Les auteurs de l’article « Internet » du Dictionnaire du littéraire affirment que « l’espace des possibles qu’ouvre Internet à la littérature suscite nombre de progrès et nombre d’inquiétudes » (2010, p. 390 ). Ils notent que les blogs et les forums de lecteurs, en particulier, font l’objet de jugements ambivalents de la part des « littéraires », c’est-à-dire « tous ceux qui étudient, enseignent et nourrissent la culture littéraire » (p. 430). De fait, avec l’intensification et la diversification rapide des usages d’Internet, les manifestations « d’inquiétudes » se sont multipliées. La possibilité offerte à tout lecteur qui le souhaite de rendre publics des jugements littéraires sur des blogs, des forums spécialisés ou des réseaux sociaux suscite des craintes. Certains diagnostiquent « la mort du critique culturel » et se demandent si elle « débouchera nécessairement sur plus de diversité et plus de démocratisation, ou si, au contraire, elle ne donnera pas lieu à une commercialisation extrême de la recommandation. » (Non-fiction.fr,2010).
À l’encontre des voix qui redoutent une prolifération confuse des blogs de lecteurs, François Bon souligne, sur son blog , la « capacité du web à donner accès à des démarches individuelles au même plan qu’à des instances institutionnelles (dont la presse) » (Le 16 janvier 2016) . Il défend, la position suivante :
Non, évidemment que non, les blogs ce n’est pas tout et n’importe quoi. […] L’intervention blog peut relever […] bien sûr, de l’intervention critique […] mais elle a globalement déplacé le statut même de cette intervention : le blogueur témoigne de son expérience subjective, non pas seulement la réception du livre, mais comment il interagit avec le territoire ou la singularité qui, précisément, lui fait tenir blog. […] Et nous construisons nos repérages non pas selon la façon dont est parlé le livre, mais selon ce carrefour d’expérience [sic] dont témoigne le blog. (Le 24 mars 2008).
Cette réponse à « la question : « que valent les blogs littéraires ? » » (idem) distingue deux fonctions des blogs de lecteurs. D’une part, ils servent « l’intervention critique », c’est-à-dire la transmission de jugements de valeurs sur les œuvres (selon les critères de différentes communautés interprétatives). D’autre part, ils offrent la possibilité d’un partage de réflexions sur des rencontres singulières avec « la singularité » de productions littéraires, à partir de témoignages « d’expériences subjectives ». Le lecteur connecté est donc amené à « construire des repérages » multiples dans un réseau de prescriptions et de recommandations. François Bon pointe là une dualité propre aux situations de communication en ligne entre lecteurs, qui permettent le partage interactif de témoignages comme la transmission. Son blog, qui publie des écrits de participants aux ateliers d’écriture qu’il anime aussi bien que des articles livrés aux commentaires des internautes, cherche du reste à associer une activité de formation et des échanges littéraires.
L’intérêt des situations d’échanges en ligne pour la réflexion sur la lecture participative
À l’instar de travaux sur des pratiques d’enseignement littéraire recourant au numérique ou non, comme l’accompagnement d’écritures inventives de la réception, les cahiers de lecteurs et les débats interprétatifs, les études des forums et blogs de lecteurs nous conduisent à interroger le rapport des élèves à la « lecture participative». Or, l’effort pour exprimer cette modalité de lecture en contexte scolaire n’est pas aisé dès lors que l’œuvre à lire est imposée et qu’elle relève de codes que le lecteur en formation ignore. Selon nous, la description de la conduite qui permet à un élève d’accéder à une lecture pleinement participative constitue un enjeu de recherche dans la mesure où sa méconnaissance ne peut que nourrir les effets de connivence sociale et culturelle si repérables dans la classe de littérature.
Différentes recherches récentes en didactique de la littérature décrivent, dans le sillage des travaux sur le « sujet lecteur », des processus réflexifs par lesquels la « lecture subjective » conduit à interroger des significations. La thèse de Marion Sauvaire (2013) appréhende la notion de « sujet lecteur » dans la perspective de la diversité pour saisir les formes variées de distanciation opérées par des élèves lecteurs. Dans sa recherche doctorale, Bénédicte ShawkyMilcent (2014) théorise les conduites d’appropriation des textes littéraires dans ses versants intimes et sociaux. Mais ces travaux insistent plutôt sur la réflexion exercée par les lecteurs sur des vécus subjectifs dont ils ont déjà une claire conscience. Ils n’évoquent qu’incidemment la construction de la « lecture subjective » (et ses échecs).
Au-delà de ces approches , il est légitime de se demander comment l’ensemble des vécus subjectifs de l’expérience de lecture prennent sens et s’organisent en un paysage intérieur cohérent. D’autres travaux de didacticiens explorent cette voie. La construction de réactions empathiques liées à l’identification à des personnages lors des lectures de fiction est étudiée de près par Véronique L’arrivé (2014), à partir de travaux de psychologie cognitive. Chloé Gabathuler (2017), quant à elle, a étudié l’apparition de jugements de gout dans des interactions scolaires en recourant aux théorisations proposées dans le champ de l’esthétique . Il nous semble important de continuer à décrire la construction d’une expérience esthétique de lecture arrachée au flux des affects plus ou moins catégorisés ainsi que le rôle de cette attention à l’expérience de réception dans la distanciation interprétative. En partant de l’idée proposée par Jean-Louis Dufays que le phénomène de la « participation » est une conduite active, nous cherchons à préciser la notion pour suivre, à travers et pour l’évaluation des effets de blogs et forums de lecteurs, l’adaptation des lecteurs en formation à de nouvelles expériences de lectures.
Les échanges en ligne entre jeunes lecteurs (en contexte scolaire ou non) cristallisent de riches ensembles d’écrits revenant sur les réceptions dans la mesure où ils se maintiennent grâce aux efforts des contributeurs pour clarifier leurs expériences esthétiques et/ou des potentialités signifiantes au fur et à mesure de leurs découvertes d’œuvres. Ces interactions écrites en différés offrent donc l’opportunité d’interroger le travail de la « participation » envisagé comme la conquête d’une « lecture subjective » partageable.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : QUESTIONNEMENTS ET OBJECTIFS
Introduction du chapitre
1. Un objet d’interrogations pour la didactique de la littérature
1.1. Définition des situations étudiées
1.2. Un objet de recherche en tensions
1.3. Des situations intéressantes à explorer selon une perspective didactique
1.4. Questionnement et hypothèses
1.5. Complémentarité des objectifs
2. Situation dans les recherches en didactique de la littérature
2.1. Les chantiers de recherche actuels en didactique de la littérature
2.2. L’intérêt des didacticiens pour le numérique, les blogs et les forums
Conclusion du chapitre
CHAPITRE 2 : CADRE THÉORIQUE PRINCIPAL
Introduction du chapitre
1. Des théories de la lecture au paradigme dialectique de la lecture littéraire
1.1. Théories de l’effet et de la réception
1.2. Une diversification des théories de la réception
1.3. Le paradigme dialectique de la lecture littéraire
1.4. Intérêt et limites du paradigme sur lequel repose la théorie de la lecture littéraire
2. Vers un cadre théorique intégré
2.1. Le « sujet lecteur » et « les sujets lecteurs divers »
2.2. Des « textes de lecteurs » aux « écrits de la réception »
2.3. Le rôle intégrateur du paradigme dialectique
2.3.1. Divergences théoriques
2.3.2. Un cadre théorique intégrateur
2.4. La participation en question
Conclusion du chapitre
CHAPITRE 3 : LA QUESTION DE LA RÉCEPTION À LA CROISÉE DE PLUSIEURS CHAMPS THÉORIQUES
Introduction du chapitre
1. L’expérience de réception dans le champ de l’esthétique
1.1. Une activité cognitive au sein de l’expérience esthétique
1.1.1. L’appréciation esthétique dans l’approche subjectiviste
1.1.2. Par-delà l’opposition entre le cognitif et l’émotif
1.2. Sens et significations dans l’expérience esthétique
1.2.1. L’effort sémiotique, conséquence de l’attention esthétique
1.2.2. La relation esthétique comme construction de significations
1.3. Expérience esthétique et formation
2. Les modélisations de la réception dans le champ littéraire
2.1. La réévaluation théorique de la « littérature au premier degré »
2.2. Les paradoxes de la participation
2.3. La lecture comme « conduite de stylisation »
Conclusion du chapitre
CHAPITRE 4 : UN OUTIL COMPLÉTANT LE CADRE THÉORIQUE
Introduction du chapitre
1. Une définition dialectique de la participation
1.1 La participation, une conduite régulable et éducable
1.2. Les mouvements complémentaires de la participation
1.2.1. Une construction de contenus subjectifs divers
1.2.2. L’attention à l’expérience
1.3. Considérations terminologiques
2. Retour sur le paradigme dialectique de la lecture littéraire
2.1. Appel et choix dans la distanciation
2.2. Une schématisation enrichie de la lecture littéraire
2.2.1. Description du schéma
2.2.2. Lecture dynamique du schéma : la lecture littéraire comme liaisons
2.3. La dimension collective de la lecture littéraire
Conclusion du chapitre
CONCLUSION