Différence entre l’illusion et l’erreur
Les idées religieuses sont des illusions, non des erreurs. La publication de L’avenir d’une illusion en 1927 donne avec plus de précision dans quel sens Freud utilise le mot illusion. Il démontre que les croyances religieuses ne sont pas illusoires ou fausses. On ne définit, en effet, l’erreur que par rapport à la vérité. L’erreur se définit négativement comme une privation de vérité. Elle dépend de la vérité. L’erreur n’existe que par rapport à la vérité, comme non-vérité, comme la négation du vrai. Alors que pour Freud, les croyances religieuses ne se soucient pas de la conformité à la vérité ou à la réalité, mais comme elles sont l’expression de désirs, elles ont le même statut que toutes les formations issues de l’inconscient. Leur vérité est dans leur signification, c’est la vérité des productions oniriques, des fantasmes, des symptômes névrotiques. Elles ne dévoilent pas l’énigme de l’univers, mais la détresse humaine, et la protestation devant cette détresse, pour parler comme Marx. Elles relèvent donc de l’interprétation analytique. Quant à la connaissance de la réalité extérieure, le travail scientifique est le seul chemin susceptible d’y conduire. Freud, pour distinguer l’illusion de l’erreur, donne des exemples. Le premier, c’est la théorie d’Aristote, selon laquelle « la vermine se développerait à partir des déchets »12. Pour Freud, cette opinion relève non pas de l’illusion mais de l’erreur. Le peuple a épousé cette opinion par ignorance. Elle ne se conforme ni à l’ordre du désir ni à la vérité. Freud considère comme illusions, l’affirmation de Christophe Colomb d’avoir cru découvrir « une nouvelle voie maritime vers les indes » et l’affirmation des nationalistes qui stipule que la race Indo-germanique serait la seule race susceptible de culture. Ce serait aussi une illusion de croire que l’enfant n’a pas de sexualité. Ce qui caractérise l’illusion, c’est qu’elle est dérivée des désirs humains. C’est dans ce contexte que Freud affirme que : « Nous appelons donc une croyance illusion lorsque, dans sa motivation, l’accomplissement de souhait vient en premier plan, et nous faisons là, abstraction de son rapport à la réalité effective, tout comme l’illusion elle-même renonce à être accréditée.» Si l’erreur est complètement fausse parce qu’elle relève de la croyance injustifiée à la valeur objective d’une représentation concrète (erreur dite des sens, par exemple, l’illusion d’optique) ou abstraite (erreur de raisonnement), « L’illusion, elle n’est pas nécessairement fausse, c’est-à-dire irréalisable ou en contradiction avec la réalité. Une jeune fille de la bourgeoisie peut, par exemple, se créer l’illusion qu’un prince viendra la chercher. C’est possible quelques cas de ce genre se sont produits »15. Une illusion est donc une croyance persistante, une croyance dérivée d’un désir. La force de l’illusion, c’est la force du désir. Du reste, pour Freud, les représentions religieuse « qui se donnent comme des dogmes, ne sont pas des précipités de l’expérience ou des résultats ultimes de la pensée, ce sont des illusions, accomplissements des souhaits les plus anciens, les plus forts et les plus pressants de l’humanité ; le secret de leur force, c’est la force des souhaits. »16 La grande différence entre l’erreur et l’illusion réside dans le fait qu’il n’y a pas dans l’erreur cette partie prenante du désir. Pour Freud, les représentations religieuses qui se définissent comme des dogmes ne relèvent ni de l’expérience ni de la pensée, elles ne sont rien d’autres que des accomplissements de souhaits liés au besoin de protection. Ce rôle a été joué dans notre enfance par les parents plus particulièrement le père. C’est ce même besoin qui persiste toujours en nous. L’homme même devenu adulte ne parvient pas complètement à se débarrasser de cette illusion. Par conséquent, l’humanité pour faire face à son impuissance crée Dieu. La religion est pour Freud une illusion. Cela ne veut pas d’abord dire qu’elle est fausse : mais elle obéit à une logique de désir et non à une logique de vérité. La religion ne saurait, en aucun cas, être assimilée à une quelconque forme de savoir, à une quelconque forme de connaissance. En effet, on considère habituellement que, la connaissance humaine, n’a que deux choses, deux provenances possibles. Ou bien la connaissance est le produit de l’expérience, ou bien, elle est le résultat de la réflexion, c’est-à dire du raisonnement intellectuel fondé sur la logique. C’est la distinction classique, en philosophie, entre partisans de l’empirisme, qui voient dans la connaissance l’effet que produisent les objets sous nos sens (la vue, l’ouïe, le toucher, etc.), et partisans du rationalisme, qui considèrent au contraire que, c’est seulement par la déduction logique et le recours à l’activité rationnelle qu’on peut accéder à un certain nombre de vérités. Or, pour Freud, la religion n’entre dans aucun de ces deux cas de figure. Elle n’est pas le résidu de l’expérience, au sens où elle ne découle pas d’une rencontre avec Dieu. Elle ne procède pas d’un rapport immédiat avec l’objet divin par l’intermédiaire de nos sens. Elle n’est pas, non plus, le résultat final de la réflexion, mais de la seule sphère de la croyance. Elle est une invention de l’esprit humain, une création imaginaire et symbolique des hommes. Pour Freud, ce sont les hommes qui ont créé Dieu, et non l’inverse. La religion ne vient pas de Dieu. Ce sont les hommes qui ont inventé Dieu. Ils ont créé un être suprême, un être omnipotent, omniscient et omniprésent, un être tout puissant, juste et providentiel, créateur de l’univers, garant du salut des âmes et fournissant des réponses face à l’énigme du monde. Et, si les hommes ont créé Dieu, toujours selon Freud, c’est en raison de leur incapacité à assumer seuls les vicissitudes de la vie et l’angoisse de la mort. Dieu ou la religion, c’est la réponse des hommes aux vicissitudes de la vie et à l’angoisse de la mort. C’est dans ce contexte que Schopenhauer affirme que : « … elle {religion} doit avant tout apporter un réconfort inépuisable dans la souffrance et dans la mort. » C’est Dieu qui nous rassure de sa présence dans les épreuves et les drames qui marquent et ponctuent notre vie terrestre. C’est Dieu qui nous console de la mort, la nôtre et celle de nos proches, par la promesse du salut éternel et d’une vie après la mort. L’intérêt de la conception freudienne de la religion est de marquer comment des représentations qui rendent supportable la souffrance, qui consolent, s’édifient non seulement sur le renoncement pulsionnel, mais à partir de ce renoncement : ce sont des désirs et leur mouvement d’investissement et de contreinvestissement qui font toute la substance de l’illusion
La religion comme névrose(s) obsessionnelle(s) de l’humanité
Freud a comparé la religion à une névrose, en particulier, à la névrose obsessionnelle, dont on connait la hantise de la mort et les mécanismes de défense contre cette hantise, les rites et cérémoniaux, la lutte symbolique contre l’angoisse, etc. La religion est donc une névrose collective qui soulage, régule ou empêche même la névrose individuelle. Mais, Freud n’est pas le seul à comparer la religion à la névrose de contrainte (ou obsessionnelle), Th. Reik aussi, s’est intéressé à la question. C’est pourquoi nous pouvons dire que, les recherches de Freud sur cette question, s’inscrivent dans la même dynamique que celles de Reik, comme l’atteste ce passage de L’avenir d’une illusion : « Nous avons indiqué de façon répétée (moi-même et spécialement Th. Reik) jusqu’à quels détails peut se poursuivre l’analogie de la religion avec une névrose de contrainte, et combien de singularités et destins dans la formation de la religion peuvent se comprendre par cette voie. Avec cela concorde bien aussi le fait que l’homme de croyance et de piété est éminemment protégé contre le danger de certaines affections névrotiques ; l’adoption de la névrose universelle le dispense de la tâche de former une névrose personnelle. » Les névroses obsessionnelles sont une défense contre les désirs incestueux et les rebellions de l’enfance ; les pratiques religieuses sont une défense contre la même peur, maintenant répandue au sein de la communauté tout entière en tant que sentiment de culpabilité et de rébellion contre la moralité sexuelle du groupe. Pour Freud, l’humanité au cours de son évolution est passée par des étapes qui sont comparables à ceux des névrosés. Car comme le névrosé, l’humanité par ignorance et par faiblesse a dû recourir aux renoncements pulsionnels qui sont indispensables à la vie en communauté. Freud soutient ainsi la thèse de la correspondance entre la phylogenèse, c’est-à-dire l’évolution de l’humanité depuis les origines, et l’ontogenèse, développement de l’individu, depuis la fécondation jusqu’à l’état adulte. La culture se fonde donc sur le mode du refoulement qui remonte à la préhistoire de l’humanité. Pour Freud, la religion sauve le croyant de la névrose individuelle. Celle-ci ne sera plus individuelle mais collective. C’est dans ce contexte qu’il affirme que : « La religion serait la névrose de contrainte universelle de l’humanité ; comme celle de l’enfant, elle serait issue du complexe d’Œdipe, de la relation au père. »38 Pour Freud, ces comparaisons nous aident à mieux comprendre le phénomène social, mais il souligne que l’essence de la religion ne se laisse pas épuiser par ces analogies. Il soutient en ce sens que la religion occupe deux fonctions. D’une part, elle apporte des restrictions de contrainte, et d’autre part, elle constitue un système d’illusions de souhait. La religion protège le croyant contre le danger de certaines affections névrotiques. Dans Totem et tabou et dans Psychologie collective et analyse du Moi, Freud avait traité de la nature de la religion ; il avait repris sa thèse dans L’avenir d’une illusion. Partant comme toujours d’études cliniques, il établit une analogie entre rites religieux et les actes obsessionnels révélateurs d’une religion privée déformée. A travers la fixation violente d’un infantilisme psychique et l’intégration à un délire de masse, la religion parvient à épargner à un grand nombre d’hommes la névrose individuelle. Donc, la religion, qui décharge le croyant du complexe parental auquel est attaché le sentiment de culpabilité, dispense le croyant de la névrose individuelle. Elle épargne le croyant de former une névrose individuelle en le déchargeant du complexe parental, tandis que l’incroyant reste livré à lui-même. De fait, la religion est la névrose obsessionnelle de l’humanité ; les dogmes religieux sont des survivances névrotiques, c’est-à-dire l’expression symbolique d’un conflit psychique, en l’occurrence à un mécanisme de défense contre l’angoisse par la pratique répétée de rites et prières. Sur le versant névrotique, la religion apparait comme sœur du refoulement. Formation religieuse et névrose de contrainte ont toutes deux pour base le renoncement à certaines motions pulsionnelles. La religion se manifeste sous le signe de renoncements pulsionnels. Elle a imposé aux croyants les restrictions sexuelles. Elle définit le cadre dans lequel doit se dérouler l’activité sexuelle. Le renoncement pulsionnel joue donc un rôle important dans la croyance religieuse. L’éthique semble témoigner de cette restriction instinctuelle. Pour Freud, l’éthique signifie restriction sexuelle, elle repose sur le refoulement et la conscience de culpabilité due à la répression de l’hostilité envers le père. Mais, une violente répression d’instincts puissants exercée de l’extérieur n’apporte jamais pour résultat l’extinction ou la domination de ceux-ci, mais occasionne un refoulement qui installe la propension à entrer dans la névrose. L’éducation devrait donc se garder soigneusement de combler ces sources de forces fécondes et se borner à favoriser les processus par lesquels ces énergies sont conduites vers le bon chemin. « L’éthique doit être conçue comme une tentative thérapeutique…» La psychanalyse, expérience de la névrose, est donc autorisée à révéler ce fondement de la culture. C’est entre les mains d’une éducation psychanalytiquement éclairée que repose ce que nous pouvons attendre d’une précaution propre à préserver d’une maladie névrotique. En outre, la névrose obsessionnelle se caractérise par le fait que les malades sont préoccupés par des idées qui ne sont pas, pourtant intéressantes, sans plaisirs mais auxquelles ils ne peuvent se départir. Dans les considérations des besoins humains qui amènent les gens à édifier des croyances religieuses, ils avaient antérieurement placé tout l’accent sur la nécessité de venir à bout des émotions compliquées relatives aux relations de l’enfant avec son père. Soulignant le côté compulsif qui accompagne les divers actes rituels relatifs à la pratique de la religion (prière, génuflexions, etc.) et celui lié aux actions rituelles personnelles de la névrose obsessionnelle, Freud explique le rôle joué par la peur et les sentiments de culpabilité si ces actes sont omis. Ces derniers sont destinés à repousser certaines tentations, souvent inconscientes, de même que les punitions que le fait d’y céder provoquerait. Dans la névrose, il s’agit essentiellement de tentations sexuelles, alors que, pour les pratiques religieuses, il s’agit surtout de tentations agressives ou antisociales, d’une manière générale en rapport avec la conduite. Freud résume ce contraste en déclarant que la névrose obsessionnelle peut être considérée comme le pendant pathologique de la religion, comme une religiosité individuelle, et que, de ce point de vue au moins, la religion pourrait être envisagée comme une névrose obsessionnelle. La religion est une manière pour l’homme de supporter les émotions compliquées qui caractérisent la relation de l’enfant avec le père. Freud réaffirme en ce sens que la religion « serait la névrose de contrainte universelle de l’humanité »40 et qu’il s’agit de l’abandonner, comme l’enfant abandonne sa névrose infantile au cours de son développement. Freud n’a différencié religion et névrose individuelle par le fait que la religion est une structure collective. La religion n’est pas particulière à un homme ; elle s’adresse à une communauté, un peuple, une race, en dernier ressort à l’humanité entière. La névrose est parfois causée par la société. Celle-ci, pour son bon fonctionnement et pour pérenniser ses idéaux, impose des restrictions à l’individu. L’homme devient donc névrosé à cause de la quantité de frustrations que lui impose la société et auxquelles il ne peut plus supporter. La contrainte n’est pas imposée au malade par l’idée et encore moins par sa constitution, mais par les exigences de notre vie sociale. Le mécanisme de l’apparition d’une obsession ne peut être saisi qu’à l’aide de cette optique psychosociale et finaliste. Il résulte par là que, la cause fondamentale de la névrose tire sa source dans la quantité de frustrations imposée par la société à l’individu. C’est dans ce contexte que Freud affirme que : « On découvrit que l’homme devient névrotique parce qu’il ne peut supporter la quantité de frustrations que lui impose la société au service de ses idéaux culturels, et l’on en conclut que suspendre ces exigences, ou du moins les réduire considérablement, signifierait un retour aux possibilités de bonheur. » De fait, la religion est comparable à une névrose d’enfance. Pour Freud, l’enfant dans son évolution vers la culture est passé par une phase névrotique. Cela s’explique par le fait que l’enfant n’a pas pu réprimer complètement, par un travail rationnel de l’esprit, l’essentiel de ces revendications pulsionnelles. L’enfant utilise donc le refoulement pour dompter les pulsions incompatibles avec le tissu social. Freud est convaincu que l’humanité surmontera la phase névrotique, comme tant d’enfants dépassent, en grandissant, leur névrose. Certaines de ces névroses disparaissent au cours de l’évolution. C’est par cette voie que se joue même le destin des névroses de contrainte.
Cérémonial névrotique et cérémonial religieux
Dans le premier numéro de la revue de Psychologie de la religion, apparait en 1907 un article de Sigmund Freud intitulé « Actes obsédants et exercices religieux ». Durant la même année, à l’occasion d’une conférence, Freud le présente devant la Société viennoise de Psychanalyse. C’est la première fois que Freud aborde la religion bien qu’il en a déjà fait allusion six ans plutôt dans la Psychopathologie de la vie quotidienne. « Dans sa Psychopathologie de la vie quotidienne, 1904, Freud donne un premier aperçu de son point de vue naturaliste sur la religion et les sujets qui s’y rapportent. « Je pense en effet que, pour une bonne part, la conception mythologique du monde, qui anime jusqu’aux religions les plus modernes, n’est autre chose qu’une psychologie projetée dans le monde extérieur (I). L’obscure connaissance des facteurs et faits psychiques de l’inconscient se reflète (il est difficile de le dire autrement, l’analogie avec la paranoïa devant ici être appelée au secours) dans la construction d’une réalité suprasensible, que la science retransforme en une psychologie de l’inconscient. On pourrait se donner pour tâche de décomposer, en se plaçant à ce point de vue, les mythes relatifs au paradis et au péché originel, à Dieu, au mal et au bien, à l’immortalité, etc., et de traduire la métaphysique en métapsychologie (2) ». (Trad. Jankélévitch, 1922, p. 298-299). » Les travaux de Jung sur les productions mentales des névrotiques et celles des primitifs accroîtront l’intérêt de Freud sur ce thème. Freud dit avoir été persuadé par les remarques de son disciple dissent. Dans son écrit, il apparait que la ressemblance entre les pensées et les impulsions dans le cérémonial névrotique et dans le cérémonial religieux n’est pas superficielle ; qu’ils découlent tous deux d’un processus psychique. Freud soutient qu’il n’est pas le premier à avoir été frappé par la ressemblance entre les actes obsédants des névrosés et les exercices religieux par lesquels le croyant témoigne de sa piété comme l’atteste ce passage d’« Actes obsédants et exercices religieux » : « Je ne suis certes pas le premier qu’ait frappé la ressemblance qui existe entre les actes obsédants des névrosés et les exercices par lesquels le croyant témoigne de sa piété. Le nom même de « cérémonial », que l’on a donné à certains de ces actes obsédants, m’en est une garantie. Cependant cette ressemblance me semble être plus qu’une ressemblance superficielle, de telle sorte que l’on pourrait, d’une intelligence de la genèse du cérémonial névrotique, se risquer à tirer par analogie des conclusions relatives aux processus psychiques de la vie religieuse.» Le nom même de cérémonial que l’on a donné à certains de ces actes obsédants souligne bien cette étrange parenté. Freud souligne ainsi que le cérémonial névrotique consiste en de petits actes, des actions surajoutées ou entravées, lesquels à l’occasion des actes de vie quotidienne sont exécutées toujours de la même manière ou bien toujours d’une façon qui varie suivant des règles données. A cela le psychanalyste énumère les faits et gestes des personnes malades dans le but de faire un lien entre les exercices religieux et les actes obsédants. Il remarque tout d’abord que, dans la névrose le sujet effectue un cérémonial. Ce cérémonial névrotique comporte des restrictions, des obligations et des règlements répétés et modifiés selon une loi, celle du ou de la malade. Ces activités nous paraissent comme totalement dénués de sens. « Elles n’apparaissent pas sous un autre jour au malade lequel est pourtant incapable de ne pas les accomplir, car tout écart du cérémonial est puni d’une insupportable angoisse. » Freud compare un cérémonial à une série de lois non écrites. Le névrosé est sous l’emprise d’une loi non écrite qui régit chacun de leurs gestes. Et chaque dérogation par rapport au cérémonial est sanctionnée par une angoisse intolérable, qui contraint à reprendre immédiatement ce dont il s’était dispensé. C’est ce que semble corroborer cette affirmation de Freud : « Le cérémonial névrotique consiste en petits actes : actions surajoutées ou entravées ou bien rangements, lesquels, à l’occasion des actes de la vie quotidienne, sont exécutés toujours de la même manière ou bien d’une façon qui varie suivant des règles données. Ces activités nous font l’impression de simples « formalités » ; elles nous apparaissent comme totalement dénuées de sens. Elles n’apparaissent pas sous un autre jour au malade, et il est pourtant incapable de ne pas les accomplir, car tout écart du cérémonial est puni d’une insupportable angoisse, qui oblige à refaire après coup ce qui avait été omis. » Les actes obsédants peuvent se trouver au moment du coucher, durant lequel la couverture doit être bordée aux pieds et le drap bien tiré à plat. Freud donne ainsi des exemples à propos de cérémonial du lit — la chaise doit se trouver devant le lit, devant une position bien déterminée, les vêtements doit être bien pliés dans un certain ordre, la couverture du lit doit être bordée au pied, les oreillers doivent être disposés de telle ou telle manière, le corps lui-même doit se trouver dans une attitude strictement bien déterminée. Autrement dit, Freud parle en ce sens de la disposition des meubles dans la pièce ou encore de la position du dormeur. Ce petit rituel engendre ainsi un cadre favorable à l’endormissement et, pour lui, ce rite du coucher a l’air d’une exagération d’un ordre habituel et justifié. Mais, la conscience toute particulière avec laquelle ce cérémonial est exécuté et l’angoisse qui surgit s’il est omis donnent au cérémonial le caractère d’un acte sacré. Tout ce qui le trouble est mal toléré. L’exécution de ce rite doit se faire à l’abri des regards. Toutes les formes d’activités peuvent devenir des actes obsédants. A ce stade de l’écrit, il semble qu’il soit difficile de distinguer par une frontière bien définie les actes obsédants que nous pouvons rencontrer lors du coucher et le cérémonial religieux. On ne peut pas définir donc à ce niveau de frontière nette entre cérémonial et actes obsédants, le plus souvent les actes obsédants sont issus d’un cérémonial. La maladie est constituée en plus de ces deux phénomènes — des interdictions et des empêchements qui, en réalité, ne font que poursuivre l’œuvre des actes obsédants en tant que certaines choses ne sont pas permises aux malades et que d’autres ne le sont qu’à la condition d’observer un cérémonial prescrit d’avance.
Totémisme et complexe d’Œdipe
Les lois fondamentales de la religion totémique représentent simplement le refoulement du complexe d’Œdipe, c’est-à-dire des pulsions correspondant à l’inceste et au meurtre du père. Dans le cadre de son autoanalyse, Freud découvre de souhaits ambivalents envers son père, lequel est considéré, à la fois, comme rival et objet d’identification, et de désirs incestueux à l’égard de la mère, laquelle est considérée comme objet d’amour et de tendresse. C’est le lien entre les deux que Freud va nommer complexe qu’il découvre pour la première fois en 1897. Il le décrit en 1908 dans le complexe nucléaire, mais c’est en 1910 qu’il le nommera complexe d’Œdipe. Freud a généralisé son cas personnel, son histoire personnelle pour expliquer la totalité de l’être humain. Il va donc peu à peu élaborer une théorie de l’homme, de la nature humaine, à partir de ce qu’il a vécu lui-même. C’est dans ce sillage que Roland Doron-François Parot affirme que : « Le complexe d’Œdipe est à la fois une étape de la vie de l’individu, vécue selon S. Freud entre deux et cinq ans, et un organisateur permanent des fantasmes et des désirs inconscients. M. Klein a précisé les formes féminines du complexe d’Œdipe dont la spécificité avait partiellement échappé à S. Freud ; elle a mis l’accent sur les formes archaïques de ce complexe, qui s’esquisserait dès la première année, serait d’emblée féminin dans les deux sexes et dominé par des buts sadiques-oraux et sadique-anaux et par des imagos terrifiantes comme celle des parents combinés.» Le totémisme apparait comme la forme primitive et l’essence du fait religieux. Il est ce qui remplace chez certains peuples la religion et fournit les principes de l’organisation sociale. Pour Wundt, le totémisme est une phase préparatoire à la religion, intermédiaire entre l’humanité primitive et l’époque des héros et des dieux. Freud définit le totem comme un animal qui joue le rôle d’esprit protecteur, et qui est protégé par toute une série d’interdictions dont la transgression est passible de graves punitions. L’animal totem est considéré comme un membre du clan à part entière. Le totémisme repose sur la croyance en une parenté, une homologie entre un groupe humain et un animal objet de culte, totem. Quant au complexe d’Œdipe, il est fondé sur le classique mythe grec de l’innocent prince Thèbes, dont l’oracle avait prédit qu’il tuerait son père et qu’il épouserait sa mère. La libido de l’enfant prend le parent du même sexe comme rival et éprouve à l’égard de celui-ci une agressivité. Chez le garçon, c’est le père qui est considéré comme rival, alors que chez la fille, c’est la mère qui est considérée comme rivale. Le complexe d’Œdipe, tel que Freud l’a théorisé, fait allusion à Œdipe Roi de Sophocle. Sophocle à travers ce mythe explique qu’Œdipe avait tué son père (Laos) sans le savoir et pris sa mère (Jocaste) pour épouse et s’est crevé les yeux quand il avait découvert la vérité. Freud emprunte donc à la mythologie et à la littérature grecque le nom et l’histoire d’un personnage, Œdipe. La relation infantile qui s’engage entre le petit enfant et ses parents ressemble, en effet, à l’histoire d’Œdipe, car pour le petit enfant, le premier objet d’amour est la mère, et le premier objet de plaisir, le sein maternel, qui dispense nourriture en calmant la douleur de la faim, chaleur et plaisir oral, la succion étant la première activité libidinale de l’enfant. Les premiers temps de la vie du petit enfant le placent donc dans une position très fusionnelle avec la mère, mais peu à peu, il prend conscience que sa mère est polarisée par un être qu’il voit comme tout-puissant, le père. Le père, qui accapare une partie de l’attention et de l’amour maternel, prend alors le visage d’un rival, que l’enfant aimerait voir disparaitre. C’est ce que Freud appelle « le désir de tuer le père ». L’enfant s’installe alors dans ce que les psychologues après Freud appellent la relation triangulaire où l’enfant est confronté au lien qui existe entre la mère et le père. La frustration que la présence du père représente permet à l’enfant de se détacher suffisamment de sa mère pour sortir de la relation fusionnelle primitive. Cette haine de l’enfant envers le père s’accompagne aussi du sentiment d’amour. Cette ambivalence s’est renforcée par le fait que le père fascine l’enfant, en raison de l’intérêt que la mère éprouve pour lui : le père est admirable et admiré puisqu’il est aimé par la mère. Du reste, le totémisme est la première forme de religion et que toutes les valeurs et interdits prennent naissance à partir du meurtre du père de la horde primitive. Dans une préface à un livre de Reik sur La psychologie de la religion, 1919, Freud exprime comme suit ce qu’il appelle une conclusion inattendue dans sa précision : à savoir que Dieu le père, empruntant la forme humaine, se trouva une fois sur terre où il exerça sa souveraineté en tant que chef de la horde primitive jusqu’au jour où ses fils s’unirent pour le tuer. Il s’ensuivit que ce crime de libération et les réactions qu’il provoqua eurent pour résultat l’apparition des premiers liens sociaux, des restrictions morales fondamentales et de la plus ancienne forme de religion — le totémisme. Mais les religions ultérieures ont aussi le même contenu ; d’une part, elles se préoccupent d’effacer les traces de ce crime ou de l’expier en proposant d’autres solutions à la lutte entre père et fils, d’autre part, elles ne peuvent éviter de répéter une fois de plus l’élimination du père. La relation que le primitif entretient avec son totem trouve son pendant dans le complexe d’Œdipe. Le père est remplacé dans l’institution totémique par l’animal-totem — ne pas tuer le totem et ne pas avoir des rapports sexuels avec « la femme appartenant au totem » trouvent sa parfaite expression dans les « deux crimes d’Œdipe » qui a tué son et pris sa mère pour épouse. C’est ce que semble confirmer cette affirmation de Freud : « Si l’animal totem est le père, les deux commandements majeurs du totémisme, les deux prescriptions de tabou qui constituent son noyau — ne pas tuer le totem et ne pas user sexuellement d’une femme appartenant au totem —, coïncident par leur contenu avec les deux crimes d’Œdipe, qui tua son père et prit sa mère pour femme, … En d’autres termes, nous devrions réussir à rendre vraisemblable l’idée que le système totémiste a résulté des conditions du complexe d’Œdipe.» . Le totémisme est la résultante du complexe d’Œdipe. Totémisme et complexe d’Œdipe ont une même origine. Ils résultent du meurtre du père perpétré par les fils. Le père assassiné, est remplacé par le totem, qui est vénéré et craint. Dans son ultime Abrégé de psychanalyse, Freud se borne à peu près à définir le complexe d’Œdipe par le double souhait d’évincer ou de tuer le parent du même sexe afin de cohabiter avec le parent du sexe opposé. A ce titre, il avait découvert le complexe d’Œdipe dès la première période de ses travaux ainsi qu’en témoigne une de ses lettres à Fliess (lettre no71 du 15-17-97), où il déclare qu’il a retrouvé chez lui-même l’amour de la mère et la jalousie du père et que tout un chacun a été, en germe et dans son fantasme, un Œdipe. Freud fait dériver la croyance religieuse de l’institution totémique. L’animal totem remplace le père. Le totémisme provient de la conscience de culpabilité des fils. Le père tué et mangé est vénéré sous la forme de l’animal-totem. C’est dans le meurtre du père de la horde primitive que, Freud inscrit la naissance même de la culture. C’est dans ce contexte qu’il soutient que : La religion totémique avait découlé de la conscience de culpabilité des fils en tant que tentative pour apaiser ce sentiment et de se concilier, par l’obéissance après coup, le père offensé. Toutes les religions ultérieures se révèlent être des tentatives de solution du même problème, variant chaque fois selon la situation culturelle dans laquelle elles sont entreprises et selon les voies qu’elles empruntent, mais elles ont toutes le même but et sont des réactions à ce grand événement par lequel la culture a commencé et qui depuis ne permet pas à l’humanité d’accéder au repos.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE I : Les dogmes de la religion comme illusions dérivées des désirs humains
1- Différence entre l’illusion et l’erreur
2-La religion comme névrose(s) obsessionnelle(s) de l’humanité
3- Dieu comme père transfiguré
CHAPITRE II : Comparaison entre phénomènes religieux et symptômes névrotiques
1-Cérémonial névrotique et cérémonial religieux
2- Totémisme et complexe d’Œdipe
3-Rapport entre tabou(s) et névrose(s)
CHAPITRE III : Dépassement de la religion
1-Culture et religion
2-Science et Religion
3-La cure psychanalytique comme libération
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