« Dans 50 ans, il se peut qu’il ne soit plus possible de monter à cheval. Nous devons justifier nos méthodes tant à l’hébergement des chevaux qu’à l’entrainement. Il faut que nous soyons vigilants pour qu’on ne nous interdise pas de monter en disant que c’est de la torture. » .
Cette déclaration de Sébastien Jaulin, cavalier professionnel au haras de Hus, a été prononcée au cours des Assises de la filière équine le 7 novembre 2019, créant l’étonnement général. Elle est avant tout un avertissement adressé aux professionnels de l’ensemble du secteur équin.
En 2015, j’ai intégré le mastère professionnel Sciences et management de la filière équine (MESB) à Agrosup Dijon. Notre marraine de promotion, Emmanuèle Perron-Pette nous a demandé pour le module de Conduite Opérationnelle de Projet (COP) de lui établir un état des lieux sur la situation d’indifférence des médias vis-à-vis des sports équestres et de lui proposer un « plan de bataille » pour la médiatisation des Championnats d’Europe de dressage et de saut d’obstacles qui devait se tenir en 2017 à Göteborg en Suède. Lors de l’évaluation des forces, faiblesses, opportunités et menaces (analyse SWOT) de la médiatisation des sports équestres, nous avons identifié la montée de l’animaliste dans la société comme une menace au traitement journalistique des compétitions équestres.
Lors de l’exposé des conclusions du rapport, cette menace n’a pas été retenue par les professionnels du secteur équin présents ; ils estimaient être à l’abri car les critiques portaient avant tout sur les productions animales. Force est de constater cinq ans plus tard que la question de la montée de l’animalisme est devenue particulièrement prégnante pour tous les métiers incluant des animaux dans un collectif de travail. À la suite des productions animales, la critique animaliste s’est diffusée à l’élevage paysan, puis aux cirques avec animaux au cours de l’automne 2017. De nombreuses communes en France et à l’étranger ont proscrit la tenue de spectacles circassiens avec des animaux dits sauvages ; et le projet de loi déposé par le député de la République en marche, Loïc Dombreval, en décembre 2020 lors d’une niche parlementaire entend entériner l’interdiction des cirques avec animaux sous deux ans après la promulgation de la loi.
L’idéologie animaliste repose sur une représentation négative et pessimiste de la domestication. Depuis dix millénaires, six mille ans pour les chevaux, les animaux seraient exploités, maltraités, « esclavagisés ». Il faudrait donc libérer les animaux domestiques du joug de l’homme. Le secteur équin est par conséquent lui aussi amené à faire face aux critiques de plus en plus virulentes des associations de la cause animale qui somment les professionnels de répondre de la qualité de leurs relations avec les équidés. Au regard de la montée de l’animalisme dans la société occidentale, soutenue par des universitaires et relayée de plus en plus massivement par les journalistes et les réseaux sociaux, la déclaration interrogative de Sébastien Joulin devient particulièrement pressante : pourrons-nous encore vivre et travailler avec des animaux demain ?
Mais avant de couper nos liens aux animaux, interrogeons-nous sur ce qui fonde la domestication. En a-t-il toujours été ainsi ? Pourquoi, alors même que la technologie nous permet de nous passer des animaux, continuons-nous d’entretenir et de renouveler nos relations avec eux ? En effet, au processus d’exclusion des animaux prôné par les animalistes s’oppose un processus de ré-inclusion des animaux dans des secteurs où ils avaient disparu, à l’instar des chevaux en ville, en forêt et dans les vignes. Chevaux qui paraissent également dans des lieux improbables comme Peyo, le cheval qui va au chevet des malades dans les hôpitaux
De l’Orient à l’Occident, de l’Arctique à l’Antarctique, il n’existe pas de communautés humaines coupées de tous liens avec des animaux familiers. Ce lien aux animaux est d’ailleurs un point saillant de la mutation de l’homme préhistorique. Les premières recherches débutent en ce domaine au XIXe siècle, avec les travaux de Charles Darwin en Angleterre et ceux de Isidore Geoffroy de Saint Hilaire pour la France. Ce dernier distingue trois états de relations avec les animaux : la captivité, l’apprivoisement et la domestication. À partir des années 1960, l’ethnologue André Georges Haudricourt analyse les processus domesticatoires des sociétés préhistoriques sous le prisme des techniques, et des moyens d’action sur l’animal. Désormais, les humains doivent assurer tant la protection que l’alimentation afin de faciliter la reproduction des espèces domestiquées et d’en obtenir des produits. Dans un second temps, c’est au contact des animaux que se sont complexifiées et diversifiées les activités et l’obtention de produits plus spécifiques tels que le lait. Pour l’anthropologue Alain Testart, la domestication a permis l’émergence d’une proto-économie dont découle une hiérarchisation sociale. Ces travaux concluent à une ontologie rationaliste de la société occidentale moderne puisant ses racines dans un essentialisme économique et hiérarchique au Néolithique.
· La domestication : une « monstrueuse cohabitation » ?
Cette ontologie appuyée sur le paradigme de la domination permettrait de comprendre nos rapports aux animaux. D’après Jean Pierre Digard, disciple d’Haudricourt,
« l’homme a domestiqué et domestique encore aujourd’hui avant tout pour satisfaire son besoin intellectuel de connaissance et sa compulsion mégalomaniaque, de domination et d’appropriation du monde et des êtres vivants. Son zèle dominateur ne s’explique pas autrement que par la recherche de la domestication pour elle-même et pour l’image qu’elle lui renvoie d’un pouvoir sur la vie et les êtres. » .
Spécialiste du cheval et des techniques équestres, Digard voit dans la domestication à la fois tardive (à partir du milieu du Néolithique) et interminable de cet animal le point d’orgue de ce zèle dominateur de l’homme.
Du Paléolithique au milieu du Néolithique, les relations entre humains et chevaux relevaient uniquement de la chasse et de l’art au vu des peintures rupestres des grottes de Chauvet et de Lascaux.
Les premières traces de domestication du cheval remontent à la fin du Néolithique et à l’âge du bronze en Asie Centrale. Les travaux de Marsha Levine indiquent le site du Botaï au nord du Kazakhstan comme étant le premier site fiable pour évoquer la domestication du cheval. La faune du site fait état de très nombreux ossements d’équidés, de présence de mors servant à les conduire et de résidus de lait. Ces éléments analysés au carbone 14 établissent des premiers apprivoisements d’individus puis leur domestication entre le IVe et le IIIe millénaire av. J.-C. Une domestication secondaire sur des sites plus disséminés se développe au IIe millénaire av. J.-C. Elle atteste de la diversification de l’emploi des chevaux : charrerie, cavalerie à des fins guerrières et de nomadisme. Pour Digard, le cheval est l’espèce qui a le plus contribué à la modélisation des sociétés et des civilisations. Envahissant leur culture tant matérielle que symbolique, le cheval incarne la richesse, le pouvoir de l’homme sur la nature et la hiérarchisation des humains.
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Table des matières
Introduction générale
Chapitre 1. Anthropos et Hippos : une brève histoire de cette communauté de destin
I] Quelques repères historiographiques des relations de vie et de travail anthropoéquines
I.1) La place du cheval dans l’histoire des animaux
I.2) La place du cheval dans l’histoire du travail
II] Prolégomènes aux relations historiques entre humains et chevaux
II.1) Fonctions manifestes et fonctions latentes
II.2) L’univers symbolique du cheval
III] Quelques jalons de l’histoire des relations de vie et de travail anthropoéquines
III.1) Aux débuts de l’histoire occidentale des relations anthropoéquines
III.2) Le triomphe du cheval au Moyen-Age
III.3) La fonction éducative et distinctive du cheval à l’Epoque moderne
III.4) Le chamboule tout du XIXe siècle
IV] D’un monde à l’autre
IV.1) Les transformations de l’équitation militaire
IV.2) De la société industrielle à la société de service
Chapitre 2 : Anthropos et Hippos en 2020. Transformation et pérennité de la communauté de destin
I] La composition du secteur équin et de ses segments professionnels
I.1) La composition et l’évolution de l’emploi dans le secteur équin français de 2010 à 2020
I.2) L’évolution et les types d’emplois des chevaux dans le secteur équin
II] Les menaces économiques internes et externes auxquelles le secteur équin français doit répondre
II.1) Les principales menaces économiques
II.2) Les arguments complémentaires à la fragilisation économique du secteur équin
III] La métropolisation de la France, une perte de lien avec les chevaux ?
IV] Vers des lendemains artificiels ?
V] Les équidés dans la tourmente animalitaire
V.1) Le cas du cheval dans la promotion de l’animal sujet
V.2) Les critiques animalistes à l’encontre des relations anthropoéquines
Conclusion générale
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