« Les troubles d’identité ont, sous une forme ou une autre, toujours été l’essence même des troubles du psychisme. De nos jours, ces troubles sont simplement mis fortement en relief par la nature même de notre société occidentale ».
Au premier abord, la formule « être soi-même » peut s’entendre comme un pléonasme. Elle nous apparaît comme une évidence et semble désigner le seul mode possible d’existence. Mon expérience dans le domaine de la psychiatrie, aussi courte soit-elle, a pourtant suffi à me démontrer le contraire. Il me semble qu’au cours de sa vie, le sujet n’a de cesse de se trouver un peu, de se perdre aussi et de se retrouver plus encore. L’identité n’est pas figée, elle est une construction psychocorporelle en perpétuel remaniement.
Loin de vouloir établir une théorie, de dresser une classification absolue ou encore de cloisonner les raisonnements, je souhaite plutôt mettre en exergue des rencontres, qui ont enrichi ma pensée au sujet de la notion d’identité autant qu’elles ont façonné mon identité de future professionnelle.
Que le lecteur ne soit pas surpris, les références aux diagnostics sont rares dans cet écrit et c’est volontairement que je n’aborde aucun critère de classification des troubles psychiques. Normal et pathologique m’apparaissent former un continuum dans lequel les frontières se brouillent parfois. Ma priorité a été celle de l’observation des manifestations individuelles, certes étayée par un socle théorique, mais surtout dénuée le plus possible de considérations préétablies. La rencontre avec l’individu en tant que sujet est ce qui m’importe le plus. Ce n’est donc pas du point de vue de la pathologie que j’aborde la notion de souffrance mais plutôt sous l’angle de l’identité. Ce mémoire ne correspond ainsi en rien à une analyse des mécanismes identitaires en jeu chez le psychotique schizophrène ou le névrosé dépressif et se situe plutôt à l’exact opposé. Il s’agit d’une réflexion sur le thème de l’identité à laquelle deux sujets plus particulièrement m’ont amenée, avec toute l’histoire, la culture, la diversité et les paradoxes qu’ils portent en eux.
Mr M. et Mr O. se ressemblent à mon sens autant qu’ils diffèrent et c’est la raison pour laquelle j’ai choisi de rapprocher leurs deux trajectoires. Je les ai rencontrés dans des structures distinctes alors que j’y étais stagiaire. Le premier est pris en charge dans une unité de psychiatrie carcérale tandis que le second est suivi dans un Centre de Soins d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA). Ce sont les bribes de leur existence qu’ils m’ont livrées que je m’essaie ici à retranscrire sans trahir.
À partir de ces deux cas, je tente de comprendre les mécanismes identitaires qui peuvent être à l’œuvre. Je m’attarde en particulier sur les concepts d’incorporation identitaire et de déguisement de l’identité. Je cherche aussi à comprendre les liens qui peuvent unir les notions à mon sens fondamentales d’identité, de sécurité base et d’appartenance communautaire. Je souhaite au lecteur de trouver autant d’intérêt dans la découverte de Mr M. et de Mr O. que j’ai eu de plaisir à les rencontrer. J’espère aussi que la relation extrêmement forte qui me semble unir la notion d’identité à la psychomotricité se révélera évidente à la lecture.
MR M., ENTRE CEUTA Y GIBRALTAR
Au travers du hublot, rencontre avec Mr M.
Mr M. et moi nous sommes rencontrés au sein de l’unité de psychiatrie carcérale dans laquelle j’ai réalisé mon stage. C’est à l’occasion de sa participation au groupe « Corps et Mouvement » proposé par ma maître de stage que nous nous voyons pour la première fois.
Mr M. est assis dans l’un des fauteuils de la salle commune de l’unité, le regard intensément accroché au sol. Dans le fond de la salle, la télévision tourne à plein régime. C’est un homme brun, d’environ 30 ans. Un patient l’interpelle en arabe sur un ton ludique et Mr M. semble s’animer un peu. Français d’origine maghrébine, il parle parfaitement le français et échange parfois en arabe avec d’autres patients. Rapidement, son visage se fige et son regard s’agrippe de nouveau au sol. Je m’approche pour le saluer et lui tends ma main qu’il saisit fébrilement. Un mélange de surprise et d’anxiété semble alors animer ses yeux sombres. Je m’assieds à côté de lui et prends le temps de me présenter plus amplement. Je me risque bientôt à un léger trait d’humour. Mr M., qui semble jusqu’alors happé par des préoccupations bien différentes de ma présentation, me lance un regard malicieux, brillant et laisse d’un sourire apparaître toutes ses dents. Il semble avoir perdu vingt ans en un instant. Je poursuis mon tour de salutations dans le service jusqu’à ce que nous partions pour la séance de groupe en salle de psychomotricité.
Sur le chemin de la salle, il se positionne en retrait par rapport aux autres patients. Sa posture est en fermeture, les épaules en rotation interne. Sa colonne a tendance à s’enrouler autour de son ventre qu’il estime gonflé par les médicaments. Son pas est lourd et son regard, toujours, balaie le sol.
Comme à chaque fois, la séance débute par un échauffement articulaire. Mr M. est toujours appliqué et attentif aux consignes. De façon générale, les coordinations et l’adaptation tonique sont moyennes mais évoluent positivement au fil des séances. Bien que les éléments de verbalisation soient souvent peu précis, Mr M. se rend tout à fait compte des éventuelles difficultés qu’il peut avoir, même lorsqu’elles ne sont pas majeures. Cela génère de l’inquiétude et renforce chez lui un vécu important de dévalorisation. S’en suit généralement une longue énumération de toutes les raisons externes qui pourraient justifier ce qu’il estime être une non réussite de la proposition. Mr M. manque de fluidité, présente une rigidité axiale importante et ses mouvements sont peu amples. Il évolue dans une kinesphère relativement réduite. Il a l’habitude de prendre peu de place, avec tout ce que cela implique sur le plan symbolique.
Lorsqu’arrive le moment du jeu collectif de la séance, Mr M. s’anime alors beaucoup plus. Il est parfois même à l’origine d’une proposition de jeu. Mais rapidement, il s’essouffle et souhaite se soustraire du jeu, évoquant là encore de multiples raisons, non sans un certain fatalisme.
En fin de séance, pendant le temps de retour à soi, Mr M. se positionne toujours dans la même configuration, à la moitié de la salle dans le sens de la longueur, adossé au mur, sous la fenêtre et très près du patient qui l’interpelle parfois en arabe. Il reste un long moment assis, le dos soutenu par le mur, avant de pouvoir s’allonger. Comme c’est souvent le cas lorsque les stimulations directes diminuent, Mr M. apparaît envahi, non sans raison. Après le passage à l’acte qui lui a valu son incarcération, Mr M. a été transféré dans l’unité de psychiatrie carcérale pour cause de schizophrénie. Celle-ci s’accompagne à cette période d’idées délirantes et d’hallucinations principalement acoustico-verbales. Lorsque Mr M. parvient à en parler, il explique que l’une de ses deux voix lui énonce des mots positifs, bienveillants voire encourageants tandis que l’autre lui profère insultes, menaces et messages de dévalorisation. Ces voix sont présentes à des intensités variables, se montrent parfois très directives et se majorent inévitablement lorsque l’attention de Mr M. n’est pas directement sollicitée. Il n’est ainsi pas rare de remarquer des attitudes d’écoute de la part de Mr M. ou de le voir tirer le rideau qui cache le miroir de la salle de psychomotricité, comme pour vérifier, grâce au reflet de son corps, qu’il existe toujours en tant qu’individu et qu’il s’inscrit bien dans le réel.
En dehors du groupe, j’ai également rencontré Mr M. au cours de séances individuelles. Ce qui l’apaise, c’est principalement de sentir la matière, le volume et les limites de son propre corps. Lorsqu’on lui donne à sentir son corps à la fois délimité, différencié et unifié, les voix s’estompent, la respiration se calme et le poids de son corps se dépose dans le tapis. J’ai parfois l’impression que Mr M. vient rafistoler les trous d’une couverture déchirée. Le vent et le froid passent désormais moins. Une enveloppe corporelle semble se créer ou se restaurer, un axe plus solide s’érige. Mr M. est moins perméable, il n’est plus sans cesse perforé et intrusé. Au fil des séances, des percussions osseuses, des pressions et des touchers médiatisés, l’anxiété diminue, les verbalisations se précisent.
Au cours d’une séance, Mr M. nous apparaît un peu plus triste et plus envahi qu’à l’accoutumée. Nous réalisons, ma maître de stage et moi, un passage de balles en symétrie, chacune sur un hémicorps de Mr M. dans le sens caudo-crânial. Alors que cette proposition fait partie de celles qui contiennent habituellement le mieux son anxiété, Mr M. se rigidifie brusquement et relève la tête. Il semble débordé, comme si des éprouvés corporels archaïques se hissaient à la surface le temps d’apporter des indices de leur existence. Il verbalise alors, de façon relativement confuse, que l’une des voix lui a soudainement dit à quel point il est mauvais de se faire toucher par une ou plusieurs femmes. Il ajoute, sans que l’on comprenne bien s’il s’agit d’une parole de la voix ou de sa pensée directe, que cela est contraire à sa religion. Mr M. entame un discours où se mêlent anarchiquement des notions de moralité, de religion, de honte ou encore de culpabilité.
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Table des matières
Introduction
I. MR M., ENTRE CEUTA Y GIBRALTAR
1. Au travers du hublot, rencontre avec Mr M.
2. Face au vide, réflexions soulevées par ma rencontre avec Mr M.
a. Corps et accords, une construction de l’identité
b. J’entends vibrer ta voix dans tous les bruits du monde
c. Je rêve d’Afrique comme Jules César rêvait de Rome
3. Vers une identité personnelle, prise en charge psychomotrice de Mr M.
a. De l’individu contenu au sujet contenant
b. Souffrance et adaptation, une histoire de subjectivité
II. MR O., I AM WHAT I AM
1. En deçà des artifices, rencontre avec Mr O.
2. Dans les coulisses de la représentation, réflexions au sujet de Mr O.
a. Synopsis et « je de rôle »
b. Une famille nouvelle pour renaître
c. L’art du déguisement
3. Respirer sans masque, prise en charge psychomotrice de Mr O.
a. De l’image au corps
b. Un pas vers Soi
III. AUTRES RÉFLEXIONS SUR LA NOTION D’IDENTITÉ
Conclusion
BIBLIOGRAPHIE
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