En 1997, Catherine Berger déclarait dans sa thèse que l’anglais était « la clef de la communication internationale » (Berger, 1997). Et en effet, une vingtaine d’années plus tard, la situation reste inchangée et l’anglais semble même devenir de plus en plus présent dans nos activités quotidiennes. Films, séries, voyages, mots empruntés à la langue, jeux-vidéos, réseaux sociaux, l’anglais est devenu de plus en plus présent en France et dans le monde occidental. Dans l’éducation, la place de l’apprentissage de l’anglais est majoritairement prédominante quand on la compare à celle des autres langues vivantes. Selon un recueil de témoignages d’étudiants sondés par Françoise Le Lièvre, « que ce soit chez les spécialistes ou chez les nonspécialistes, l’anglais est décrit selon deux paramètres principaux que nous pouvons retrouver dans les représentations les plus ordinaires et fréquentes sur la langue : l’anglais est une langue internationale et utile. » (Le Lièvre, 2008). Ainsi, l’anglais apparaît pour les étudiants comme une langue incontournable pour s’ouvrir au monde. De plus, dans sa thèse, Françoise Le Lièvre (2008) décrit l’anglais comme une « langue de consommation ». Cette appellation tire son origine du fait que la langue anglaise apparaît aussi dans des contextes où l’utilisateur consomme un programme de divertissement comme une série, un film ou même dans des publicités.
Cet usage de l’anglais est alors lié à la croissance exponentielle des nouvelles technologies et plus spécifiquement d’internet, ce dernier étant un lieu d’interaction où toutes les nationalités se croisent et par conséquent où l’anglais a une place prédominante. Selon une étude menée par Hootsuite et We Are Social , en 2020, la France aurait compté plus de 58 millions d’internautes qui passeraient en moyenne cinq heures par jour à surfer en ligne où ils sont plus susceptibles d’être confrontés à l’anglais.
Alors que plus de 86% des savoirs d’un adulte se font à travers les apprentissages informels (Livingstone et al., 2000), il devient intéressant d’étendre la réflexion de l’utilité de la pratique informelle de l’anglais chez les élèves, c’est-à-dire de leur pratique de l’anglais en dehors de l’école. Lippman (2010) suggère alors que la prééminence de l’influence d’internet bouleverse les anciennes méthodes d’apprentissage où « l’apprenant était actif et l’environnement pédagogique passif». Selon lui, dans le cadre de la théorie de la pratique, l’environnement pédagogique est lui aussi actif, les apprenants progressent et apprennent grâce aux interactions, aux stimulations offertes par cet environnement. Ainsi avec sa facilité d’accès, internet donne la possibilité aux élèves d’être face à un environnement pédagogique actif, qui ouvre sur un monde moderne et évoluant sans cesse. Internet se plaçant comme une source de savoirs infinie, il est alors souvent mis en opposition avec l’enseignement traditionnel. Les apprenants défient les enseignants et la parole de ces derniers « est mise en concurrence avec un magma informationnel » (Cristol, 2014). Les élèves prennent les ressources provenant d’internet comme nécessairement fiables et plus pertinentes que celles provenant de leurs enseignants et ces derniers contestent souvent l’autorité d’un tel environnement sur la justesse des informations qui y sont présentes.
Cette dichotomie entre la pratique de l’anglais en classe et dans un contexte informel nous a poussés à nous interroger sur une potentielle utilisation des deux formes d’apprentissage en synergie. Les enseignants pourraient utiliser les savoirs des élèves appris en ligne et plus généralement en dehors de l’école pour servir leur propos en classe et créer du lien entre les différents apprentissages afin de maximiser la progression linguistique.
Cadre théorique
Quelle définition de la pratique personnelle de l’anglais et en quoi est-elle utile ?
Le terme de « pratique personnelle de l’anglais » peut apparaître comme large, c’est pourquoi il est important de le définir pour la suite de notre argumentation. Par souci de clarté et pour éviter toute équivoque, nous considérerons cette pratique personnelle de l’anglais comme toute utilisation et exposition à l’anglais chez un élève en dehors du temps de cours à l’école. Comme annoncé précédemment, ce terme englobe tout d’abord les pratiques personnelles liées aux nouvelles technologies et à Internet. Des chercheurs se sont intéressés à l’apprentissage informel des étudiants et à ses conséquences sur leurs compétences linguistiques. C’est notamment le cas de Geoffrey Sockett, professeur à l’université de Strasbourg qui a mené plusieurs recherches à ce sujet. L’une d’entre elles (Sockett, 2012) consistait à s’adresser à neuf étudiantes en master de didactique des langues de l’université de Strasbourg pour qu’elles tiennent pendant trois mois des blogues relatant leur utilisation de l’anglais sur le web en dehors des cours pour évaluer les différents processus impliqués dans les activités des étudiantes. Ces recherches confirment que les étudiants se trouvent plus à l’aise dans leur utilisation de la langue en ayant une pratique informelle forte. Cette dernière se généralise progressivement et pousse l’anglais à devenir une langue seconde utilisée au quotidien plutôt qu’une langue étrangère. Enfin, l’auteur préconise de reconnaître les apprentissages informels des élèves en classe et il propose de réaliser des études plus approfondies sur sa prise en compte en cours ainsi que de réfléchir sur les nouveautés pédagogiques que cela pourrait apporter. Par ses recherches, Geoffrey Sockett est celui qui a défini le cadre de l’apprentissage informel de l’anglais en ligne, plus communément appelé AIAL comme traduction de l’anglais OILE pour Online Informal Learning of English, « comme étant un processus émergent lié à une intention communicative, qui ne se déroule pas selon un planning fixe, ni dans le cadre d’une activité organisée d’apprentissage. En outre, l’apprenant n’est pas nécessairement conscient de cet apprentissage informel » (Sockett, 2012). Par conséquent, cet apprentissage doit être intentionnel, non programmé et son but principal ne doit pas être d’acquérir des compétences linguistiques. D’autres auteurs préfèrent d’ailleurs substituer le terme d’« apprentissage » à celui de « développement langagier ». Des études ont par ailleurs montré l’efficacité de l’utilisation des jeux vidéos (Thorne & Fischer, 2012), de l’exposition aux séries télévisées (Sockett & Kusyk, 2012) ou même de la musique (Toffoli & Sockett, 2014) pour le développement de compétences linguistiques en anglais chez les élèves. Ainsi, Geoffrey Sockett inclut dans l’AIAL l’utilisation des réseaux sociaux, la consultation de sites web en anglais, le visionnage de séries télévisées en version originale ou sous-titrée, de films, l’écoute de musiques à la demande ou la pratique de jeux vidéos pour les utilisations plus spécifiques et majoritaires. Néanmoins, cette liste ne saurait être exhaustive. En effet, il est impossible de cartographier toutes les utilisations que peut faire un seul individu d’internet, des médias et des nouvelles technologies et le web est un environnement en rapide et constante évolution, où les pratiques employées sur cet espace changent aussi rapidement que la nature de ses supports.
Cette pratique personnelle de l’anglais peut être envisagée au travers du cadre des systèmes complexes et dynamiques s’appliquant à l’étude du processus de l’acquisition d’une nouvelle langue. Bien que peu de références à ce sujet puissent être trouvées dans la littérature de recherche française à l’heure actuelle, la recherche anglo-saxonne (Cameron & LarsenFreeman, 2008 ; Ellis & Larsen Freeman, 2009) quant à elle est particulièrement développée à ce propos. Dans ce modèle, l’apprentissage se déroule par successions de phases d’accumulation de structures ou de lexique et de phases de tassement. Le tout prend place dans un contexte d’adaptation à une situation communicative précise qui diffère donc d’un individu à l’autre. Utiliser ce cadre est alors pertinent puisque l’utilisation du web fournit à chaque apprenant un très grand nombre de situations communicatives possibles.
Cependant, la pratique personnelle des élèves en anglais ne se limite pas à l’utilisation de la langue en ligne. En effet, si l’on prend la définition de l’apprentissage informel de l’anglais de Philippe Tissot (2004), il s’agit d’un « apprentissage découlant des activités de la vie quotidienne liées au travail, à la famille ou aux loisirs ». Cette pratique englobe ainsi toute pratique où l’objectif majeur n’est pas la recherche d’un développement des compétences linguistiques. Ainsi, le plurilinguisme qui peut s’accompagner d’un environnement pluriculturel au sein d’une famille chez un élève peut être considéré comme un apprentissage informel et une pratique personnelle de la langue puisqu’il intervient en dehors du temps de classe et permet de développer ses compétences linguistiques. En effet, pour un enfant, la présence d’un membre de la famille utilisant la langue anglaise est évidemment bénéfique pour développer un bilinguisme que De Houwer (1990) appellera « simultaneous bilingualism » où la personne acquiert deux langues maternelles depuis sa naissance jusque vers l’âge de trois ans, ou bien « early sequential bilingualism » nommé par Catherine Hoffmann (1991) qui détermine une exposition à une seconde langue autour de l’âge de trois ans jusqu’à l’adolescence menant à un bilinguisme. Cette acquisition se fait alors de manière inconsciente la plupart du temps. Cependant, il n’est pas nécessaire que ces deux langues présentes dans l’environnement familial soient le français et l’anglais pour améliorer ses compétences dans cette dernière. En effet, des chercheurs (Abu Rabia & Sanitsky, 2010) ont montré que parler deux langues, quelles qu’elles soient, permettait d’apprendre plus facilement une troisième langue, surtout au niveau orthographique. Ainsi, la présence de deux langues parlées couramment dans l’environnement familial permettrait d’améliorer certaines compétences linguistiques en anglais.
Une nouvelle fois, on pourrait adapter le cadre des systèmes dynamiques et complexes à cette pratique informelle de la langue dans le cercle familial lorsque plus d’une langue y est parlée couramment. En effet, comme pour l’apprentissage informel en ligne, cette acquisition se fait grâce à une succession de phases d’accumulation et de tassement de structures ou de lexique et les situations communicatives y sont précises, uniques et dépendant de chaque individu. Ces précédentes affirmations posent alors plusieurs questions. La culture familiale, personnelle de l’élève, ses goûts et intérêts peuvent-ils d’une manière ou d’une autre permettre le développement de compétences langagières en anglais ? Si oui, où s’arrête la pratique personnelle de l’anglais et comment ces éléments extérieurs à la classe peuvent-ils influer ou non sur un cours d’anglais ? Pour répondre à ces questions, le volume complémentaire du cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL) de 2018 indique que le lien entre la pratique personnelle en anglais de l’élève, sa culture et le cours doit être utilisé pour faire des passerelles et permettre une meilleure progression linguistique. En effet, le CECRL nous dit qu’ « avec la perspective actionnelle du CECR, on passe des programmes fondés sur une progression linéaire à partir des structures du langage ou d’un ensemble de notions et fonctions prédéterminées, à des programmes fondés sur des analyses de besoins, des tâches de la vie réelle bâties sur des notions et des fonctions choisies délibérément ». Ainsi, les tâches, activités et missions proposées aux élèves doivent entrer en résonance avec ce qu’ils font chez eux. En outre, leurs pratiques personnelles, leurs centres d’intérêt et les problématiques contemporaines doivent apparaître dans les programmes.
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Table des matières
I. Introduction
II. Cadre théorique
Quelle définition de la pratique personnelle de l’anglais et en quoi est-elle utile ?
Quelle application au niveau de la classe? Présentation du modèle du multi-agenda
Le tissage comme passerelle entre les pratiques personnelles et le cadre du cours
III. Méthode de collecte de données et justifications
IV. Analyse du recueil de données
IV. a. Les liens entre le parcours des enseignants et la prise en compte de la pratique informelle de l’anglais
L’âge et l’expérience dans la prise en compte de la pratique informelle de l’anglais
Les liens entre les types d’établissements rencontrés et la prise en compte de la pratique informelle de l’anglais
L’importance des enfants dans la prise en compte de la pratique informelle de l’anglais
IV. b. Les modalités de la prise en compte de la pratique informelle de l’anglais
Dans le cadre de « récolte d’informations » sur la pratique personnelle de l’anglais des élèves
La prise en compte de manière informelle
La prise en compte de manière formelle
Des rôles différents ?
IV. c. Prendre en compte la pratique informelle de l’anglais ou donner la priorité à d’autres préoccupations ?
Les potentiels effets négatifs liés à la prise en compte de la pratique personnelle de l’anglais chez les élèves
Une impossibilité « logistique » pour les enseignants
La mise en exergue du questionnement sur le rôle de l’école et de l’enseignant
V. Interprétation des résultats au regard des hypothèses
Hypothèse 1
Hypothèse 2
Hypothèse 3
VI. Discussion : Difficultés rencontrées lors de la mise en œuvre et limites
VII. Conclusion
VIII. Bibliographie
IX. Annexes