La problématique du sens dont il est question ici constitue l’un des tournants majeurs de la pensée de HUSSERL. Après les multiples innovations qu’a connu la trajectoire de la pensée depuis la révolution scientifique du 17e siècle, le monde intellectuel se retrouve confronté à un certain nombre de troubles. Troubles qui sont notamment relatifs au sort à réserver à la subjectivité humaine. En effet, victime d’une orientation positiviste et s’inscrivant dans une dynamique d’efficacité concrète et de résultats probants, la science en est venue à occulter la dimension purement individuelle au profit de la simple factualité. Avec cet «oubli » du sujet, ce sont les fondements mêmes de la philosophie qui se trouvent être ébranlés. En l’occurrence cette philosophie issue de DESCARTES dans un passé récent, à la suite de SOCRATE qui s’était déjà détourné d’une philosophie de la nature pour se consacrer à une philosophie du sujet. C’est en ce sens qu’HUSSERL estime : « depuis Socrate, la réflexion prend pour thème l’homme dans son humanité spécifique, l’homme comme personne, saisie dans sa vie communautaire de niveau spirituel ». A cet effet, l’esprit du « connais-toi toi-même » va se retrouver dans une mauvaise passe. Considéré comme le précurseur de la philosophie moderne, DESCARTES a, en effet, inauguré une nouvelle manière de philosopher. Dans un rêve génial de réaliser l’unité dans les sciences, il en appelle à une philosophie du sujet comme l’unique passage vers le savoir authentique. Ainsi, toute connaissance, en tant qu’elle se veut indubitable et absolue, doit effectuer ce retour à la subjectivité première ; elle seule est à même de garantir l’apodicticité du savoir et, partant, son universalité. En témoigne cette phrase de HUSSERL luimême : « ainsi c’est bien avec Descartes que commence en effet une façon totalement nouvelle de philosopher, qui cherche ses fondements ultimes dans le subjectif ». Philosophe allemand né à Prosznitz en Moravie en 1859, Edmund HUSSERL fonde la phénoménologie après une brillante formation mathématique. Témoin des diverses tergiversations de la pensée de son époque qui, au terme, pourraient porter un grand coup à l’humanité, il sent l’urgence de mettre en place une philosophie capable de parer à cette éventualité. C’est fort d’une telle conviction que la phénoménologie verra le jour. Aussi la phénoménologie revêt t-elle un caractère décisif dans l’histoire de la philosophie. «Fondée par Edmund Husserl, la phénoménologie, s’exprime BOUTOT, représente un des courants majeurs, sinon le courant majeur de la pensée Allemande du XXe siècle ».
En ce sens, elle va se consacrer essentiellement à refaire les déformations que connaissent le monde du savoir pour enfin sauver l’humanité de la perversion. Perversion qui est à mettre à l’actif d’une orientation qui s’est profondément éloignée de la subjectivité individuelle. Or, comme le pense HUSSERL, avec un tel état de fait, c’est la philosophie elle-même, en tant qu’elle est une branche sur laquelle doivent être assises toutes les autres formes de savoir, qui risque de disparaître. Ainsi en est-il d’un retour à la philosophie de DESCARTES comme modèle illustrant l’importance que revêt la subjectivité dans l’entreprise du savoir.
Grâce à cette brèche ouverte par DESCARTES donc, HUSSERL prend ses marques et tente de sauver l’édifice philosophique qui menace de s’écrouler. L’état agonisant de la philosophie de son époque, suite à une fatale orientation positiviste, ne pouvait laisser indifférent un penseur de sa trempe.
Son interpellation fait ainsi suite à une sorte d’inquiétude liée à la disparition du sens qui menace, depuis que la science est en voie de supprimer la philosophie.
Pouvant être défini d’abord en termes de raison, puis comme signification, valeur représentative, cette problématique du sens parsèmera toute l’œuvre de HUSSERL. Ainsi le sens concerne non seulement la visée de la science, mais également ce que cette science peut signifier pour la vie. En d’autres termes, il fait allusion à l’importance que revêt la science s’agissant des aspirations existentielles de l’homme. A cet égard, dans une logique d’apporter la résistance nécessaire face à sa disparition, HUSSERL s’emploiera à mettre en place une philosophie rigoureuse. C’est dans une telle ambiance qu’est donc née la phénoménologie qui se donne pour ambition de tirer le monde, aussi bien celui du savoir que celui de la vie quotidienne ou humaine, de l’embarras dans lequel il se trouve. Acceptant, quelque part, pour définition « la science des essences », la phénoménologie peut être considérée comme une solution pour faire face à la crise.
Animé d’une ferme volonté d’éradiquer le mal, HUSSERL s’attaque aux racines mêmes de la crise. Conscient du fait que la crise qui secoue la vie de l’humanité entière n’est que l’expression de la crise qui mine les sciences, il s’avère nécessaire que le salut de l’humanité dépendra de ce que donnera la nouvelle approche scientifique telle qu’il la théorise. C’est seulement de cette manière que l’humanité peut devenir harmonieuse, c’est-à-dire réconciliée avec elle même. La mise porte donc sur la coïncidence entre le savoir et l’existence. Un certain nombre de procédés seront mis en place pour la réalisation de cette tâche de la philosophie, à savoir retrouver l’unité perdue en restituant le sens du monde.
Par ailleurs, de philosophie de l’esprit qu’elle fut d’abord, la phénoménologie glissera ensuite peu à peu vers une théorie de la vie. En d’autres termes, la démarche cognitive aura pour complément des considérations existentielles. Il faut souligner à ce niveau que vers la fin de sa vie, HUSSERL s’était particulièrement intéressé aux préoccupations existentielles de son époque ; ce qui, du coup, intègre sa réflexion dans le cercle des pensées révolutionnaires. Une telle vision ne peut faire donc l’économie d’un certain nombre de questions relatives, surtout, aux inquiétudes actuelles. Dans un monde marqué par la recrudescence de diverses sortes de problèmes tels que : l’absence d’éthique dans les progrès scientifiques et techniques, l’extrême inégalité entre les races, l’enrichissement de la minorité au détriment de la majorité et les différents conflits d’intérêts, l’enseignement de HUSSERL devient plus qu’actuel. C’est là tout le sens de l’invocation de sa pensée face aux défis contemporains.
REPONSE A LA CRISE DU SENS
CRISE ET FONDATIONS
Le constat général c’est la crise. Il ressort ainsi du diagnostic phénoménologique un monde en totale perte de vitesse ; l’histoire du savoir ayant connu une déviation fatale à l’humanité. Dés lors s’impose l’urgence de refaire le savoir afin de sauver l’humanité de la dérive. Tâche à laquelle s’engage pleinement la phénoménologie. Toutefois, refaire le savoir suppose en premier lieu sa refondation. En termes clairs, l’entreprise phénoménologique s’attaque d’abord aux fondements du savoir.
Un monde en crise
L’un des principaux points d’accord des intellectuels qui réfléchissent sur la situation du monde moderne est la crise qu’il traverse. Ils s’accordent tous à présenter l’humanité actuelle comme la victime d’une mauvaise orientation de la pensée. En effet, pensent ils, la raison dans son mouvement historique à connu une déviation qui, nécessairement, conduira l’humanité à la dérive si elle n’y prend garde. Parmi les tenants de cette thèse, les philosophes font bonne figure. C’est à l’exemple d’Edmund HUSSERL qui théorise bien cette crise. Pour le natif de Prosznitz, l’humanité est devant un destin compromis du fait de l’altération de la rationalité moderne. La science moderne dans son évolution s’est en effet progressivement détournée des questions qui, pour une humanité authentique, ont un sens. Ce détour magistral de l’esprit scientifique trouve son expression profonde dans l’expansion éclatante de la science positive contemporaine. Ainsi en est-il de la position husserlienne face à cette situation : « la façon exclusive dont la vision du Monde qui est celle de l’homme moderne s’est laissée, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, déterminer et aveugler par les sciences positives et par la « prospérity » qu’on leur devait, signifiait que l’on se détournait avec indifférence des questions qui pour une humanité sont les questions décisives. De simples sciences de faits forment une simple humanité de fait ».
Déjà à travers ce passage s’éclairent les traits saillants du positivisme. Cette doctrine philosophique fondée par Auguste COMTE considère que seule la science des faits est féconde. Elle pense que toute connaissance qui ne reposerait pas sur l’observation et l’expérimentation objectives s’avérerait par la même occasion vaine et stérile. A cet effet, la thèse de François BOITUZAT est bien édifiante. « La connaissance, soutient-il, n’est positivement attestée que dans les limites où elle s’observe ». Par extension, le positivisme traduit une tendance hostile à toute forme de métaphysique et, par voie de conséquence, à toute philosophie purement spéculative. Hostilité qui dérive du fait que la philosophie dans sa volonté de saisir la totalité ne s’en limite pas à la simple factualité. Elle ne se reconnaît pas pour terme d’investigation l’univers observable ou le monde des faits. Car, en plus du fait, elle s’intéresse également et même principalement, à l’essence. Ce qui fait que, selon le positivisme, elle est dans l’incapacité de dire le vrai par manque d’objectivité concrète .
En effet, les réflexions qui dépassent le monde des faits ne peuvent prétendre à l’accord des esprits qui se trouve être la mesure d’une science en marche. Dans une telle logique, la pratique philosophique fait bon ménage avec un certain relativisme qui présage le scepticisme qui la minera par la suite. Ainsi en est-il de la critique de l’entreprise philosophique comme d’une activité irrationnelle, dans la mesure où elle s’inscrit dans la quête d’un absolu qu’elle n’atteint jamais. Le positivisme, pour sa part, invite à un contact incessant avec l’expérience factuelle pour, ainsi, découvrir les lois naturelles qui sous-tendent l’enchaînement des phénomènes. Les lois naturelles traduisent la relation nécessaire qui existe entre les phénomènes. La ruée vers la découverte de ces lois devient de ce fait le credo de toute démarche scientifique soucieuse de dire véritablement le réel. A cet égard, COMTE estime que « le caractère fondamental de la philosophie positive est de regarder tous les phénomènes comme assujettis à des lois naturelles invariables, dont la découverte précise et la réduction au moindre nombre possible sont le but de tous nos efforts, en considérant comme absolument inaccessible et vide de sens pour nous la recherche de ce qu’on appelle les causes, soit premières, soit finales ».
Dans une perspective où il s’agit de s’en tenir au seul fait, la question du sens, relative à l’essence de l’être, disparaît pour céder la place à celle concernant l’enchaînement des phénomènes physiques. Il s’agit à ce niveau donc d’une parfaite et simple description des éléments du monde des faits. Ce qui, du même coup, exclut toute possibilité d’appréhension du sens dans le nouveau champ d’exploration scientifique ; car, l’essence de la chose, sa raison d’être, est simplement laissée en rade. En témoigne la distinction aux relents discriminatoires qu’opère le scientisme entre l’objet et son sens. Une telle vision laisse augurer un parfait désintérêt à l’égard des préoccupations philosophiques.
La philosophie dans son acception générale accorde, en effet, une grande importance aux questions essentielles. C’est en ce sens que, s’estimant agressivement attaquée par la nouvelle orientation positiviste, elle sent le besoin de s’interroger sur son sort. C’est là tout le sens de la question de Jaqueline RUSS : « dans le monde actuel, y a-t-il bien encore une place pour la philosophie ? ». Que lui resterait-elle si la dimension essentielle de l’être, par opposition à la pure factualité, avec laquelle elle s’est toujours confondue lui était enlevée ? Autrement dit, l’échec que connaît la philosophie actuelle signifie t-il son anéantissement purement et simplement ou y aurait-il moyen de parer à cette éventualité ? Toutefois, le positivisme lui-même n’est il pas la résultante d’une façon de penser antérieure ?
A la lumière des analyses qui seront faites sur les tenants et aboutissants de la crise issue des sciences positives, tout porte à penser que l’orientation positiviste est la conséquence d’une situation précédente. En termes clairs, les germes de la crise étaient déjà présents, et le positivisme n’est rien d’autre que la manifestation actuelle de la déviation qu’a connu la rationalité moderne. A ce propos, HUSSERL est bien explicite quand il remonte jusqu’aux origines de la science moderne avec GALILEE. Il considère que c’est durant le règne de GALILEE qu’est intervenue la première grande rupture préjudiciable à l’humanité. Notamment avec l’altération que la démarche de son temps, dont il est le principal représentant, a fait subir à la science antique. Le XVIIe siècle est marqué, en effet, par une profonde révolution scientifique. La conception du monde héritée de la période antique et vieille de plusieurs siècles se retrouve d’un seul coup dans les ruines. Une nouvelle conception issue des recherches scientifiques voit alors le jour. Ce qui explique que le monde, autrefois considéré comme un cosmos, c’est-à-dire un tout organisé et hiérarchisé, devienne un espace ouvert à l’infini. Ainsi en est-il de la dissolution du cosmos, et, avec lui, tout le savoir caractéristique de l’époque en question. A cet égard, l’ordre cosmique auquel tout se soumettait n’étant plus, un autre ordre s’impose. C’est à ce niveau que les mathématiques font leur entrée pour tout mettre sous leur joug en vue de rendre intelligible. Désormais, les mathématiques détiennent seules le droit d’expliquer. Sur ce, le nouvel ordre rationnel propose la mathématisation de la nature. C’est à partir de là donc qu’est né le projet de l’idéalisation mathématique de la nature que va introduire GALILEE. Dorénavant, tout doit obéir à la logique du nombre, du calcul et de la mesure. Ainsi les mathématiques revêtent l’unique critère de véracité et, par la même occasion, révèlent la fascination qu’elles exercent sur toute pensée qui a pour ambition de dire le vrai. Ce qui ne sera pas du tout étranger à la mutation que va connaître la philosophie de l’époque. En ce sens, analysant profondément le développement qu’a suivi la science à laquelle la mathématisation de la nature a donné naissance, HUSSERL fait le constat suivant : « aussitôt que cette science fut sur la voie de la réalisation et du succès, l’idée même de la philosophie (…) s’en trouva changée ».
L’avènement de la science galiléenne de la nature marque donc le début d’une nouvelle conception de la philosophie. Jadis conçue comme la science mère unissant la totalité du savoir sous le règne de la grande Raison antique, la philosophie se retrouve désormais dans la posture d’une simple science particulière et, à la limite, secondaire. Ce bouleversement de la pensée philosophique contribuera à l’essor fulgurant des sciences naturelles qui tenteront, en même temps et de façon étonnante, de lui appliquer le modèle qui leur a permis d’aligner les succès.
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : REPONSE A LA CRISE DU SENS
Section I : Crise et fondation
Chapitre 1 : Un monde en crise
Chapitre 2 : La subjectivité fondatrice
Section II : La saisie de l’essence de la conscience
Chapitre 1 : La réduction phénoménologique
Chapitre 2 : L’intentionnalité
DEUXIEME PARTIE : CONSCIENCE, AUTRUI ET SENS DU MONDE
Section I : La conscience à l’épreuve du monde
Chapitre 1 : L’intersubjectivité : la co-présence irréductible
Chapitre 2 : La reconquête par la conscience
Section II : Le sens du monde, défis et perspectives
Chapitre 1 : La philosophie au service du sens
Chapitre 2 : Husserl et le monde contemporain
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE