– La production du Nigel Farage Show : genre, forme, métadiscours
« and thatis the joy of LBC . . . this show (.) is far more yoursthan it is (.) mine. » n– Nigel Farage Avant d’aborder l’étude de la scénographie de l’émission, ainsi que du discours qui s’y déploie, il n’est pas superflu de situer d’abord celle-ci dans une « culture » au sens où l’entend Pascal Ory : « l’ensemble des représentations collectives propres à une société et des pratiques sociales nécessaires à leur production, leur diffusion et leur réception » . Projet compliqué s’il en est, puisqu’il est ici non seulement question du contexte mais aussi des représentations à l’œuvre autour d’un mode de production et d’un format, d’un « imaginaire du support » pour reprendre l’expression de Mélodie Simard-Houde (33). C’est parce que le Nigel Farage Show s’inscrit en effet au cœur d’un imaginaire du talk showpolitique et interactif, qu’il joue sur ses codes et s’insère dans la trame d’une image déjà construite, renforcée par la figure surplombante de Nigel Farage et l’histoire de la station radio LBC, qu’il nous paraît nécessaire de commencer par là l’analyse.
Une scène générique pré-existante : le talk show politique et les émissions interactives
En parallèle de ses activités de parlementaire européen jusqu’au retrait du Royaume Uni de l’UE, Nigel Farage semble amorcer une reconversion en tant qu’animateur d’une émission quotidienne sur la station LBC. Cette inscription dans un nouveau champ , distinct en bien des points du champ politique dans lequel Nigel Farage évolue également et avec lequel il est aisément associé, convoque des traditions, des imaginaires et des cadres institutionnels préexistants qui imposent leur influence sur le cadre de production concret de l’émission. L’émission The Nigel Farage Shows’inscrit dans un ensemble de pratiques déjà établies et donc repérables, dont il s’agit de retrouver l’emprunt, le détournement ou la réinvention par Nigel Farage. C’est ce que Ruth Amossy désigne sous le terme de « scène générique », au sens du « genre comme institution discursive » (36) qui conditionne la présentation de l’image de soi d’un locuteur – ici, en l’occurrence, Nigel Farage lui-même, ainsi que ses auditeurs et invités. Tous endossent des rôles, choisissent un « scénario » « au sein d’un arsenal préexistant » (ibidem) déterminé par le genre du talk showpolitique.
Une scène englobante atypique : LBC à la recherche des auditeurs
Lorsqu’elle est diffusée pour la première fois sur les ondes le 9 janvier 2017, l’émission de Nigel Farage s’insère parfaitement dans l’offre radiophonique et la grille de la station LBC,coutumière du format talk, des émissions interactives et des animateurs issus du monde politique. Il paraît opportun de commencer par présenter la station et ses spécificités, ainsi que le style de discours médiatique qui s’y déploie et qui la distingue d’une chaîne comme la BBC par exemple.
En effet, on se doit d’être ici attentif à la logique de la « machine médiatique » dans laquelle les « positionnements discursifs » sont aussi des « positionnements concurrentiels » (Becqueret, « Un modèle d’analyse » 205) : les émissions interactives telles que le Nigel Farage Show, qui plus est dans le cadre d’une station commerciale, doivent adapter leur programmes dans le but de « conserv[er] de leurs auditeurs », tandis que la logique marketing se soucie elle du « marché publicitaire et des annonceurs » (ibid.). Il nous semble pourtant, de notre point de vue, que la dernière logique vise elle aussi à faire de l’émission un « produit porteur », sur les réseaux sociaux et les autres canaux modernes de communication et de promotion, pour attirer les vues et les écoutes, et rentabiliser la production. Pour saisir la singularité de ces deux logiques et voir si elles se rejoignent, il nous faut donc nous intéresser plus en détail à l’histoire et au fonctionnement de LBC.
Une alternative à la BBC
Avec la naissance des radios commerciales dans les années 70, et de LBC en 1973, naît aussi le format et le genre du talk showinteractif au Royaume-Uni. En effet, avant cette date, la situation quasi-monopolistique de la BBC impose un format journalistique rigide dans la présentation des actualités, qui ne laisse que peu de place à la voix des auditeurs. Cette particularité résulte des origines mêmes de chaîne publique et des valeurs sa figure tutélaire, John Reith , liées à une conception du service public comme devant apporter le meilleur aux auditeurs, loin des tendances condamnables du secteur commercial et de son goût pour le scandale et l’excès : Reith soon came to the conclusion that broadcasting was a precious national resource—too precious to be used merely to deliver audiences to wireless manufacturers (or to any other commercial interest) by the easiest, hence most frivolous, form of content. (Crisell 14)
Ce contexte culturel influe sur le développement institutionnel de la BBC, qui sépare très tôt l’actualité des programmes de commentaire et d’analyse (« news » et « talk »), dès 1935 . Par la suite, si certains programmes s’ouvrent peu à peu au micro-trottoir et à un rendu moins compassé de l’actualité, le poids des traditions radiophoniques reste fort : il faut toujours un journaliste pour « transmettre », relayer, expliquer l’information. La radio telle qu’elle est produite par la BBC jusque dans les années d’après-guerre reste donc bel et bien un média au sens le plus proche de la position de médiation : It was certainly the case that the radio Reithians were dismissive of unmediated sound, be it vox pop, actuality or the caller on a phone-in.
La réticence à faire entendre la voix et l’opinion des auditeurs reste forte, comme le démontre cette remarque de Michael Green, le créateur du programme File on Four : [. . .] as in ‘what do you think of Gordon Brown’s leadership?’ Instead File on Four would ask ‘what were your experiences?’ Vox pop and phone-ins are people letting off steam usually in a pretty ill-informed way. (cité paChignell, Public Issue145) Certes, la forme du micro-trottoir est utilisée dans les premières diffusions du programme Today, tandis que les premières émissions avec des appels d’auditeurs sont émises sur les antennes locales de la BBC : la première de ce genre est recensée en 1968 sur BBC Radio Nottingham.
Pourtant, la méfiance demeure. Il existait donc une place certaine pour développer ce genre de programmes aux côtés de ceux déjà existants sur la radio publique , une place pour des innovations en termes de formats et styles qui advient en dehors des ondes publiques . Le changement advient après la Seconde Guerre Mondiale, avec tout d’abord la concurrence des radios musicales pirates dans les années 60, puis l’arrivée des radios commerciales dans les années 1970. En ce qui concerne notre analyse, LBC naît d’une volonté politique,celle des Conservateurs, d’ouvrir les ondes à la concurrence avec le secteur commercial. Dans les années 60, les « Tories » en font une promesse de campagne et l’inscrivent dans leur programme de 1970, « A Better Tomorrow ». Arrivés au pouvoir avec le premier ministre Edward Heath, les Conservateurs publient un premier livre blanc en mars 1971 qui fixe les contours du futur secteur commercial radiophonique (An Alternative Source of Broadcasting). Placé sous l’autorité de la IBA ( Independent Broadcasting Authority) qui devient plus tard l’autorité de régulation nommée Radio Authority, le nouveau secteur devient la « radio locale indépendante » (Independent Local Radio, ILR) et apparaît comme un compromis avec le système existant.
Un leader politique charismatique
Nigel Farage est par la suite réélu en tant que député européen en 2004, 2009 et 2014, mais échoue sept fois à se faire élire député à la Chambre des communes. Il prend la tête du parti UKIP à partir de 2010 et le mène au succès des élections européennes de 2014, où le parti obtient plus de sièges au Parlement européen que les autres partis britanniques. Malgré son propre échec à se faire élire dans la circonscription de South Thanet aux élections législatives de 2015, le UKIP arrive troisième (devant les Libéraux-démocrates) en termes de voix. Surtout, le parti, et à travers lui Nigel Farage, parvient à polariser les débats et obtient de David Cameron la promesse d’organiser un référendum sur la sortie potentielle du Royaume-Uni de l’Union européenne. La campagne qui précède la tenue du référendum, le 23 juin 2016, voit s’affronter deux camps qui n’hésitent pas à se servir de polémiques et de coups d’éclat pour tenter d’emporter l’adhésion. Du côté des pro- Brexit, tandisque Boris Johnson promet que la sortie permettra d’allouer au service de santé britannique, la NHS, 350 millions de livres en plus par semaine, Nigel Farage fait scandale en posant devant une affiche montrant une longue file de migrants avec le slogan : « L’Europe nous a tous fait échouer.
Nous devons nous libérer de l’Europe et reprendre le contrôle de nos frontières ».
La parole aux auditeurs : comment participer ?
La parole des auditeurs « ordinaires » se donne à entendre dans le cadre d’une mise en scène de la parole anonyme, au sens où l’entend Christophe Deleu : Nous définirons les anonymes comme les individus qui parlent en leur nom propre, à l’inverse des porteparole, des experts, des sages ou de ceux que Morin appelle « les Olympiens », les stars, qui « sont en constante représentation dans le monde ». (9)
Ces paroles initialement privées deviennent donc publiques par un jeu de sélection (au standard) sur lequel les locuteurs eux-mêmes n’exercent pas de contrôle. Cependant, une fois à l’antenne, ceux-ci peuvent « jouer la carte » de la coopération, c’est-à-dire se prêter au jeu de ce qui leur est demandé, s’attirant les bonnes grâces du présentateur qui trouve là des partenaires de spectacle idéaux. Le discours radiophonique est alors produit de manière interactive et surtout collaborative (Brand et Scannell 218). Il s’agit donc ici de déterminer les règles pratiques auxquelles les auditeurs doivent se conformer afin d’adopter les rôles situationnels correspondants : When a word is spoken, all those who happen to be in perceptual range of the event will have some sort of participation status relative to it. The codification of these various positions and the normative specification of appropriate conduct within each provide an essential background for interaction analysis… (Forms of Talk 3)
Pour cela, on se doit donc dans un premier temps d’éclaircir l’identité des participants à l’émission, qui ne sont pas uniquement des anonymes, de déterminer la nature de leur participation, et de mesurer l’étendue de la diversité des discours ainsi présentés à l’antenne.
Une parole aux formes multiples et contraintes
Il faut souligner d’abord que la parole des auditeurs anonymes cohabite avec celle des invités, au statut d’experts : qu’il s’agisse d’hommes politiques (Ted Malloch, Ian Paisley, Vince Cable et Peter Bone…), de journalistes de la chaîne (Theo Ashwood, Simon Marks), d’experts (Margaret Gilmore) ou de témoins locaux (Wade Smith, Jim Kemp) . Précisons immédiatement pourtant qu’elles ne se mélangent pas : c’est toujours avec le présentateur que se fait le dialogue, établissant de fait une étanchéité entre discours experts et discours profanes. Dans notre corpus, un unique cas semble transgresser cette règle : à l’occasion de la venue de Peter Bone, Nigel Farage appelle ses auditeurs à lui envoyer par message les questions qu’ils aimeraient lui poser. Ces messages sont ensuite pris en voix par Nigel Farage.
En comparant ce passage avec l’extrait précédent, remarquons que l’auditeur Peter, s’il engage effectivement un dialogue assez long avec Nigel Farage (deux tours de parole chacun, d’une durée relativement longue), semble surtout empêché de continuer plus en avant sa critique de Donald Trump et de Nigel Farage réunis – ce qui n’était pas le cas de Karen. Un autre élément doit être pris en compte : l’appel de Peter est le premier de l’émission, Karen le dernier : dans ce cas, laisser « courir » le discours de Karen peut être une stratégie afin de terminer l’émission (qui plus est, sur une note qui va dans le sens de Nigel Farage), sans qu’il n’ait besoin de faire appel à un nouvel auditeur dont la contribution sera forcément très courte. Au contraire, on conçoit qu’en début d’émission, le présentateur souhaite donner un certain rythme aux interventions, afin d’animer l’émission.
De plus, il apparaît que la forme même de la question soumise aux auditeurs pendant chaque émission produit nécessairement un certain type de réponses correspondantes. La plupart de ces questions sont en effet des interrogatives dites « fermées », « appelées ainsi parce que le nombre de réponses possibles forme un ensemble fermé, de taille limitée : yesou no, voire maybe, ou un autre jugement épistémique » . C’est le cas par exemple des onze premières diffusions du Nigel Farage Show , dont on peut citer ici « Does Theresa May Need to Be Clearer With Her Brexit Plan? » (09.01.17) ; « Is Labour Doomed Under Corbyn ? » (10.01.17) ; « Have You Changed Your Mind on Trump ? » (16.01.17). Cette forme domine toute la première saison du Nigel Farage Show, jusqu’aux dernières émissions : « Do You Have More Faith in the IMF or Forbes Report? » (20.12.17). Outre qu’elles restreignent donc le nombre de réponses possibles, en les orientant nécessairement vers des prises de position pourou contre, certaines de ces questions sont définies de telle sorte qu’elles se placent dans un registre axiologique : « Is It RightThat Sometimes Our Leaders Cannot Tell Us the Truth? » (23.01.17) ; « Is It Right That a Country Puts up Physical Borders? » (25.01.17) ; « Was the DUP Rightto Scupper the Deal ? » (04.12.17), jusqu’à la dernière émission de la saison 2017, qui fait appel, sans aucune équivoque, à une échelle de valeurs : « Is Nationalism a Bad Thing? » (21.12.17). Ces questions deviennent parfois des affirmations à débattre, plus ou moins contre-intuitives, destinées à faire réagir et à prêter attention aux arguments qui justifient une telle position : « If You’re against Trump’s Travel Ban, You’re against
Democracy » (30.01.17). On note aussi la présence de certaines questions fermées constituées du modal « should » : « Should Trump Talk to Putin ? » (11.01.17) ; « Should Amber Rudd’s Speech Have Been Investigated as a Hate Incident ? » (12.01.17) : la suggestion appelle ici à un avis et à la participation des auditeurs. Ces derniers sont donc appelés à devenir les juges d’une personnalité politique, de son action ou de ses idées, et, dans le cas par exemple de l’émission du 10 janvier 2017, à noter le travail de Jeremy Corbyn à la tête du Parti travailliste. Cette évaluation, qui comporte une dimension « ludique » et divertissante, puisque certains n’hésitent pas à lui donner un score déplorable à la grande joie de Nigel Farage, reflète une tendance médiatique plus large à faire surgir des « opinions » en confrontant des points de vue contradictoires. Les médias jouent un rôle de provocateur de parole, à l’aide d’une activité discursive qui consiste à produire du questionnement. (Charaudeau et Ghiglione 33)
Une autre manière, à notre sens, d’orienter, voire de restreindre la parole des auditeurs à un certain nombre de thématiques ou d’arguments est réalisée par Nigel Farage dans ses entrées en matière, lorsqu’il pose la question du jour. Dans la seconde moitié de notre corpus (les émissions de décembre 2017), il s’emploie en effet à suggérer une pluralité de réactions possibles pour les auditeurs, de postures qui justifieraient un appel à participer à l’émission. Il s’agit a priori d’une manière de faire en sorte que les auditeurs ne dévient pas trop du thème du jour : Nigel Farage: if you believeactually (.) one flagone anthemone stateit’s what Europe needs to be. (.) then call me on o three four five (.) six o (.) six o (.) nine seven three. or maybe you think hmm (.) actually(.) I didvote Remain but ((chuckling)) I’m rather happy (.) that we’re not still part of this and we will be leaving hopefullyat some point .h then text toeight four eight five o(.) or (.) if like me (.) you think this in fact wasthe secret plan all alonguh and that actually(.) it won’t now mean (.) that just the UK leaves many other countries are probably likely to do the samethen tweetusing the hashtag Farage on LBC (.) at LBCwatch me on Facebook commentthere (.) too! (F:07.12.17.0-1)
Nigel Farage: what do you think? (.) is it right for MPs to have a sayon whatever the final deal is call me let know your views ono three four five (.) six o (.) six o (.) nine seven three. .h if you think (.) >no no actuallyI’m really worried about this cos allthat will happen (.) is MPs will try(.) to overturn the will of the people then text toeight four eight five o< .hh uh or perhaps (.) you think (.) you know what we’ve had our say already this is really ridiculous then you can tweet using the hashtag Farage on LBC at LBC you can watchme on Facebook I’m live here in the European Parliament. (F:13.12.17:0-1)
De la même manière, afin d’évaluer le bilan de Donald Trump un an après son élection, Nigel Farage propose aux auditeurs un ensemble de points à aborder, selon un ordre très précis que viennent scander des adverbes (« firstly », « secondly ») et des verbes incitateurs (« suggest ») : Nigel Farage: I’m asking you (.) how do you think Trump’s doing a year in .h and I suggest (.) that you try and measurehis success or failure by firstly(.) foreign policy. how has he looked on the world stage is he right(.) to have sounded the alarm(.) about North Korea. secondlydomestic policy. he struggled (.) until he got tax reform through. he struggled (.) to get much through (.) Congressuh but quite a lot of deregulation has been going on at state level the economy. how he is doing with the economy? he promised growth (.) he promised jobs. .h and perhaps fourthly and most controversially (.) how is he doing in terms of style. what do people think about a man that tweets a man that (.) .h accuses the mainstream media of producing fake news? I (.) I would suggest folks there are the markers on which we should judge whether we think nearly a year in he’s doing well or doing badly! (F:12.12.17:0-1) Par la suite, la plupart des auditeurs suivent cet « itinéraire balisé » en répondant à l’une ou à plusieurs de ces questions. Avant de nous intéresser plus en détail aux régimes de parole à la disposition des auditeurs dans ce cadre précis, il est nécessaire de tenter d’en dresser un portrait plus clair : qui sont ceux qui appellent, commentent, regardent et écoutent l’émission, quelles sont les formes de ces différentes participations, et sont-elles équivalentes?
« A civilised, grown-up debate » : converser ou se confronter ?
Ainsi qu’il le souligne à loisir dans son émission, Nigel Farage souhaite organiser la mise en tension des opinions et des points de vue dans un espace où il occupe lui-même un rôle pour le moins ambigu, puisqu’il défend souvent une position que les auditeurs sont appelés à discuter. Or, dans le même temps, Nigel Farage quitte fréquemment le régime de l’opinion pour se placer sur un plan où il entend expliquer et éclairer les enjeux d’un sujet de la manière « la plus objective possible », pour reprendre ses propres termes : Nigel Farage: so my question to you (.) is are you pleased (.) that we’re going to leave the single market or are you one those people (.) perhaps you were (.) a Remainer who’s really worriedabout what that meansuh and I’m quite prepared you know over the course of this next hour to talk to you (.) about what the upsides and the downsides of that are. and I will do it (.) as objectively as I possibly can no honestly(nous soulignons –F:17.01.17:0-5)
Ainsi, face aux différents cadres de participation laissés à l’usage des auditeurs, Nigel Farage fait montre d’un positionnement équivoque qui entremêle le discours d’expert (ou d’expérience, en tant qu’homme politique qui connaît les « rouages » et les coulisses du monde politique) et l’idéologie, puisqu’il ne fait nul mystère de ses positions et de ses adversaires. Dans ce cas, quelle est la place laissée à la pluralité des opinions ? Qu’implique la position hybride de Nigel Farage, déjà en situation de supériorité technique à l’antenne ? Comment sont gérées les situations de confrontation ? Ces questions constitueront le fil de notre réflexion.
L’idéal de la conversation policée : couper court au conflit ?
La manière dont est censée se dérouler la confrontation des points de vue est rigoureusement définie tout au long des émissions, quitte à devenir un leitmotiv insistant dans les propos de Nigel Farage. Le discours tenu à l’antenne doit se maintenir à l’intérieur d’un cadre où le respect des arguments de l’interlocuteur prime sur ses positions idéologiques. En d’autres termes, là où les talk showsaméricains n’hésitent pas à verser dans la surenchère et la calomnie, Nigel Farage ne cesse de rappeler un certain idéal de conversation, dans lequel les échanges observent les règles de la civilité, soit un échange policé et « civilisé » (nous soulignons).
« Safe political talk » : l’entre-soi idéologique
Pour quelles raisons écoute-t-on le Nigel Farage Show ? Si l’on exclut pour l’instant les opposants aux idées de Nigel Farage, dont on peut supposer qu’ils souhaitent se mesurer à lui pour démontrer ses erreurs, que recherchent les autres, sympathisants ou partisans des positions du présentateur et député européen ? On a suggéré qu’un certain attrait de l’émission repose sur sa dimension didactique, à travers laquelle Nigel Farage façonne son propre récit des négociations du Brexit, de la présidence Trump, en réaction à celui, biaisé, des élites établies, qu’elles soient politiques ou médiatiques. En ce sens, l’émission offre à des auditeurs méfiants à l’égard de ces élites l’occasion d’« être éduqué, plutôt que mal informé » , le choix de s’exposer à un récit plutôt qu’un autre. Ce sentiment de méfiance à l’égard des médias traditionnels, et parallèlement, de confiance à l’endroit de Nigel Farage, s’exprime particulièrement lorsqu’il est question de l’attitude des médias dominants au sujet de thèmes controversés (Trump, l’immigration, le racisme).
Le discours de confrontation
Nous nous appuyons ici sur l’analyse de Ian Hutchby, qui étudie la spécificité des confrontations dans les talk showsen utilisant les ressources de l’analyse conversationnelle. Il pose ainsi que les positions (« footings ») occupées par chacun des protagonistes à l’antenne (hôte, invité) impliquent une distribution inégale des ressources nécessaires pour débuter, poursuivre et clore une dispute. Hutchby se refuse donc à prendre en compte des facteurs extérieurs à l’interaction (des facteurs historiques, sociaux, idéologiques) qui conditionneraient en parti le contenu des échanges, à l’insu même des locuteurs. Telle est la position par exemple défendue par Norman Fairclough et l’analyse critique du discours (Hutchby, Conversation Analysis 32-33). Pour les partisans de l’analyse conversationnelle, en revanche, les participants sont conscients des éléments contextuels et tentent de les modifier pour prendre l’avantage. C’est donc une approche fondée sur l’observation locale des interactions et sur la manière dont celles-ci sont constamment négociées, produisant ainsi des rapports de pouvoir toujours susceptibles d’être modifiés : CA is not in favour of the view that power relations somehow pre-exist and determine the course of actual concrete encounters; but by focusing on the local management of talk-in-interaction this approach can in fact provide compelling accounts of how power comes to operate as a feature of, and is used as a resource in, institutional interaction. (ibidem33)
Les effets de pouvoir et de domination sont alors envisagés comme dépendant de la répartition différenciée des ressources discursives : « power is viewed in terms of differential distributions of discursive resources » (ibid.). Il s’agit dès lors de prêter une attention particulière au contexte, c’est à-dire à la manière dont les énoncés sont façonnés par celui-ci et le façonnent à leur tour (« contextshaped and context-renewing », Hutchby, Confrontation Talk 10).
Dans la perspective de l’analyse conversationnelle, on se propose d’étudier les échanges les plus antagonistes du Nigel Farage Show. Rappelons tout d’abord la distinction opérée par Hutchby entre les « oppositions aggravées » et les « oppositions mitigées » (Confrontation Talk 24), ces dernières étant signalées, comme on l’a vu, par des marqueurs d’atténuation. Certains changements de position (« footing ») opèrent de la même manière. Ainsi, dans le Nigel Farage Show, il arrive que Nigel Farage tente de modérer le conflit en attribuant à des personnes extérieures une opinion qu’il se contente, en apparence, de simplement soumettre à son interlocuteur : Nigel Farage: there are some people out there I mean Richard Kemp for example .h uh former (.) UK military commander has made the argument that (.) we simply haven’t got the resources.h uh the money (.) the people to constantlymonitor particularlythe threethousand people .h that are on this list and he’scome to the view and others have as well .h that I’m not saying I subscribeto this! but .h there is an argument that says actually these people should all be locked up (.) right now .h no questions asked. .h uh how how do you respondwhen people put forward that argument?
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Table des matières
Remerciements
Introduction
CHAPITRE 1 – La production du Nigel Farage Show : genre, forme, métadiscours
I. Une scène générique pré-existante : le talk show politique et les émissions interactives
Le précédent américain
Choix formels, choix éditoriaux
Cadre axiologique et imaginaire du talk showpolitique
II. Une scène englobante atypique : LBC à la recherche des auditeurs
Une alternative à la BBC
Imaginaire et audimat
« Farage on LBC » : radiomorphose et naissance d’une émission
III. Nigel Farage, après la politique ?
Un ancien employé de la City de Londres
Un leader politique charismatique
Un homme en exil ?
IV. Quelle équipe de production ?
Le standard : encadrer la participation des auditeurs
Techniques et technologies du Nigel Farage Show
CHAPITRE 2 – Performance et situation d’interaction au sein du Nigel Farage Show
I. Postures médiatiques et variations scéniques de Nigel Farage
Un spectacle et sa scénographie
S’adresser au public : l’ordinaire de la conversation
Divertir les auditeurs : la « familiarité gouailleuse »
II. La parole aux auditeurs : comment participer ?
Une parole aux formes multiples et contraintes
Qui sont les auditeurs ?
Que dire ? L’opinion, le partage et la critique
III. « A civilised, grown-up debate » : converser ou se confronter ?
L’idéal de la conversation policée : couper court au conflit ?
« Safe political talk » : l’entre-soi idéologique
Le discours de confrontation
CHAPITRE 3 – Consolider des discours et des publics
I. « Harmonised, homogenised, pasteurised » : la fabrique du discours eurosceptique
Bruxelles, source de tous les maux
« Go Global! » : la mondialisation et ses ambiguïtés
2016, le retour de l’État-nation
II. « Putting the ‘Great’ back into Britain » : construire un discours populiste et identitaire
« Us versus Them » : valoriser le nationalisme
Identifier la menace : l’immigration et le terrorisme
Le peuple contre les élites
Un discours radical et moralisant
III. Raconter la nation, imaginer une identité commune
Héroïser le présent
Raconter l’Histoire
Un royaume désuni
Vers la mobilisation ?
Conclusion
Annexes
Bibliographie
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