La psychomotricité du côté de la force de vie : “ tiens fort ”

A LA RENCONTRE DE GABRIEL

   Il était important pour moi de ne pas donner n’importe quel prénom à ce jeune garçon que je devais anonymiser. Sens du détail ou intuition de ce vers quoi j’allais tendre au cours de mes réflexions, je l’appelle Gabriel. C’est d’abord son étymologie hébraïque qui me convainc : « force de Dieu ». La nature des représentations qui m’avaient traversée me semblait correspondre à cette traduction. C’est finalement son histoire religieuse qui est la plus cohérente avec le chemin qu’ont emprunté mes pensées. Gabriel est le nom d’un archange qui, faisant l’intermédiaire entre le divin et l’humain, annonce diverses nouvelles, dont la naissance de Jésus à la Vierge Marie, et révèle l’existence du Coran à Mahomet (Rédaction Viversum, 2017). Du mythe à la clinique, j’ai pu observer que Gabriel entretenait des relations différenciées avec les membres de la structure qui, eux-mêmes, avaient chacun leur propre façon d’échanger avec lui.  Quelque chose autour des relations qui se déployaient m’interpellait, sans que je puisse vraiment encore préciser mes pensées. Je me suis progressivement intéressée aux représentations que l’on pouvait avoir de l’enfant en situation de handicap, c’est-à-dire les images, les pensées qu’il peut nous renvoyer et qui peuvent influencer notre attitude. Gabriel, dont l’histoire tragique impacte son être au monde, soulève de nombreuses questions autour de la place qu’il occupe dans la société et vis-à-vis des autres humains. Gabriel étant celui qui révèle, que peut bien annoncer ce jeune garçon que j’ai rencontré ?
-Notre premier face à face :C’est mon premier jour, j’ai hâte de rencontrer les enfants qui participeront à ce parcours moteur que nous venons d’installer avec ma maître de stage. Ils arrivent. Je remarque tout de suite cette tête blonde : c’est le seul qui se déplace en fauteuil roulant manuel, ses camarades marchent. Je me souviens à peine de la façon dont les autres enfants se sont présentés ; mon attention est spontanément tournée vers Gabriel, ce jeune garçon âgé de six ans. Tout en se léchant la lèvre supérieure — déjà rouge d’irritation — il me regarde intensément avec ses yeux dorés. Lui aussi a repéré ma présence. Avait-il été prévenu de mon arrivée ? Je lui souris timidement et il dévoile à son tour son sourire  me présentant ses petites dents pointues. Après réflexion, elles ne l’étaient pas vraiment. Pourtant, c’est ainsi que je me le représentais lors de ce premier échange. Dans l’idée de lui permettre d’explorer pleinement ses capacités motrices et d’accéder, peut-être, à un plaisir d’agir, nous proposons à Gabriel de sortir de son fauteuil pour la séance. Il est au sol. On observe une hyperlordose et un bassin en antéversion. On devine de grandes tensions postérieures et des rétractions musculaires. En appui sur ses fesses, ses jambes maigrichonnes et inertes sont regroupées devant lui. Il les positionne à sa guise, les porte, les déplace, les balance, les écarte de son chemin. Complètement désarticulé, il a l’allure d’un pantin. Gabriel se déplace en appui sur ses mains, grâce à la force qu’il déploie au niveau de ses épaules et de ses bras. Incroyable ! Il est actif, vif, parvient à escalader un bloc de mousse ou bien demande de l’aide à l’adulte. Lors d’un déséquilibre, il tombe sur le dos. Ses jambes pliées se ramassent de part et d’autre de son tronc : elles sont complètement étalées sur le sol. Dans cette position de nourrisson prématuré qui subit la pesanteur, il est comme collé au sol, attiré par la terre. Gabriel est paraplégique. Gagné par l’excitation du parcours, il pousse des cris et se déplace avec une habileté époustouflante. Je l’observe avec attention. C’est progressivement par une rage noire qu’il est habité. L’intervention de l’adulte qui lui fait remarquer son irrespect des consignes provoque la naissance d’une hétéro-agressivité impressionnante : il hurle, jure, insulte et frappe toute personne qui aura la malchance d’être à sa proximité. Déjà absorbée, voire fascinée par ce spectacle posturo-locomoteur dont je n’avais jamais été témoin, je me sens à présent anesthésiée de toute émotion, de toute pensée, de toute sensation. Je suis dans cette immense salle, décontenancée, sans mot, sans mouvement, face à cet enfant que la violence et la colère ont physiquement transformé au point de lui donner l’apparence d’une bête sauvage – enfant sauvage. Comment ma pensée sur le monstrueux et mes représentations peuvent-elles être légitimes par rapport à ma position de thérapeute en devenir et dans une structure qui défend l’inclusion ? Je suis traversée par un sentiment de culpabilité : je m’accuse de manifester une attitude à contre-courant des textes institutionnels et cela suscite en moi une remise en question, celle de ne pas pouvoir toujours être bienveillante

La carence en soins maternels

   Si la carence a rapport au manque, elle a également à voir avec le vide. Pour S. RobertOuvray (2007, p.146), ce dernier « arrive avec le dépassement du seuil de tolérance, avec la douleur physique et psychique ». Dans le cadre d’une carence, le manque s’installe dans la durée, par des soins dont la qualité et la quantité ne répondent pas aux besoins de l’enfant, par la discontinuité des échanges avec la mère ou par l’arrêt brutal de ces derniers, comme c’est le cas lors du placement judiciaire. Ce vide dans la charge affective des soins est ressenti dans le corps. Le jeune enfant n’est pas suffisamment nourri d’un point de vue qualitatif et quantitatif, il ne peut pas se ressentir comme un être, un sujet consistant. Cela renvoie à des troubles de la conscience de soi qui influence le sentiment continu d’exister.

Se protéger du monde extérieur

   Le monde extérieur peut être vu comme un milieu face auquel il faut déployer des stratégies pour survivre. Il faut pouvoir se protéger, rejeter les attaques – parer toute sensation (Robert-Ouvray, 2007) – et impressionner l’adversaire pour tenter de le dissuader de s’approcher. Or, c’est par son corps que l’enfant se protège. Cette coque, qui doit être solide, se bâtit donc à partir du tonus. C’est en ces termes que nous pouvons penser l’hypertonie de Gabriel, observée dans tout espace-temps. La tendance hypotonique observée au CAMSP est inversée, c’est le pôle antagoniste qui prend la relève. Quant à la dissuasion, comment faire peur à autrui autrement que par la violence et l’agressivité ? Les troubles du comportement pourraient donc être le symptôme d’un mal-être identitaire, une façon de survivre, une conséquence de la carence affective.

Se sentir réel

   L’hypertonie peut également être une façon de se sentir réel. Pour D. W. Winnicott (1971,p. 213), « c’est plus qu’exister, c’est trouver un moyen d’exister soi-même, pour se relier aux objets en tant que soi-même et pour avoir soi ». Maintenir de façon plus ou moins volontaire des contractions musculaires permet de se stimuler de façon continue. Si l’état tonique est envisagé sous la forme d’un flux énergétique, alors plus le tonus est élevé, plus la quantité d’énergie mobilisée est importante. De cette façon, le corps est maintenu en état d’activité, en état de vie. Le corps de Gabriel est divisé en deux pôles toniques. L’hypertonie observée au niveau du buste peut être un moyen de compensation par rapport à l’hypotonie flasque des membres inférieurs. La partie supérieure du corps doit être solide, soutenir et, d’une certaine façon, être remplie. Apporter de la consistance peut également être le moyen trouvé pour parer à un manque relationnel originel et un défaut de structuration narcissique. Le niveau tonique et l’état émotionnel sont co-variants. Si le tonus est élevé, nous pouvons souvent observer une excitation importante, une hyperactivité, une agitation, une impulsivité, une agressivité. L’hypertonie de Gabriel pourrait être à l’origine de la montée agressive qui, à son tour, impacte l’hypertonie en la soulageant – si elle permet de libérer la tension interne – ou en l’alimentant. Puisque nous venons d’envisager l’état tonique comme une façon de se sentir exister, peut-être que l’agir de Gabriel peut être envisagé de la sorte. Quand il est violent, les soignants et autres jeunes de l’IEM orientent leur attention vers lui : soit ils le voient, soit ils l’entendent – certains même en entendront parler. Chacun manifeste une réaction propre à son égard. Par ce moyen, il agit sur son environnement qui se modifie par sa présence. Le jeune enfant prend progressivement conscience de son existence. Gabriel perçoit et ressent qu’il existe parce que son entourage réagit à ses manifestations. Plus sa violence est importante, plus l’afflux de personnes l’est également. Nous pouvons envisager de réduire cela par la phrase suivante : plus il crie et il frappe, plus il est vivant. Pour un enfant en manque d’identité et de sentiment d’exister, nous imaginons l’impact que cela peut avoir sur le développement de son être.

La perte de la forme humaine

   Paraplégique, les jambes de Gabriel sont paralysées. Il ne peut plus marcher. D’un point de vue psychomoteur, son corps est comme divisé en deux : son buste est hypertonique tandis que ces jambes sont massivement hypotoniques et squelettiques. Ce jeune garçon perd la bipédie, sa verticalité. Or, « être droit, c’est posséder l’attribut physique considéré comme définissant l’humanité, la stature verticale, qui la différencie des animaux » (Grim, 2008, p.9). Gabriel n’est plus un Homme, il retourne au statut d’animal. A son arrivée à l’IEM, Gabriel impressionne la plupart des professionnels et des jeunes par sa façon de se mouvoir et son agressivité. Ne voulant que rarement rester dans son fauteuil roulant, il demande à être au sol. Il adopte des postures inhabituelles, la forme de son corps est étrange. Cet être, dont l’organisation tonico-posturale ne lui permet pas de dépasser la hauteur des genoux des adultes, renvoie l’image d’une petite créature vulnérable mais difficile à approcher du fait de son agressivité soudaine et récurrente. Il n’a plus seulement l’image d’un enfant turbulent (tel que le décrivait sa famille d’accueil) : il est en train de perdre sa forme humaine et son appartenance à la communauté humaine est remise en question par les représentations de son entourage. Gabriel est victime d’un grave accident mais a échappé à la mort. En apparence pourtant car si nous la personnifions, elle l’a tout de même amputé de la fonctionnalité de ses jambes et l’a indirectement condamné à la séparation de sa famille d’accueil, au retour en institution. Bien qu’il puisse être l’objet de compassion, c’est le sentiment d’inquiétante étrangeté qui est au premier plan des interactions. Selon, S. Korff-Sausse (1996), l’autre devient une image déformée au travers de laquelle nous ne souhaitons pas nous reconnaître. Plus ou moins consciemment, Gabriel, par sa présence même, questionne sur la condition humaine, la fragilité de l’être, notre vulnérabilité, en somme notre finitude. Il remet en cause notre fantasme d’immortalité et réactive notre peur de mourir : « si ça lui est arrivé, il se peut que ça m’arrive aussi à moi ». Pour J.-P. Valabrega (2001, p.73), « ce qu’il y a de plus facile à conserver du mort, du cadavre (…) c’est le squelette ». Les jambes de Gabriel sont la marque de sa survie face à l’accident et sont paradoxalement la représentation même de la mort par leur aspect cadavérique. Nous pouvons résumer cela par : la moitié du corps de cet enfant est morte, la moitié de son corps est la mort ; il est mi-homme et mi-mort, mort-vivant sinon vivant déjà à moitié mort. Or, s’il incarne autant la mort, sinon son messager, il pourrait également en être le complice, c’est-à-dire celui qui nous amènera vers elle. C’est par ce genre de représentation que nous pouvons expliquer les mouvements de mise à distance entrepris par les adultes vis-à-vis de ce jeune garçon.

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Table des matières

INTRODUCTION
I. UNE PRÉSENTATION DE L’IEM
1. La structure
a. L’association
b. L’Institut d’Éducation Motrice : l’IEM
2. L’inclusion
a. Les actions de l’IEM
b. L’inclusion : un enjeu de la société
II. A LA RENCONTRE DE GABRIEL
1. Notre premier face à face
2. Son histoire
III. LA CARENCE AFFECTIVE : UNE CONSTRUCTION IDENTITAIRE MISE A MAL
1. La carence en soins maternels
2. La séparation de la mère : le placement
3. Le tonus dans la relation
4. La blessure narcissique des séparations répétées
IV. L’ACCIDENT DE LA VOIE PUBLIQUE : LA PARAPLÉGIE ET SES REMANIEMENTS PSYCHOCORPORELS
1. Le bouleversement du rapport au corps
a. Des capacités locomotrices entravées
b. Les soins du corps et l’intimité
2. Du handicap moteur aux limites des possibilités expressives
V. LA SURVIE DE GABRIEL
1. Les troubles du comportement : le débordement
a. Les excitations internes
b. Le manque d’auto-régulation
c. La projection des tensions vers l’extérieur
2. Le recours à la force
a. Se protéger du monde intérieur
b. Se protéger du monde extérieur
c. Se sentir réel
VI. LES PROFESSIONNELS FACE A GABRIEL
1. Des relations difficiles, menacées, détruites
a. L’avidité affective
b. L’intolérance à la frustration
c. L’angoisse d’abandon
2. L’accident de la voie publique
a. La perte de la forme humaine
b. Les appareillages : l’influence des représentations
VII. LA DIMENSION RELATIONNELLE : APPROCHE PSYCHOMOTRICE DU GESTE AGRESSIF
1. Le temps de la rencontre : les séances groupales
2. Création d’un espace-temps individuel
a. L’installation d’une alliance thérapeutique
b. Le projet thérapeutique et les modalités du soin
3. Le toucher thérapeutique
a. Envelopper
b. Contenir
c. Communiquer
4. Le récit de nos quatre séances
5. Les corps en relation
a. La proximité inter-personnelle
b. La régression
c. L’empathie
d. La représentation de soi
VIII. DISCUSSION
1. La violence et l’agressivité
a. L’agressivité
b. La violence
c. Gabriel : en état de survie ?
2. Gabriel et les représentations de mort, ou celui qui révèle
3. Une question de point de vue
a. L’objectivité du travail et la réflexion subjective
b. Une approche psychomotrice : la considération de l’expressivité, des représentations et de la relation
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES

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