LA QUESTION DE L’INTERPRETATION CHEZ AVERROES

La position ésotériste

   La recherche du véritable sens de l’Ecriture a toujours préoccupé toutes les communautés ayant reçu un Livre saint, particulièrement l’Islam. A l’opposé du littéralisme qui prône une compréhension du Livre de par son sens apparent, l’ésotérisme quant à lui, soutient que les croyants doivent se lancer à la recherche du vrai sens du Livre précieux. Ainsi, nous voyons l’importance de l’herméneutique qui permet à l’homme de trouver la vérité réelle que l’on désigne communément dans l’ésotérisme musulman sous le vocable de haqîqat. Ce qui montre que l’ésotérisme conçoit que le Texte divin est composé d’un sens apparent et d’un ou de plusieurs sens cachés. Rappelons que le sens spirituel du texte n’est pas accessible à tous, car il n’est pas régi par des dogmes à la manière de la Loi divine qui caractérise la littéralité que prônent les partisans de la religion légalitaire. En effet, les ésotéristes pensent qu’il y a plusieurs façons de comprendre les énoncés divins51 selon les capacités des hommes. De plus, cette différenciation des sens s’explique par le fait qu’il y a une différence dans les dispositions intellectuelles qui fait que certains hommes ne peuvent pas saisir la profondeur des versets. C’est pourquoi Corbin nous dit, en relatant un ditprophétique, que : « Le Qorân a une apparence extérieure et une profondeur cachée, un sens exotérique et un sens ésotérique ; à son tour ce sens ésotérique recèle un sens ésotérique (…) ; ainsi de suite, jusqu’à sept sens ésotériques (sept profondeurs de profondeur cachée)52». Par ailleurs, dans l’Islam shiite, l’ésotérisme est la base essentielle de l’enseignement des Imâms. En effet, ces derniers sont, dans la conception shiite, les dépositaires des « secrets divins53 » qu’ils découvrent par l’exégèse du Texte divin. De ce fait, cette « discipline de l’arcane54 » témoigne de la responsabilité de l’homme suite à l’ordonnance divine qui la délègue à celui qui a les capacités de recevoir « le dépôt divin de la gnose ». Par conséquent, il est manifeste que la vérité reste la seule cause dont on doit cacher les joyaux aux ignorants pour éviter tout débordement au sein de la communauté des croyants. Cependant, il importe de souligner que l’Islam ésotérique tel que le prônent les shiites, n’implique pas une abrogation du sens exotérique puisque ce dernier représente le premier degré dans le sens de l’acquisition du savoir. Cela veut plutôt dire que sans cet ésotérisme, la religion serait purement et simplement de l’obscurantisme dont on se sert pour asservir les hommes qui n’ont pas l’esprit assez affuté. C’est dans ce sens qu’abondent ces propos : L’affirmation de l’ésotérisme ne signifie pas l’abolition pure et simple de la sharî’at, de la lettre et de l’exotérique (zâhir) ; elle veut dire que, privée de la réalité spirituelle (haqîqat) et de l’ésotérique (bâtin), la religion positive est opacité et servitude ; elle n’est plus qu’un catalogue de dogmes ou un catéchisme, au lieu de rester ouverte à l’éclosion de significations nouvelles et imprévisibles. Il est donc évident que c’est l’interprétation des énoncés57 divins qui différencie la position ésotérique de celle des littéralistes. C’est dans ce sens qu’abondent les mutazilites considérés comme les premiers théologiens rationalistes de l’Islam. En effet, nous constatons que les mutazilites accordent la primauté à la raison ; ce qui fait que cette théologie rationaliste est considérée à la limite comme étant hétérodoxe. Ainsi, ils s’opposent catégoriquement aux hachwiyyites qui prônent l’idée selon laquelle l’intégralité du Texte révélé doit être lue et comprise au sens obvie. Par conséquent, « les libres penseurs de l’Islam » proposent une interprétation par le biais de l’allégorie pour éclairer les hommes. Les mutazilites soutiennent l’idée selon laquelle chaque homme peut se suffire de sa raison pour comprendre la Révélation par le biais d’une interprétation allégorique et rationnelle des versets ambigus du Texte sacré. Cela dit, cette « première école théologique » de la religion musulmane cherche à se libérer des structures établies par la théologie réputée orthodoxe afin de corriger toutes acceptions attribuées à un Dieu « matériel ». Ainsi, ces théologiens pensent que les passages difficiles doivent être interprétés et cette interprétation est quelque chose d’obligatoire pour tous les croyants. Cependant cet intellectualisme leur a valu l’étiquette de dissidents car elle s’oppose sur plusieurs points aux dogmes religieux que professent les autres écoles de pensée. Par ailleurs, sur les questions concernant la présence de l’infidélité ou du mal dans le monde, certains parmi eux réduisent l’action de Dieu en professant qu’il n’est pas l’auteur de l’infidélité car il n’est pas le responsable du mal dans le monde. De plus, ils soutiennent que si Dieu était à l’origine de l’injustice, de l’infidélité, il serait un Dieu menteur, injuste et infidèle. Ce qui impliquerait qu’il est à l’origine des actes humains alors qu’il n’en est pas l’auteur. Il est donc manifeste qu’il refuse la toute-puissance divine puisqu’ils n’acceptent pas l’idée que Dieu soit à l’origine de toute chose. C’est pourquoi Quadri, en reprenant Al-Ghazali, nous dit : « les Motazilites déniaient à la toute-puissance divine de l’influence sur les actes des animaux, des anges, des génies, des démons et des hommes, puisqu’ils prétendaient que Dieu manque de pouvoir pour donner l’existence ou la retirer à tous les actes qui procèdent de tels agents par la voie de la création et de la production61 ». Ainsi, nous voyons qu’en ce qui concerne la justice divine62, les mutazilites soutiennent que seul l’homme est responsable de ses actes ; ce qui implique que la présence du mal dans le monde relève entièrement de la responsabilité de l’homme. Cela se justifie par le fait que pour eux, il est paradoxal de croire que Dieu, qui est L’instigateur du bien, puisse conduire l’homme vers le mal. La rétribution dépend des actes posés par celui-ci puisqu’il a le sentiment d’un pouvoir qui lui permet de faire des choix. Ceci dit, l’école mutazilite s’appuie aussi bien sur des énoncés divins que sur des arguments rationnels pour défendre leur position. Donc, si Dieu est sage et juste, il serait impossible qu’Il soit à l’origine du mal, de l’injustice car il n’est pas de son ressort d’imposer le mal à l’homme pour ensuite le punir à la fin. C’est dans ce sens que Gauthier affirme que les mutazilites disaient que : « (…) le Créateur Très-Haut est sage et juste ; et qu’on ne peut lui imputer ni mal ni injustice ; qu’il ne peut vouloir de la part des hommes le contraire de ce qu’il a ordonné ; qu’il ne peut les punir ou les récompenser, pour quelque chose qu’il leur a imposé par contrainte,[comme le professe la doctrine de « l’obligation impossible »]64 ». De plus, certains d’entre eux, poussant leurs réflexions plus loin, vont jusqu’à soutenir la position selon laquelle Dieu est obligé de ne faire que ce qui est profitable pour le genre humain. Autrement-dit, ils pensent que « Dieu est contraint au bien et au juste, par son essence même, par une nécessité logique ou métaphysique ». C’est dans ce sens qu’ils parlent d’une théorie de « la reconnaissance de la justice divine ». De même, sur la question des attributs divins les mutazilites interprètent la Révélation pour conclure que l’on ne peut conférer à Dieu des attributs qui seraient en lui éternellement. Pour l’essentiel, ils partent de l’argument selon lequel il est impossible de voir une autre éternité différente de Dieu car il y aura deux éternités. Ce qui fait que cette position est inconcevable dans la mesure où seul Dieu peut être éternel. De ce fait, ils nient l’idée de l’existence d’attributs divins énoncés dans le Livre sacré pour prôner une unité divine en ramenant tout à son essence. Ainsi, Corbin explique la pensée de certains adhérents de cette école, sur cette question, en affirmant que : « Dieu est unique, nul n’est semblable à lui ; il n’est ni corps, ni individu, ni substance, ni accident. Il est au-delà du temps. Il ne peut habiter dans un lieu ou dans un être ; il n’est l’objet d’aucun des attributs ou des qualifications créaturelles ». En revanche, cette interprétation des mutazilites stipulant que toutes les qualifications divines peuvent être ramenées à son essence, est en quelque sorte contradictoire même avec leur postulat de départ qui nie tous les attributs divins puisque l’essence est un de ces attributs. En effet, l’essence divine faisant partie de ce qui est propre et particulier à Dieu, il serait contradictoire de faire une négation des attributs divins pour ensuite ramener ces attributs à l’essence. Ainsi, mêmes s’ils utilisent la raison pour interpréter les versets divins et les dits prophétiques, il est clair qu’ils n’atteignent pas le degré de certitude que procure l’interprétation que prône le philosophe cordouan. Enfin, sur la nature du Coran, ils pensent que ce dernier est créé, par conséquent il est non-éternel. Selon eux, la parole professée par le Créateur relève d’une création de Celui-ci ; ce qui veut, nécessairement, dire qu’elle n’est pas prééternelle. Mais cette position s’oppose à celle que professe l’orthodoxie musulmane qui soutient l’idée selon laquelle cette parole est incréée et éternelle. En plus, ils vont jusqu’à considérer tous ceux qui soutiennent la position adoptée par le dogme religieux comme des infidèles car cela impliquerait qu’il y a deux éternités, et donc deux dieux. Ce qui occasionna des interprétations qui provoquèrent des déchirements dans la communauté. Gauthier relate leur propos en affirmant : « ce que nous lisons est une imitation du prototype écrit sur la Table gardée ; c’est nous [l’homme] qui l’avons fait et créé, et non Dieu lui-même, comme le soutenaient certains adversaires ». Au vue de ce qui précède, nous pouvons dire que la position de certains ésotéristes est bien différente de celle adoptée par les zâhirites. En effet, ils prônent une interprétation des énoncés divins pour la saisie du véritable sens du Livre précieux. Ainsi, les mutazilites par exemple, soutiennent que l’interprétation des textes scripturaires doit être l’œuvre de tous les croyants. Ce qui fait qu’ils se sont pas mal aventurés sur cette voie qui leur a valu l’étiquette de dissidents ou encore d’hérétique. Mais, il importe de s’intéresser à une autre école théologique qui adopte sur la question de l’interprétation une position plus ou moins subtile dans la mesure où elle déclare licite l’interprétation pour revenir recommander aux croyants de suivre la position des Anciens.

La licéité de l’interprétation chez Averroès

   Dans la pensée du philosophe cordouan, nous voyons que l’interprétation a un caractère obligatoire au plan juridique. En effet, Averroès soutient l’idée d’une obligation de l’examen rationnel qui serait une prescription divine pour comprendre le sens caché du message divin. Ainsi, il tente d’établir, de manière certaine, que c’est effectivement Dieu qui encourage les hommes qui y sont aptes à utiliser les outils conceptuels de la logique pour connaitre le sens de la Révélation. C’est dans ce sens qu’il donne l’exemple de l’énoncé divin : « Réfléchissez donc, Ô vous qui êtes doués de clairvoyance », ou encore « Que n’examinent-ils le royaume des cieux et de la terre et toutes les choses que Dieu a créées ». Ces versets témoignent, selon le jurisconsulte, de la recommandation divine de l’interprétation car ordonnant à l’homme de science de réfléchir sur les étants pour comprendre les données de la Révélation. Par ailleurs, il distingue deux types de versets à savoir les versets interprétables et les versets non-interprétables. En effet, les versets interprétables sont ceux qu’il désigne sous le nom de versets équivoques, alors que les versets non-interprétables renvoient, selon lui, aux énoncés univoques. Ainsi, ils pensent que seuls les énoncés équivoques doivent être interprétés par les hommes de démonstration pour en chercher le sens véritable. De plus, il renchérit pour dire que les énoncés divins ne sont pas tous à prendre au sens obvie ni tous à être interprétés: « C’est pourquoi il y a consensus chez les Musulmans pour considérer que les énoncés littéraux de la Révélation n’ont pas tous à être pris dans leur sens obvie ni tous à être étendus au-delà du sens obvie par l’interprétation […] ». En outre, il justifie la pratique de l’interprétation en avançant l’idée selon laquelle c’est l’existence de versets qui prêtent à l’herméneutique qui impose aux hommes la nécessité de s’adonner à cette entreprise car cela n’aurait pas de sens qu’il existe des versets dont personne ne comprend le sens véritable ; ce qui voudrait dire, en quelque sorte, que Dieu a fait des révélations à Lui-même car étant le Seul à connaitre. C’est pourquoi il illustre sa pensée en s’appuyant sur cet énoncé du Texte coranique par lequel Dieu nous montre, selon son interprétation du verset, l’importance des hommes de science qui ont reçu les secrets de la Révélation : C’est Lui qui a fait descendre sur toi le Livre. On y trouve des verstes univoques (muhkamat), qui sont la Mère du Livre, et d’autres équivoques (mutashabihat). Ceux dont les cœurs inclinent vers l’erreur s’attachent à ce qui est équivoque, car ils recherchent la discorde, et sont avides d’interprétations ; mais nul n’en connait l’interprétation, sinon Dieu et les hommes d’une science profonde. Ils disent : Nous croyons en Lui, tout vient de notre Seigneur ! Mais seuls les hommes doués d’intelligence s’en souviennent. Mais, il est important de souligner que ce verset a deux lectures certifiées qui débouchent sur des sens diamétralement opposés. En effet, l’une des lectures atteste que la Révélation recommande aux hommes ayant certaines capacités intellectuelles de s’adonner à la pratique de l’interprétation pour connaitre le sens caché du message divin alors que l’autre sens témoigne qu’il n’y a pas lieu d’interpréter puisque le sens lointain n’est connu que par Dieu. Nous voyons bien que c’est sur ce verset que les partisans de l’usage de la raison tout comme leurs détracteurs s’appuient pour justifier leurs positions. Autrement-dit, les traditionnalistes s’appuient sur ce verset pour montrer que la raison n’a pas sa place dans la religion ; de même, les ésotéristes s’appuient sur lui pour affirmer qu’il faut nécessairement interpréter même s’ils ne s’accordent pas sur les modalités de cette interprétation. En outre, il pense que la découverte de l’héritage grec fut d’une importance capitale dans la mesure où la maîtrise du syllogisme rationnel conduit forcément à l’obtention de connaissances certaines. Il s’ensuit que même si son utilisation a commencé plusieurs siècles après la Révélation, il faut rappeler que la communauté musulmane utilisait déjà le raisonnement juridique pour régler les problèmes que posaient les cas nouveaux à la communauté. C’est dans ce sens que Benmakhlouf affirme : Certes, les textes des philosophes grecs et, par conséquent, les diverses formes du syllogisme aristotélicien, ne seront disponibles en terre d’Islam qu’à partir du IXe siècle, mais il est faux de croire qu’entre le VIIe siècle, date de la révélation, et le IXe siècle, les musulmans n’ont pas utilisé les ressources du raisonnement pour comprendre et pratiquer le Coran Fort de ce constat, il fait une comparaison entre le syllogisme juridique et celui rationnel pour justifier la pratique de l’interprétation démonstrative dans la religion. Ainsi, il pense que si le juriste a le droit d’utiliser le raisonnement juridique et de chercher à connaitre les types d’arguments valides pour les distinguer de ceux qui ne le sont pas, le philosophe doit aussi avoir le droit de procéder de la même manière. Et, cela est d’autant plus vrai que c’est ce dernier qui peut avoir une connaissance parfaite de Dieu car procédant par un examen rationnel. C’est dans ce sens qu’il affirme : « Ainsi, de même que le juriste infère de l’ordre de pratiquer le raisonnement juridique pour déterminer les qualifications légales, qu’il a obligation de connaître le syllogisme juridique dans ses différentes espèces, lesquels sont des syllogismes valident et lesquels ne le sont point, de même celui qui connaît vraiment [Dieu] doit inférer de l’ordre d’examiner rationnellement les étants l’obligation de connaître le syllogisme rationnel en ses différentes espèces ». De ce fait, il trouve que la position des détracteurs de l’usage de la raison en Islam, qui considèrent le syllogisme rationnel comme étant une « innovation blâmable », sous prétexte qu’il n’était pas utilisé au début de l’Islam, est erronée. Il justifie sa position en affirmant que le syllogisme rationnel n’a pas à être taxé d’innovation dans la mesure où ce dernier, tout comme le syllogisme juridique, n’a pas été utilisé par les premiers musulmans. Ainsi, il renchérit pour dire que si le syllogisme juridique n’est pas prohibé, il n’y a aucune raison que l’examen rationnel le soit, d’autant plus qu’il fournit des résultats beaucoup plus certains. Pour justifier cette position, Averroès affirme : « Nul ne peut venir objecter que ce type d’étude du syllogisme rationnel serait une innovation blâmable parce qu’il n’existait pas au premier âge de l’Islam ; d’ailleurs, l’étude du syllogisme juridique et de ses espèces elle aussi a été conçue postérieurement au premier âge de l’Islam, et personne cependant n’est d’avis que c’est une innovation blâmable ; c’est donc cette même opinion qu’il nous faut avoir sur le syllogisme rationnel » En plus, s’il est clair que l’examen rationnel est une obligation dans la religion pour le philosophe alors il serait pertinent d’entamer une recherche sur le syllogisme. Mais, puisque nous savons que cette recherche a été entamée durant la période préislamique, Ibn Rushd pense qu’il faut essayer de savoir ce que nos prédécesseurs en ont dit afin d’en prendre ce qui est vrai concernant cette recherche. « Puisqu’il en est ainsi, il nous faut donc certes, si nous trouvons que nos prédécesseurs des peuples anciens ont procédé à l’examen rationnel des étants et ont réfléchi sur eux d’une manière conformes aux conditions requises par la démonstration, étudier ce qu’ils en ont dit et couchés dans leurs écrits ». Autrement-dit, puisqu’il est évident qu’un seul homme ne peut pas tout trouver concernant le syllogisme, il faut s’appuyer sur les recherches des autres pour prendre ce qui en est vrai tout en délaissant les erreurs que ceux-ci ont commises. Ainsi, Averroès soutient l’idée selon laquelle un homme à lui seul ne peut pas tout découvrir, c’est pourquoi il doit s’appesantir sur les travaux des premiers chercheurs pour pouvoir parfaire l’étude. C’est dans ce sens qu’il affirme : « Mais si d’autres que nous ont déjà procédé à quelque recherche en cette matière, il est évident que nous avons l’obligation, pour ce vers quoi nous nous acheminons, de recourir à ce qu’en ont dit ceux qui nous ont précédés». A cela Averroès ajoute qu’il ne peut y avoir de contradiction entre les vérités philosophiques obtenues par le biais de la démonstration et celles du Texte religieux. En effet, il soutient l’idée selon laquelle même si nous constatons une certaine contradiction entre ces deux vérités, il faut savoir qu’elle n’est que de nature apparente dans la mesure où la vérité ne peut être contradictoire à la vérité. Pour l’essentiel, il procède par une inférence en affirmant que s’il est évident que la Révélation est vraie et qu’elle nous recommande de rechercher la vérité ; et que les gens savent que les outils conceptuels de la logique ne nous mènent à rien d’autre qu’à la vérité, alors il est impossible que le vrai puisse contredire le vrai. Dès lors, il est clair que l’activité du philosophe ne peut pas être contradictoire à la religion puisque toutes les deux formes d’approche nous mènent vers la Vérité. Mais, il importe de dire que chez le cordouan les résultats de la démonstration doivent au moins être étayés ou confirmés par un verset du Texte précieux pris au sens obvie pour la mise en conformité avec la Révélation. C’est dans ce sens qu’Averroès affirme : Puisque donc cette Révélation est la vérité, et qu’elle appelle à pratiquer l’examen rationnel qui assure la connaissance de la vérité, alors nous, Musulmans, savons de science certaine que l’examen [des étants] par la démonstration n’entraînera nulle contradiction avec les enseignements apportés par le Texte révélé : car la vérité ne peut être contraire à la vérité, mais s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur. A la lumière de cette assertion, nous voyons que dans la pensée d’Ibn Rushd l’utilisation de la philosophie pour comprendre les données religieuses est nécessaire, voire obligatoire puisqu’elles sont compatibles. C’est dans ce sens qu’Alain de Libéra, en tentant d’éclaircir la pensée du philosophe cordouan, soutient que s’il y a contradiction entre vérités philosophiques et celles religieuses, il faut avoir à l’esprit l’idée selon laquelle soit, il y a erreur dans l’utilisation de la raison vis-à-vis des vérités religieuses faite par le philosophe, soit il y a tentative d’explication par le dialecticien qui n’est pas apte à comprendre le véritable sens de la Révélation. Cela pour démontrer qu’ « Ibn Rushd ne considère pas la possibilité d’une contradiction entre vérité philosophique et vérité de foi ». Au demeurant, notre jurisconsulte défend l’idée selon laquelle s’il est évident que le Livre précieux nous recommande d’appréhender les énoncés divins par le biais du syllogisme apodictique, il serait désastreux d’en empêcher aux hommes qui remplissent les conditions nécessaires de s’adonner à la connaissance de Dieu. Ainsi, il relate un certain nombre de conditions que les hommes doivent remplir pour pouvoir interpréter le Texte divin. Par conséquent, la première condition serait que l’homme qui se prête à l’interprétation ait une disposition intellectuelle qui le différencie du commun des mortels afin de pouvoir traiter les questions théorétiques. Et, pour la deuxième condition, le docteur de la Loi soutient qu’après s’être doté d’une disposition innée, il doit non seulement être reconnu comme ayant le droit de faire des prescriptions légales mais aussi il doit être capable d’éviter les actes répréhensibles. C’est dans ce sens qu’il affirme : Dès lors, quiconque interdit cette étude [l’interprétation] à quelqu’un qui y est apte – c’est-à-dire quelqu’un qui réunit deux qualités : intelligence innée [d’une part] ; honorabilité légale et vertu morale [d’autre part] – barre aux hommes l’accès à la porte de laquelle la Révélation adresse aux hommes son appel à connaitre Dieu, celle de l’examen rationnel qui conduit à connaitre vraiment Dieu. C’est là le comble de l’ignorance et de l’éloignement de Dieu.109 En plus de cela, le philosophe cordouan pense que la pratique de l’interprétation ne concerne pas tous les types d’énoncés divins dans la mesure où il y a des cas spécifiques au vu desquels l’interprétation est possible. Il poursuit son argumentaire en soutenant que s’il est clair que l’Ecriture comporte de l’ésotérique et de l’exotérique, il faut veiller à ce que ceux qui ne sont pas philosophes ne s’aventurent pas dans le domaine de l’herméneutique car ils ne pourront pas distinguer les énoncés interprétables de ceux qui ne le sont pas. C’est pourquoi Ibn Rushd distingue un certain nombre de cas où le philosophe doit nécessairement se servir de l’interprétation pour connaitre le sens des passages du Texte divin. C’est ce que Majid Fakhry nous rapporte en parlant de la pensée rushdiènne : Il y a trois cas dans lesquels l’interprétation est exigée : 1° là où aucun consensus (ijma) n’est possible en ce qui concerne la signification juridique ou doctrinale de certains passages de l’Ecriture ; 2° là où les déclarations de l’Ecriture semblent en désaccord les unes avec les autres ; 3° et là où ces déclarations semblent en désaccord avec les principes de la philosophie ou de la raison naturelle. Soulignons aussi qu’Ibn Rushd accorde une certaine ouverture à la lecture démonstrative et une grande liberté de pensée aux savants et philosophes. Les hommes de démonstration, étant inégaux dans leur manière d’employer cette méthode dans les préoccupations principales de l’esprit, peuvent et doivent « interpréter et réinterpréter sans aucune contrainte » les textes scripturaires. Tout compte fait, il faut savoir que l’interprétation chez Averroès ne peut pas être faite par tous les croyants. En effet, à l’opposé des mutazilites, il pense que c’est un groupe d’hommes très restreint qui doit s’y adonner pour comprendre le véritable sens du message divin. Mais ces hommes doivent remplir un certain nombre de conditions pour pouvoir le faire. De plus, il y a des cas précis où l’homme de démonstration doit nécessairement interpréter comme quand il y a absence de consensus sur une question donnée. Qu’est-ce que donc le consensus et comment est-il conçu par Ibn Rushd ?

La gestion de la vérité chez Averroès

   Dans la pensée d’Ibn Rushd, la gestion de la vérité obtenue par le biais de la démonstration est d’une importance capitale dans la mesure où, s’il n’y a pas de régime de la vérité, il y aurait beaucoup de dissensions dans la communauté. Théorisant à cet effet l’idée selon laquelle le Livre précieux comporte une lettre exotérique et un ou une multitude de sens ésotériques, Averroès pense que la divulgation de ce ou ces sens ésotériques serait une catastrophe du point de vue psychologique et aussi social. Cette idée est compréhensible puisque les ignorants, tout comme ceux qui n’ont pas l’esprit assez affuté, n’en comprendront absolument rien et cela peut menacer la quiétude dans laquelle se trouve la cité. Mais, il importe de rappeler que cette nécessité d’une gestion de la vérité ne veut pas, pour autant, dire que « vérité ésotérique et vérité exotérique» se contredisent puisqu’ une vérité ne peut  pas être contraire à une autre. C’est pourquoi Corbin affirme : « Comme tous les ésotéristes, Averroès a la ferme certitude que l’on provoquerait les pires catastrophes psychologiques et sociales, en dévoilant intempestivement aux ignorants et aux faibles le sens ésotérique des prescriptions et des enseignements de la religion ». Cependant, Averroès pense qu’il pourrait y avoir une part d’erreur dans les résultats de la recherche démonstrative. En effet, tout comme dans le raisonnement analogique, le jurisconsulte pense qu’il y a deux formes d’erreur dans la pratique de l’interprétation. Si l’erreur commise est l’œuvre d’un juge éminent, celle-ci lui est pardonnée et son auteur sera même récompensé puisqu’il a l’intention de bien interpréter les articles de la foi pour résoudre le problème qui se pose. La récompense de cette erreur se justifie par le fait que si le cet homme avait produit un bon jugement, il aurait été récompensé doublement. C’est pourquoi Gardet confesse : « Il est même dit que quiconque pratique à bon droit l’ijtihad aura sa récompense : récompense double, s’il aboutit à une solution juste, récompense simple au cas contraire ; car même s’il y a erreur, l’effort personnel mérite récompense En revanche, l’homme qui commet une erreur de jugement par inaptitude, c’est à-dire celui qui ne remplit pas les conditions nécessaires à l’interprétation, à un sort autre que celui qui est réservé au juge habile. Cela dit, l’homme inapte à l’interprétation tombe sous le coup d’innovateur si son jugement ne porte pas sur les principes fondamentaux de la religion ; mais si le jugement porte sur ces principes, il sera considéré comme un infidèle. Ainsi, nous voyons qu’il s’inspire du cadre juridique pour justifier sa position. C’est dans ce sens qu’il nous dit : L’erreur commise par ceux qui n’appartiennent pas à cette classe d’hommes[les hommes de démonstration], elle, n’est que pur péché, que ce soit dans des questions théoriques ou bien pratiques : de même qu’un juge ignorant de la Tradition prophétique n’est pas pardonnable s’il rend un jugement erroné, de même celui qui juge sur les étants, s’il ne réunit pas les conditions habilitant à juger, n’est pas pardonnable, mais au contraire est soit pécheur, soit infidèle. Mais, il faut comprendre que ces erreurs qui subsistent dans la pratique de l’interprétation sont parfois causées par la rigueur de certains types d’énoncés. En effet, il y a certains énoncés au sujet desquels les savants ne s’accordent pas à les prendre au sens apparent ni à les interpréter : ces versets sont communément appelés les versets hésitants. A ce propos, Averroès soutient : Il y a encore une troisième sorte d’énoncés révélés, qui oscillent entre ces deux, sur lesquels il y a doute, et qu’une partie de ceux qui pratiquent l’examen rationnel incluent dans [la catégorie de]ce qu’il faut rapporter au sens obvie et qu’il n’est pas permis d’interpréter, d’autres dans [la catégorie de] ce qu’il faut rapporter au sens lointain et qu’il n’est pas permis aux savants de prendre au sens obvie, et ce en raison de la difficulté et de l’ambiguïté de cette sorte [d’énoncés] (…). Pour notre auteur, il y a trois sortes d’énoncés : il y a des énoncés équivoques, c’est-àdire ceux qui prêtent à l’interprétation ; aussi des énoncés univoques qu’il faut obligatoirement prendre au sens apparent et il précise qu’entre ces deux types de versets se trouvent des énoncés sur lesquels les savants ont des divergences quant à leurs natures. Ainsi, parmi les savants, il y a ceux qui pensent que ces formes d’énoncés doivent être pris au sens apparent et dont toute interprétation nous mène à l’infidélité et d’autres qui soutiennent qu’il est obligatoire pour l’homme de science d’interpréter ces formes de passages. C’est ce qui explique le fait que dans la controverse qui l’opposa à Al Ghazali et surtout sur la question de la résurrection des corps, Averroès montre de fort belle manière que les philosophes péripatéticiens, notamment Al-Fârâbî et Avicenne n’ont pas contredit ce dogme fondamental. Ils n’ont fait qu’interpréter les modalités de la vie future parce que les versets qui vont dans ce sens appartiennent aux types de versets hésitants. Et, il soutient que la plus grande erreur est commise par Ghazali dans la mesure où il a couché les résultats de la démonstration dans des livres accessibles au vulgaire. Ainsi, ce qu’il a fait, selon Averroès, « c’est pécher et contre la Révélation et contre la philosophie149 ». Averroès pense même que l’erreur commise par ces péripatéticiens est pardonnable dans la mesure où les questions qu’ils ont traitées font partie des passages du Texte divin sur lesquels les savants divergent à propos de leurs natures. En outre, Averroès pense que pour maintenir une certaine cohésion sociale, il faudrait nécessairement mettre à l’abri des regards de ceux qui ne sont pas ancrés dans la science démonstrative les résultats de la recherche démonstrative. Il est certain que pour le vulgaire, tout comme pour les dialecticiens, du fait de leur infirmité naturelle, la compréhension de ces vérités est au-dessus de leurs capacités. Ce qui montre que seuls les hommes imprégnés de la science ont le pouvoir d’appréhender le Texte et de le comprendre par le biais de la démonstration. Ainsi, ce non-dévoilement des vérités démonstratives est nécessaire, voire, indispensable pour sauvegarder l’existence et la pratique de la philosophie afin de respecter le projet de la Révélation. Ce projet consiste à permettre à tous les hommes d’inférer sur le domaine religieux, selon leurs dispositions, dans le but de permettre la sauvegarde de toutes les classes d’esprits telle que l’a programmé la Révélation. C’est d ns cette posture qu’abondent ces propos : « Les prescriptions du législateur, qui a mis en place les règles de l’économie de la vérité, s’apparente à une médecine des âmes. Ceux qui divulguent inconsidérément des connaissances aux patients sapent le travail du médecin, dont le but est la santé des âmes ». Averroès s’attaque aussi aux hommes de démonstration qui divulguent les résultats de leurs interprétations dans les livres auxquels la masse des hommes peut accéder. C’est pourquoi il soutient : «Quant aux hommes habilités à interpréter, et qui divulguent ces interprétations à l’intention de ces gens, ils provoquent à l’infidélité. Or, qui provoque à l’infidélité est un infidèle. C’est pourquoi les interprétations ne doivent pas être couchées par écrit, hormis dans les ouvrage de démonstration, car si elles se trouvent dans ces livres-là, seuls gens de démonstrations y auront accès ». Pour lui, les troubles qui sont survenus au sein de la communauté musulmane s’expliquent par le fait que certains hommes de science ont fait l’erreur de dévoiler les résultats de leur recherche. C’est le cas, selon Ibn Rushd, d’al-Ghazali qui voulait ainsi participer à l’augmentation des savants dans la religion, mais le constat est que c’est le nombre de pervers qu’il a réussi à accroître. Il s’ensuit que les conséquences de son acte sont désastreuses et dommageables dans la mesure où il a conduit beaucoup de croyants à l’infidélité. En plus, son acte explique aussi le fait que beaucoup de thèses philosophiques, surtout celles des péripatéticiens, sont tombées sous le coup de l’hérésie et leurs auteurs sont considérés par la majorité des hommes comme étant des infidèles.

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Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE : POSITIONS PRISES AUTOUR DE LA QUESTIONDE L’INTERPRETATION
CHAPITRE I : L’INTERPRETATION ALLEGORIQUE : LE DEBAT ENTRE ZAHIRITES ET ESOTERISTES
1°) La position Zahirite
2°) La position ésotériste
3°) La contribution acharite
CHAPITRE II : LA CONCEPTION RUSHDIENNE DE L’INTERPRETATION
1°) La licéité de l’interprétation chez Averroès
2°) La question du consensus
3°) La gestion de la vérité chez Averroès
DEUXIEME PARTIE : PRATIQUE DE L’INTERPRETATION CHEZ IBN RUSHD
CHAPITRE I : CATEGORISATION DES TYPES D’ARGUMENTS
1°) Le syllogisme demonstratif
2°) Le syllogisme dialectique
3°) Le syllogisme rhétorique
CHAPITRE II : HIERARCHISATION DES CLASSES D’ESPRITS
1°) Les hommes de science
2°) Les théologiens
3°) La grande masse
BIBLIOGRAPHIE

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