LA QUESTION DE L’ETAT CHEZ HANNAH ARENDT

SON ORIGINE : la polis athénienne et la civitas romaine

   Si la Grèce et la Rome se trouvent dans une même perspective d’étude, c’est parce que ces deux contrées ont eu à partager dans l’histoire des réalités similaires surtout concernant la politique, un vécu qu’elles mettent au-devant de leurs préoccupations quotidiennes. Tocqueville disait dans La démocratie en Amérique que le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. C’est dans cette optique que Hannah Arendt cite l’exemple grec et romain, non pas parce que leurs systèmes échappaient à toute critique, mais parce qu’elles ont fait de la politique l’affaire de tous, l’essence même de la cité. C’est ce qui fait que leur influence sur les théoriciens politiques, particulièrement Hannah Arendt, est considérable. Donc, dans ce sous chapitre, il s’agira de voir en quoi la Grèce et la Rome ont influencé la théorie politique arendtienne. S’il y a toujours eu des formes d’organisation partout, qu’est-ce qui fait leur spécificité ? En Grèce antique, toute personne appartient à deux ordres : l’ordre familial ou l’oika, et l’ordre public ou la polis. Dans l’ordre de la maisonnée règnent le despotisme et la coercition où le chef de famille gouverne en monarque tandis que dans la polis c’est la liberté et l’égalité qui sont les maitres mots. D’ailleurs, il est essentiel de rappeler que ces deux ordres n’ont pas le même degré de respectabilité. Parce qu’avoir un foyer et des esclaves n’est qu’un moyen préalable de se décharger des nécessités de la vie privée afin de se consacrer pleinement aux affaires la cité. Tout se joue à la place publique autour de l’agora où tout citoyen est en même temps gouvernant et gouverné. Dans ce cadre, le pouvoir n’est pas entre les mains d’une seule personne ou d’un seul groupuscule, mais entre les mains de tous et de chacun. C’est la raison pour laquelle Jacob Burckhardt disait que la cité athénienne représentait le système le plus bavard de tous car chaque citoyen avait le monopole de la parole, donc de la délibération. En effet, cela a beaucoup influencé Arendt car elle croit que le pouvoir n’a pas à être vertical ou unilatéral, mais doit permettre à chacun de jouir de sa liberté qui ne se réalise que s’il est impliqué et par l’action et par la parole dans les affaires publiques. C’est par ce seul moyen qu’il vit. C’est pourquoi chez les Romains, peuple sans doute le plus politique dans l’histoire si l’on en croit Hannah Arendt, « vivre » signifiait « inter homines esse », c’est-à-dire « être parmi les hommes », et « mourir » se disait « inter homines desinere » autrement dit « cessez d’être parmi les hommes ». Par conséquent, notre vitalité même vient du fait que nous soyons ensemble, à travers le dialogue, l’interaction, idée majeure ou point focal de la théorie politique d’Hannah Arendt qu’elle reformule par la notion de pluralité. Le système grec se caractérise donc par un modèle politique basé sur la persuasion qui réfute d’emblée toute idée d’autorité. Le recours à la persuasion, activité d’argumentation rationnelle, permet d’associer les citoyens aux joutes oratoires, aux prises de décisions. De ce processus de persuasion ressort une tripartition fondamentale pour l’exercice de la politique, estime Etienne Tassin dans Un monde commun16. D’abord, la mise en évidence d’un espace public capable d’accueillir les débats oratoires, ensuite l’égalité entre les interlocuteurs, et enfin le refus d’obéissance ou de soumission à une quelconque autorité contraire à la voix du peuple. Car aucune personne ne peut réclamer une autorité obtenue préalablement en marge du lieu et du moment de la discussion. Tout se jouait autour du regroupement, tout s’acquérait dans ce regroupement. De surcroît, les Grecs ont très tôt compris que les affaires humaines sont fragiles et imprévisibles, ils ont fait de la polis l’espace ou le lieu d’expérimentation de la liberté qui est dépourvu de tout principe de domination. Hannah Arendt, se tourne vers la cité grecque, non avec le dessein de reproduire ce modèle dans le système politique moderne, mais parce qu’elle a été « normative », autrement dit, son but ultime était de fonder la liberté politique, c’est-à-dire l’expression ou la manifestation du sens commun. À cela s’ajoute le fait qu’il y a aussi des principes fondamentaux qui restent valables aussi bien pour les Grecs que pour nous Modernes. Par exemple, le citoyen ne peut pas nier que son action n’aura pas de signification politique si elle n’est pas confrontée à la pluralité entendue comme différence et égalité. En plus, Hannah Arendt veut inciter le citoyen moderne à s’accaparer de l’esprit de lutte, de confrontation des Grecs. Car on est citoyen non pas dans le sens où on domine autrui, mais dans le sens où on se mesure à lui. Par conséquent, « la passion de se montrer en se mesurant à autrui doit nous animer ». C’est dans cette dynamique qu’il faut situer les propos suivants d’Hannah Arendt : « la polis grecque continuera d’être présente au fondement de notre existence politique, aussi longtemps que nous aurons à la bouche le mot politique ». En d’autres termes, malgré le dynamisme du champ politique, l’expérience grecque, fort éloignée du point de vue historique, sert toujours de tremplin ou de modèle pour la postérité. Car elle a su mettre en place des dispositions universelles et intemporelles comme le fait que la politique est l’affaire de tous, que la citoyenneté ne s’acquiert qu’au sein du regroupement public, que la liberté s’exerce dans le champ politique, entre autres. Quant à la Rome, tout se tient au caractère religieux de la cité. La religion signifie religare, c’est-à-dire être lié au passé, être attaché en arrière, à la tradition initiée par les Anciens. Toutefois, cette liaison, loin d’être inerte ou figée, ne nous empêchait guère d’entreprendre ou d’apporter du nouveau. Parce que, en latin, être libre et commencer signifiaient la même chose. Voilà pourquoi Cicéron pouvait dire qu’ « en aucun domaine l’excellence n’approche d’aussi près les voies des dieux que dans la fondation de communautés nouvelles et dans la conservation de communautés déjà fondées ». La civitas romaine correspondait à une politique de l’autorité qui restait liée à la tradition et à la religion. A sa genèse, la fondation de la cité qui sonna le glas des supplices d’Enée, d’après le récit de Virgile composé dans l’Eneide, constituait le début de l’histoire politique romaine et celui de la communauté de citoyens attachés par l’impératif commun porté sur la fondation. Cet impératif se définissait par la répétition ou l’effervescence de cette énergie initiale qui a favorisé l’avènement ou l’éclosion de la cité. C’est en ce sens que la politique romaine constituait la jointure ou le trait d’union entre la tradition et la religion qui se manifestait sous la forme de l’autorité.

L’ACTION, PRINCIPE FONDATEUR DE L’ETAT

   De son étymologie, la politique désignait l’espace de la polis grecque qui tire son privilège du fait qu’il était une organisation librement choisie dans laquelle était éloignée le despotisme où chacun était libre d’agir sans aucune contrainte. Donc l’agir ou l’action constituait la pierre angulaire qui sous-tendait toute la structure politique de la Grèce antique. D’où la nécessité d’avoir des esclaves rien que pour se libérer des contraintes du travail afin de se consacrer pleinement aux affaires politiques, à l’action. Hannah Arendt, même si elle n’a pas forgé ce concept de toutes pièces, fait partie de ceux qui l’ont mieux explicité dans la mesure où elle part de cette signification classique pour constituer sa vision politique, notamment sa compréhension de l’État. L’action, tirée de la vita activa dont la différence avec le travail et l’œuvre avait été montrée dans le sous chapitre précédent, est par excellence politique dans la mesure où elle met en rapport les hommes sans intermédiaire d’aucune nécessité. La raison d’être de la politique c’est la liberté. Pour Hannah Arendt l’action est le seul moyen de l’atteindre du fait que l’homme n’est libre qu’en agissant. A la différence de la philosophie politique dont le père fondateur, à savoir Platon, cherchait à imposer des normes issues de ses réflexions personnelles en dehors de la caverne considérée métaphoriquement comme la cité, Hannah Arendt a montré que la discussion est centrale dans la vie politique. Elle en est même la clé de voûte. Dès lors, comprendre la question de l’État reviendrait à explorer en profondeur le concept d’action qui constitue l’ossature de toute sa pensée politique. Mais avant cela, puisqu’elle ne se limite pas uniquement à l’influence antique, montrons d’abord la rupture qu’elle a introduite dans le champ politique moderne. En effet, dans sa compréhension de l’État, Hannah Arendt a développé une théorie qui va à l’encontre de toute une tradition politique qui interprétait le pouvoir en termes de rapports de domination et d’obéissance, de violence et de soumission. Elle s’affiche en faux contre un ensemble d’auteurs qui voyaient en l’État une configuration pyramidale où le bas échelon est contraint de subir les supplices du haut sommet. Dans l’Essai sur la révolution, Hannah Arendt a étalé une masse d’exemples assez conséquents pour justifier son accusation portée à l’endroit de ces auteurs, et montrer ce à quoi l’État ne devrait pas être confondu ou réduit. En ce qui concerne Voltaire, s’il concevait le pouvoir comme « la possibilité de faire à d’autres ce qui me plaît », pour Max Weber, il se manifeste dès que j’ai l’occasion d’ « avoir la chance de faire prévaloir ma volonté sur la résistance d’autrui ». Ces deux visions rejoignent la célèbre signification donnée à la guerre par Clausewitz, c’est-à-dire : « un acte de la violence visant à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté ». Même Bertrand de Jouvenel, en qui Arendt voit dans son livre Du pouvoir le « plus remarquable en tout cas le plus intéressant des ouvrages récents traitant du sujet », finit par affirmer que « commander et être obéi : ce qui est la condition nécessaire pour qu’il y ait pouvoir, et la condition suffisante, ce sans quoi il n’existe pas cette essence, c’est le commandement ». De toutes ces vues, il ressort l’idée d’une volonté dominante du pouvoir que Bernard Quelquejeu résume clairement par les termes de « pouvoir-sur », autrement dit la domination de l’homme par l’homme du fait que le pouvoir est considéré comme une puissance ou une force. Il y a une bipolarisation du pouvoir avec un pôle exerçant et un pôle obéissant. Le premier pôle a toutes les prérogatives, il se situe au-dessus du second qui est relégué à un niveau inférieur et ne se contente que de se soumettre docilement. Si toutes ces visions reposaient sur des piliers solides, l’expérience de la violence en politique avec l’extermination de plus de 6000000 de juifs par Hitler, les révolutions politiques, la désobéissance civile aux États-Unis, et entre autres constituaient un ensemble de dégâts suffisants, dit-elle, pour remettre en cause une pareille conception du pouvoir politique. Pour une telle tâche, Hannah Arendt réfute l’idée de domination en politique et soutient haut et fort que le pouvoir ne s’exprime jamais dans la violence, à la limite même ils sont opposés. Selon Hannah Arendt, en effet, partant de la tradition gréco-romaine, le pouvoir est inséparable de la pluralité, il n’existe pas dans l’individualité ; loin d’être un  »pouvoir-sur » où règne la domination, il est un  »pouvoir-en-commun » parce qu’il « correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée », mieux « le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle; il appartient à un groupe et continue de lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé. Lorsque nous déclarons que quelqu’un est « au pouvoir », nous entendons par là qu’il a reçu d’un certain nombre de personnes le pouvoir d’agir en leur ». Dans cette perspective Arendt montre que le pouvoir est aux antipodes de la volonté de légiférer d’une seule personne, il ne repose ni sur des principes de commandement et d’obéissance, ni sur la force ou la violence. Le pouvoir ou l’État arendtien apparaît dès que les hommes se regroupent par le biais de leurs paroles et de leurs actions, et il disparaît ou cesse d’exister une fois que les hommes se dispersent et s’abandonnent quelle que soit la raison. Donc, il se différencie de la force qui n’est qu’une disposition attribuée à certaines personnes prises individuellement, mais aussi de la violence. Parce que cette dernière est toujours instrumentale, autrement dit, elle est un moyen en vue d’une finalité. Et comme tout ce qui émane de l’instrumentalisation, elle est guidée et justifiée par l’objectif en vue. Dès lors, on est dans la logique de « la fin justifie les moyens ». Or l’État ne poursuit aucune finalité car la valeur de toute activité réside dans sa pratique, et que la fin n’est aperçue qu’au moment où l’activité tire à sa fin, disait Arendt dans Qu’est-ce que la politique. En cela, « la poursuite d’une fin est l’affaire de la violence ou de la contrainte, c’est-à-dire de modalités du rapport entre les hommes pensés sur le modèle de la fabrication » à l’instar de l’œuvre tel que développée dans le sous-chapitre précédent.

LE BIPARTISME ET L’EXEMPLE DE L’ANGLETERRE

   Le bipartisme caractérise une configuration particulière du paysage politique d’un État démocratique dans lequel deux partis occupent la totalité ou l’immense majorité des sièges au parlement. Il existe deux formes de bipartisme : si l’un est dit bipartisme absolu avec l’exemple des États-Unis où les Démocrates et les Républicains sont seulement représentés au parlement, l’autre s’intitule bipartisme élargi comme au Royaume-Uni où les travaillistes et les conservateurs sont considérablement dominants, mais cohabitent avec d’autres formations politiques plus petites. Hannah Arendt étudie le bipartisme anglais, une pratique partisane bien ancrée dans le système politique britannique depuis plus 160 ans. Son originalité vient du fait qu’il ne découle pas d’une entreprise ou d’un modèle politique venu du dehors ou inspiré de l’extérieur, mais il est plutôt le fruit de la temporalité, des croyances et des coutumes. C’est dans ce cadre que Michel Naumann disait que « le bipartisme britannique semble faire partie de la constitution tant il est ancien et ancré dans les habitudes politiques du pays ». Le régime britannique bipartite comporte deux aspects. D’abord, il existe deux partis qui se succèdent au pouvoir, le parti conservateur et le parti travailliste. Du fait du scrutin majoritaire à un tour, les citoyens font du vote utile et les autres partis cherchent à nouer des alliances avec l’un des deux partis classiques car leur chance de s’imposer aux joutes électorales reste très faibles. En l’opposant au système politique multipartiste continental, Hannah Arendt a montré que si dans le bipartisme les citoyens entrent en contact, agissent en communauté, dans le multipartisme les personnes sont atomisées, elles n’ont aucune relation entre elles et ne se mêlent nullement à la vie politique. Ils se contentent d’être des « individus privés qui entendent voir leurs intérêts protégés contre toute interférence de la part des affaires humaines ». À cet effet, ils sont comparables aux bourgeois qui n’attendent de l’État que de la sécurité pour protéger leurs biens et la libre circulation du marché. Ils tiennent à être détachés complètement de leur responsabilité politique, c’est-à-dire de leur citoyenneté pourvu qu’il n’y ait aucune relation entre eux et leurs semblables. C’est dans cette perspective qu’ Hannah Arendt disait que : « le bourgeois s’occupe exclusivement de son existence privée et ignore totalement les vertus civiques ». Il est le reflet de l’exact contraire de ce qu’était le citoyen grecque pour qui il était nécessaire d’avoir des esclaves pour se libérer des nécessités de la vie afin de se consacrer pleinement aux affaires de la polis. Par conséquent, la pluralité, principe fondamental de toute vie politique, n’est devenue une réalité que dans le régime bipartite. Ensuite, avec un mode de scrutin majoritaire, dans le bipartisme le parti remportant les élections ne s’identifie à l’État que momentanément avec un mandat fixé à 4 ans. Ce qui favorise la garantie de la stabilité de l’État et, par la même occasion, assure le principe d’alternance politique permettant aux partis de l’opposition d’accéder au pouvoir. Prenant part à l’élection des représentants, les citoyens anglais choisissent les meilleurs candidats pour diriger le pays. C’est la raison pour laquelle Vedel avait raison de dire, lorsqu’il définissait le bipartisme, que c’est le « gouvernement d’un parti sous le contrôle de l’autre [opposition] et sous l’arbitrage des électeurs ». Autrement dit, il y a une division du pouvoir entre ceux qui sont à la tête de l’État, l’opposition avec son statut juridique et les citoyens. En plus, ce régime bipartite britannique s’est doté d’une constitution non écrite. Ceci traduit la souplesse de la constitution facilitant sa modification qui suit la procédure ou la logique de la modification des lois ordinaires. Par ailleurs, l’on constate dans ce régime l’existence de deux chambres : la chambre des lords et la chambre des communes.

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Table des matières

I. INTRODUCTION
CHAPITRE I : LA FONDATION DE L’ETAT AUTOUR DE LA PLURALITE
1. SON ORIGINE : la polis athénienne et la civitas romaine
2. LA SEPARATION SPHERIQUE DANS LA VITA ACTIVA
3. L’ACTION, PRINCIPE FONDATEUR DE L’ETAT
CHAPITRE II : QUELQUES EXEMPLES DE SYSTEMES PLURALISTES : LE BIPARTISME ET LE FEDERALISME
1. LA REPRESENTATION PARTICIPATIVE
2. LE BIPARTISME ET L’EXEMPLE DE L’ANGLETERRE
3. LE FEDERALISME ET L’EXEMPLE DES ETATS-UNIS
CHAPITRE III : Les limites de l’action et leurs remèdes
1. L’IMPREVISIBILITE DE L’ACTION ET LA PROMESSE
2. L’IRREVERSIBILITE ET LE PARDON
3. L’ANONYMITE
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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