYSES DES PRODUCTIONS D’ELEVES DE 3E DANS LA SITUATION DES TRIANGLES
5. SYNTHESE DES ANALYSES DES PRODUCTIONS D’ELEVES DE 5E DANS LA SITUATION DES TRIANGLES
6. CONCLUSION : LA STABILITE DES ETG PERSONNELS DES ELEVES DE 5E ET DE 3E SELON LA TÂCHE
PARTIE B : LA SITUATION DES ROSACES, TRAITEMENT D’UNE FIGURE INVARIANTE SOUS PLUSIEURS TRANSFORMATIONS
1. ETUDES A PRIORI DE LA SITUATION ROSACE
2. TRAITEMENT ET ANALYSE DES DONNEES DE LA SITUATION ROSACE
3. METHODOLOGIE D’ANALYSE DES ETG PERSONNELS DES ELEVES DANS LA SITUATION ROSACE : UN EXEMPLE D’ETUDE DE CAS
4. SYNTHESE DES ANALYSES DES ETG PERSONNELS DES ELEVES DE 3E DANS LA SITUATION ROSACE
5. SYNTHESE DES ANALYSES DES ETG PERSONNELS DES ELEVES DE 5E DANS LA SITUATION ROSACE
6. CONCLUSION: LE ROLE DE LA SYMETRIE DANS L’EVOLUTION DE L’ETG
PERSONNEL DE L’ELEVE
PERSPECTIVES : QUELS LIENS ONT CES RÉSULTATS AVEC L’ENSEIGNEMENT REÇU EN CLASSE PAR LE MÊME PROFESSEUR, MME B. ?
Chapitre 7 : Les effets de l’enseignement
1. UN ESPACE DE TRAVAIL STABILISE DU POINT DE VUE DES PROFESSEURS
2. METHODOLOGIE D’ANALYSE DES SEANCES OBSERVEES
3. L’INTRODUCTION DE LA SYMETRIE AXIALE EN 6E DANS LA CLASSE DE MME B.
4. LA SYMETRIE CENTRALE DANS LA CLASSE DE 5E DE MME B.
5. LA ROTATION DANS LA CLASSE DE 3E DE MME B.
6. CONCLUSION DES EFFETS DE L’ENSEIGNEMENT
Conclusions générales
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