L’Alliance Française, la culture et l’Amérique latine
A l’époque de sa création, l’Alliance Française constitue un véritable hapax dans le paysage institutionnel français. Présentée comme une « œuvre patriotique » par un comité d’organisation réuni pour la première fois le 21 juillet 1883, et composé de notables de toute obédience religieuse, politique et sociale, l’association fondée officiellement le 10 mars 1884 utilise de manière systématique un instrument radicalement nouveau pour défendre les intérêts français hors du pays: la diffusion de sa langue et, partant, de sa culture. Au départ, l’enseignement du français ne vise pas l’Amérique latine, mais avant tout les colonies et les protectorats français dans une démarche colonialiste et offensive vis-à-vis d’autres influences européennes. Cette «invent[ion]» ou «façonn[ement]» d’une «politique culturelle extérieure moderne» par l’Alliance Française est d’autant plus novatrice et surprenante qu’elle n’émane pas d’une institution officielle de l’État français, dont elle défend pourtant les intérêts dans ce domaine précis. L’organisation décentralisée de l’Alliance assure une « mutualisation des expériences » d’enseignement qui constitue l’un de ses points forts aujourd’hui encore. Ses prétentions mondiales la placent par ailleurs dans une tradition d’universalisme à la française que ne défend pas le faible rayonnement démographique du pays à l’époque. Les spécificités de l’Alliance, « organisme diplomatique officieux », rendent complexes ses liens avec les institutions étatiques en charge de la politique culturelle extérieure aujourd’hui. En 2010, trois ans après la structuration au niveau central de l’Alliance Française en Fondation, l’historien François Chaubet évoque ainsi l’hypothèse circulant dans les instances gouvernementales d’un réseau culturel extérieur géré entièrement par l’Alliance. C’est pourtant cette même année qu’est créé l’Institut Français voué à jouer ce rôle de centrale pour la diplomatie culturelle. Les vagues de réformes entamées dans ce domaine de l’action extérieure depuis 1979 ne semblent toujours pas avoir clarifié et structuré durablement le réseau, comme l’ont récemment montré, au Sénat, les questionnements à propos des diverses structures et de leurs liens.
La France au Panama et l’Alliance Française dans le monde : développement croisé d’intérêts économiques et culturels
Le passé latino-américain de l’Alliance Française se double au Panama d’une histoire française beaucoup plus directement liée à des velléités colonialistes. L’imbrication de ces deux passés, compliquée par la proximité voire la confusion entre leurs acteurs, forme un héritage ambigu pour l’Alliance Française de Panama.
Durant la seconde moitié du XIXe siècle, les liens entre la France et le Panama, alors territoire colombien, se renforcent autour du projet de canal porté par le diplomate français Ferdinand de Lesseps. Si un consulat français existe dans l’isthme depuis 1843, la création de la Compagnie Universelle du Canal Interocéanique qui obtient en 1881 le droit d’entamer le percement d’un canal69 marque le début d’une influence française importante. Sur le plan économique, les capitaux français engagés dans la Compagnie n’amorcent pas une relation financière durable entre les deux pays, puisque l’entreprise avorte à la suite du « scandale de Panama ». Sur le plan culturel en revanche, cette période signe l’âge d’or de la France au Panama, en particulier dans ce qui deviendra la capitale du nouvel État en 1903. Dans une section consacrée à la formation de la culture panaméenne, les concepteurs de la politique culturelle de Panama soulignent cette influence en termes architectonique, artistique, dans la mode et les pratiques de consommation. La langue française est également présente dans les écrits, le commerce et les manifestations culturelles de l’époque aux côtés de l’anglais. De 1907 à 1950 au moins, elle est enseignée dans le premier établissement scolaire public de Panama, l’Instituto Nacional ; dix ans plus tard, à la Fraternité, une organisation présente à Panama City dès 1917 et dès 1919 à Colón pour permettre aux Antillais.e.s francophones de conserver leur patrimoine linguistique, entre autres.
Le service culturel de l’Alliance Française et les autres acteurs français de l’étranger
Étant donnés ses effectifs extrêmement réduits et précaires et sa création récente au vu de l’existence pluridécennale de l’institution, le service culturel de l’Alliance Française de Panama doit pouvoir compter sur l’appui du reste des équipes de l’association, sur le réseau des Alliances et sur les autres institutions françaises partageant tout ou partie de ses missions au Panama.
De tous les autres départements de l’Alliance Française de Panama, c’est très nettement la direction qui soutient et collabore le plus et le plus facilement avec le service culturel. Outre les questions d’affinités interpersonnelles, la directrice Sylvia Benassy fait de la promotion culturelle la pierre angulaire du travail de l’Alliance : « je considère que la partie pédagogique, on va dire pure, de mon travail entre aussi quelque part dans le travail de programmation. La langue entrerait dans ce domaine de la culture pour moi. […] Parce qu’apprendre une langue, c’est apprendre une culture et parce que […], étant une ONG à but non lucratif, les cours que je vends [me fournissent] l’argent qui va me permettre de faire de la culture qui dans 99 % des cas est gratuite. Au fond pour moi, je vois donc des interactions, des interférences entre tout ce que je fais, même si je sais que je dois bien sectoriser car j’ai des gens spécialisés dans un domaine ou dans l’autre. » Dans cet extrait, Sylvia Benassy fait de l’organisation d’activités culturelles une fin en soi du travail de l’Alliance, en accord avec les liens existants entre langue et culture dans sa conception de l’apprentissage. Sur le plan financier, les cours sont présentés comme un moyen de maintenir une programmation culturelle gratuite. En termes d’organisation, cette fin vers laquelle tendre n’empêche pas une segmentation des activités en fonction des compétences de chacun.e. Dans son travail quotidien à l’Alliance, Sylvia Benassy est partie prenante des tâches du service culturel. En plus du soutien en termes de relations publiques qu’elle apporte en tant que directrice, elle participe à la promotion des événements culturels lors de rendez-vous avec les médias (systématiquement sur les plateaux télés, souvent dans les radios). Elle assiste à la plupart des événements et accueille les publics de quelques mots.
Pour Juliette Ozanne, la responsable du service, l’expérience et le bagage culturel de la directrice sont des atouts qui l’aident à mettre au point la programmation. Selon elle, leurs compétences sont complémentaires, ce qui rend possible une activité soutenue du service.
Les opérateurs de la culture et leurs publics à Ciudad de Panamá
L’offre culturelle de la capitale du Panama, perçue par les personnels de l’Alliance et par ses publics comme très développée depuis plusieurs années, est portée par une multitude d’institutions aux statuts, objectifs et ressources très divers. La typologie présentée donne les exemples les plus éloquents des structures culturelles de la ville.
Bien que le Ministère de la Culture n’ait été créé qu’en 2019, l’idée d’une politique culturelle portée par l’État remonte au moins aux années 1970 au Panama. En 1977, l’UNESCO publie un programme présenté par le tout nouvel Instituto Nacional de Cultura (INAC) créé en 1974, dans lequel sont détaillées les grandes lignes de la politique culturelle panaméenne à mettre en œuvre. Dans le contexte de la signature des traités Torrijos-Carter et le début d’une souveraineté du Panama sur son propre territoire, la création de l’INAC est présentée comme le vecteur pour conquérir cette « pleine indépendance » sur le plan culturel. La politique présentée s’appuie sur une définition forte de la culture comme instrument de cohésion sociale et expression de la nationalité : c’est par la culture que l’histoire d’un peuple peut être conservée et interrogée de manière collective à travers le temps. Elle est aussi une façon pour les pays du Tiers Monde de s’affranchir des logiques mondiales de domination coloniale : au Panama comme ailleurs, la culture nationale doit être populaire, donc révolutionnaire. Le but premier de l’INAC, au départ sous la tutelle du Ministère de l’Éducation, est donc de soutenir les entités culturelles officielles ou non de la République. Le troisième organe de direction de l’INAC, la « Dirección nacional de Extensión cultural », a spécifiquement pour but d’ouvrir les populations panaméennes à la production internationale, et à l’inverse, d’exporter la culture panaméenne à l’étranger. Bien que visant un soutien important des acteurs culturels panaméens, l’INAC ne limite donc pas son action à ses frontières nationales dans une logique d’hermétisme total vis-à-vis de l’extérieur.
Le Panama, une mosaïque d’influences culturelles
Le soir du 30 mars 2019 au Parque Omar, devant une jeune foule survoltée attendant l’apparition du chanteur portoricain Residente, invité à l’occasion du festival MUPA organisé par la ville, la directrice du Pôle Culture et Éducation citoyenne de la Municipalité de Panamá, Alexandra Schjelderup, prononce un discours plaçant l’événement dans la lignée des célébrations des 500 ans de la capitale : « Seguimos en busca de nuestro ADN cultural. ¿Quién aquí tiene raíces de España? ¿de Italia? ¿de África? ¿Indígenas? ». D’autres racines sont exhumées – portugaises, colombiennes, antillaises… À chaque adjectif, une partie différente du public réagit et manifeste bruyamment son identification à l’une ou l’autre ascendance. Les descendant.e.s d’Étasunien.ne.s, (à dessein?) oublié.e.s, se taisent.
Cette anecdote illustre la pluralité des origines des habitant.e.s de Panama, territoire au carrefour géographique, commercial et stratégique des deux Amériques. Aujourd’hui, certaines de ces origines sont reconnues pour avoir forgé l’identité panaméenne. D’autres, liées à des événements encore douloureusement proches de l’histoire du pays, sont tues malgré leur apport tout aussi patent.
« Un crisol de razas »
L’expression que j’ai choisie pour cette section consacrée aux apports culturels de groupes non-dominants de la société panaméenne, que l’on peut traduire par « creuset de races », illustre parfaitement la tradition d’immigration par laquelle se forme, s’étoffe et se pense aujourd’hui encore l’identité panaméenne. « Crisol de Razas » est aussi bien le nom d’un programme de régularisation migratoire qu’un leitmotiv utilisé dans un contexte formel ou non par les habitant.e.s de la République. Cette reconnaissance des apports de certains groupes sociaux identifiés par leur couleur de peau, leur origine nationale ou leur appartenance ethnique s’est cependant constituée de manière progressive et inégale.
Comme de nombreux pays d’Amérique latine, le Panama compte plusieurs peuples indigènes dans sa population. Selon le recensement de 2010, un.e Panaméen.ne sur huit se définit comme tel.le. Parmi les huit « groupes ethniques » identifiés par le recensement, le plus important numériquement est le peuple ngäbe, localisé dans sa grande majorité à l’ouest du canal et en particulier dans la comarca* Ngäbe Buglé, l’une des cinq circonscriptions politiques indigènes du pays. Les deux comarcas du Darién sont principalement habitées par les Emberás qui constituent le dernier des trois principaux groupes indigènes de Panama.
L’ombre d’une domination coloniale : les États-Unis
Parmi les influences étrangères notables dans l’isthme, la présence étasunienne est sans conteste la plus ancienne et la plus problématique. La longue et complexe histoire des liens entre les deux nations a toujours des échos dans le Panama actuel.
Dans un récit historique à charge et détaillant minutieusement les manœuvres étasuniennes en vue de s’assurer un contrôle du passage isthmique, Gregorio Selser fait remonter les intérêts étasuniens dans la zone au milieu du XIXe siècle. À cette époque, la Panama Railroad Company permet aux nord-américains de se rendre sur la côte ouest de leur territoire sans traverser de part en part les régions, largement inexplorées par les colons, du centre des États-Unis actuels. Sous la présidence de Theodore Roosevelt et après la tentative française, infructueuse, deux hypothèses de percement d’un canal dans l’isthme centraméricain sont étudiées : une par le Nicaragua, l’autre par le Panama. Une campagne de propagande pro-Panama menée par le français Philippe Bunau-Varilla (principal actionnaire de la compagnie liquidatrice de l’entreprise française), en accord avec la population panaméenne (en particulier les élites) qui voient dans la construction du canal un moyen de maintenir leur richesse économique, pousse Roosevelt à choisir cette option. Le traité Hay-Herrán, cédant aux États-Unis les droits de l’entreprise et approuvé par des notables panaméens comme Nicanor Obarrio, Federico Boyd et Manuel Amador Guerrero, est rejeté par le gouvernement colombien.
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Table des matières
Introduction
I. Une institution dans un espace au croisement des influences culturelles mondiales
A. L’héritage spécifique de la France en Amérique latine et au Panama
1. L’Alliance Française, la culture et l’Amérique latine
2. La France au Panama et l’Alliance Française dans le monde : développement croisé d’intérêts économiques et culturels
3. Des représentations mutuelles limitantes
B. Le Panama, une mosaïque d’influences culturelles
1. « Un crisol de razas »
2. L’ombre d’une domination coloniale : les États-Unis
C. Soixante-dix ans d’Alliance Française au Panama
1. Histoire d’une institution ancienne et multiforme
2. Le service culturel de l’Alliance Française et les autres acteurs français de l’étranger
II. Créer l’événement à Panama City
A. S’insérer dans un environnement culturel dynamique et en pleine mutation
1. Les opérateurs de la culture et leurs publics à Ciudad de Panamá
2. Les stratégies de coopération institutionnelle de l’Alliance
B. Présenter une programmation ample en fonction de multiples paramètres
1. Un ensemble d’objectifs et de contraintes
2. … auxquels répondent des moyens ambitieux
C. Diversifier ou fidéliser ses publics ?
1. La communication
2. Profils de publics et buts de consommation
3. Motivations et freins communs à différentes catégories de publics
4. Portées et limites des solutions proposées par l’Alliance
III. La programmation au concret : études de cas
A. Un rendez-vous annuel au croisement des enjeux et stratégies programmatiques de l’Alliance : la Fête de la Musique 2019
1. Enjeux anciens et nouveaux de la Fête de la Musique au Panama
2. Une co-organisation en étoile
3. Sens, portée et limites des choix d’espaces avant tout hors-les-murs
4. Résultats contrastés d’une prospection vers de nouveaux publics
B. Un projet évolutif : les rencontres ArtBox Digital
1. Prémices incertains d’une proposition atypique
2. La production maîtrisée d’un format expositif innovant
3. Une communication plus ou moins partagée
4. … pour une réception en demi-teinte
Conclusion
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