Les corps soignants
Dans tout service hospitalier le personnel soignant se compose de l’ensemble de l’équipe médicale et paramédicale. Dans ce service d’hémato-oncologie, l’équipe médicale est représentée par trois médecins spécialistes (le responsable du service, le Dr. E., le spécialiste en hématologie, le Dt. G., le Dt. M., l’oncologue) deux médecins internes et une psychologue.
Les équipes paramédicales du jour (car la nuit le personnel est différent) est composé, selon la description de la cadre infirmière, par «9,5 infirmières, 9,1 aides-soignants, 2,8 Agents de service», donc une vingtaine de personnes en total. La cadre infirmière, ou cadre de soin, représente le lien entre ces deux composantes. Les cadres infirmières sont une figure importante de chaque service. Il s’agit souvent de femmes, car ce sont des infirmières (un rôle qui demeure à prévalence féminine) qui ont choisi de suivre une formation ultérieure, à « l’école des cadres ».
Elles s’occupent de l’organisation des RH, le planning en roulement du personnel, de la gestion du matériel, de la surveillance du bon état et de l’hygiène de chaque service.
Le personnel paramédical comprend les infirmiers, les aides soignants (AS) et, dans ce service, aussi les agents des services hospitaliers (ASHQ). Le rôle des infirmiers est le plus ambigu : ce sont eux qui partagent le plus le savoir des médecins, qui mettent en place les prescriptions médicales, qui sont au sommet de la hiérarchie paramédicale en vertu de leur spécialisation des gestes techniques. Ils sont, en somme, les mandataires directs des « ordres » du médecin, mais, en même temps, ils demeurent du côté de soins paramédicaux à cause de leur dépendance et autonomie relative au travail médical.
Les temps du travail. La mise en scène des rôles et la relation aux patients
Le matin. Quand « ça part dans tous les sens »
Si la relève du staff de 8h20 est la plus « formelle », pendant laquelle est présent la plupart du personnel de l’équipe du jour, avant de commencer les tours de chambres il y a une autre réunion, un autre rituel plus convivial : le petit-déjeuner du personnel dans l’Office, voire la cuisine. Il est l’occasion d’échanges informels, de commérages, de « retrouvailles ». Les infirmiers, les AS et même les ASHQ ont entamé leur journée de travail à 6h30 : les infirmiers ont déjà fait le premier tour de médicaments, les AS ont déjà servi les petits déjeuners dans les chambres, et fait le nettoyage de certains locaux. Il est donc l’occasion d’une pause un peu plus longue. Après il faudra recommencer un autre tour du chariot des « médocs », les prises de sangs, les températures, les tensions, les toilettes des patients avec une autonomie réduite, pour les AS et les infirmiers, le tour de nettoyage de chambres pour les ASHQ. Et, surtout, le tour de visite des médecins, qui change chaque jour de la semaine, selon le spécialiste présent, ou alors il est délégué aux deux internes. La pause dans l’Office après le staff est alors fondamentale. Cet espace est, comme le vestiaire, réservé uniquement au personnel : il faut connaitre le code pour pouvoir y accéder.
Ici c’est le domaine du personnel paramédical. Les AS et les infirmiers prennent place autour de la petite table au centre, on fait réchauffer le café, certains se servent du thé. Normalement il y a toujours quelqu’un qui a prévu du pain frais, des croissants, parfois des confitures maison, des gâteaux. La cagnotte, en effet, est une pratique commune à la plupart des services. Mais si ce n’est pas le cas, on mange les petits pains, les confitures ou les fruits destinés aux patients et qui restent toujours après le petit déjeuner.
On bavarde et on rigole parfois à haute voix. Les thématiques de conversation sont variées : le temps, le dernier film vu au ciné, la prochaine sortie organisée par « les filles » du service, la nouvelle voiture de la jeune infirmière Elise, les problèmes avec la nounou de la cadre infirmière. Les patients ne sont pas souvent évoqués dans le discours. Le téléphone ou la sonnette des chambres peuvent sonner mais on traine tranquillement sans trop « se casser la tête ». « On cherche à oublier le travail dès qu’il y a un petit moment creux » (Peneff, 1992 :80).
Le tour des médecins
Chaque médecin a sa façon particulière de mener la visite des patients. Le tour des chambres fait par les différents médecins rattachés à « hémato » se déroule le matin entre 9h et 12h. Ce sont les seules visites médicales auxquelles j’ai pu assister. Avec les patients hospitalisés le temps de la visite médicale est plus limité. Souvent le médecin ne connaît que ce qui est décrit par le personnel paramédical pendant la relève. Tout le reste (le rapport aux malades, au contact physique, l’attention donnée au dialogue informel, aux histoires de vie des patients et à leur état psychologique) est fruit de l’approche personnelle du médecin, de son caractère, de ses habitudes, de sa volonté ou moins d’instaurer une « distance professionnelle ».
Le jeudi c’est le tour de visite de la Dr. M., la spécialiste oncologue du service (ou « Sylvie » pour le personnel). Le médecin, les deux internes, Katja et Omar, et (après une rapide négociation) moi, commençons la visite par les 4 chambres protégées. Il y a d’abord le rituel de l’habillage dans l’antichambre : charlottes, masques, blouses, les couvre-chaussures. On se lave les mains avec le gel désinfectant. Dans la zone protégée les patients sont un par chambre : il y a une télé, un vélo de chambre, un lit, un chevet, une salle de bain privée.
Une dame manifeste de visibles symptômes de détresse et d’anxiété. Un autre patient se plaint de ne pas arriver à marcher à cause de la douleur à une jambe. La Dt. M. installe mieux la première pour l’aider à respirer, elle donne des exercices à l’autre pour commencer à bouger sa jambe.
Les limites entre « saleté » et « propreté »
À chaque tour des « médocs », l’équipe infirmière se divise en deux : deux infirmières (ou plus, s’il y a des étudiantes) poussent le chariot qui passera dans les chambres du couloir, une infirmière pour les patients de la zone protégée. Les chambres protégées sont au nombre de 4.
Elles sont au bout du couloir, séparées par une autre porte qu’on peut ouvrir seulement avec un badge du personnel. Les patients dans la zone protégée bénéficient de la présence d’une infirmière qui s’occupe exclusivement de cette zone. En fait, «protégée» ne signifie pas seulement «isolée», mais effectivement «protégée de l’extérieur», car les patients qui y sont présents souffrent de leucémie et les traitements de chimiothérapie affaiblissent fortement les défenses immunitaires. L’isolement, dans ce cas, est fait pour éviter les contagions externes : « le moindre rhume pourrait le tuer » (Albert, infirmier).
Au cours d’un entretien, Magali, une jeune infirmière de 24 ans, qui s’occupe notamment de la zone protégée la décrit ainsi :
« C’est la moelle osseuse qui ne fait pas bien son travail au niveau des globules… après il y a plusieurs types de leucémie, du coup nous quand on est en marche sur un bilan sanguin , nous en traitement on va faire une chimiothérapie, qui va détruire toutes les cellules produites la moelle osseuse… ce qui va entraîner une aplasie pour la patiente … on va donc la placer en chambre protégée ‘ stérilisée’, entre guillemets, pour ne pas avoir de « maladies opportunistes »… après la moelle osseuse va faire son travail en développant de nouvelles cellules, qui seront bonnes…ça c’est sur trois cures : la chimiothérapie, …donc du coup après, au niveau psychologique, pour ce qui concerne les leucémies, le sentiment que je ressens c’est l’isolement. Parce qu’ils sont quand même pour trois mois en isolement, dans la chambre protégée, ils ne voient que des personnes «habillées», une seule personne de leur famille à la fois… donc oui la leucémie… la perte de cheveux, qui est souvent difficile… Je ne vais pas te dire toutes les maladies opportunistes… » (Magali, infirmière, entretien).
Les discours et les pratiques de mise à distance des patients
Ce jour-là il n’y a pas vraiment de relève. On est tous dans l’Office autour de la table, Victoria et Clarisse prennent plus de temps pour manger. Arrive un médecin qui je n’avais jamais rencontrée avant : la Dt. B., une dame de 50 ans environ, qui montre tout de suite beaucoup de charisme. Les infirmières semblent très à l’aise avec elle et on lui fait un résumé rapide des patients, entre deux bouchées. Tout le monde se tutoie tranquillement. La Dt. B. semble ne connaitre guère les patients, donc elle fait forcement confiance aux infirmières.
La façon de parler des patients est à cette occasion un peu dure, avec un humorisme un peu brutal, qui paraît indélicat envers ces personnes malades. Mais dans le contexte des coulisses du service, il s’agit d’une modalité tout à fait habituelle de la part de certains dans le personnel soignant. Il s’agit, certes, d’un langage que l’on n’utilise jamais directement avec les intéressés, qui fait partie d’une mise à distance des problèmes, de la douleur et de la mort dont la relation prolongée exige de réussir à en rigoler pour pouvoir s’en détacher. Quand on apprend à côtoyer le personnel, quand on rentre dans la même logique, ces commentaires un peu durs, ce sarcasme un peu noir apparaissent bien plus « naturels », moins blessants, autant que drôles.
La Dt. B. prend en main le feuille de la relève : « Je n’y vois rien sans mes lunettes, bon, dites moi un peu comment ça se passe dans la zone protégée ».
« En fait il n’y a que Mme I…. »
« Mme I. ? Elle est encore là ? Alors elle meurt ou ne meurt pas ? »
« Eh il y a des jours que tu penses ‘ça y est, ça sera pour aujourd’hui’ et après rien du tout »
« Mais elle est à la fin ! Pourquoi ne pas l’envoyer chez elle ? »
« Mais elle y est retournée il n’y a pas longtemps. Mais elle s’est fait bouffer par son petit chien ! Si tu vois dans quel état est sa jambe ! Et pense que son chien est un chihuahua ! Après il faut la croire eh !»
La Dt. B. regarde en petit peu les prescriptions :
« Non mais attends : pourquoi vous lui donnez encore des antibiotiques si elle n’a plus de plaquettes ?…là lui donner des blancs ça serait du palliatif ! »
« Ah ! Et après il y a la chambre des cas sociaux ! Il y a cette dame qui n’a pas de logement donc reste là et l’autre qui s’est fait battre pour son mari… »
« Ah bon… et pourquoi ils sont là ? »
« Mais parce qu’ici c’est hémato ! On prend tout le monde nous ! »
Plus tard je rentre avec la Dt. B. et Victoria dans la zone protégée, chez la dame en question. Le médecin est rapide, mais à l’écoute. Avec un autre patient, qu’elle semble bien connaître après des mois de consultations, elle lui reproche directement de n’être pas assez dans l’esprit de suivre les soins. Quand on arrive à la fin du tour de visite, on entre dans la chambre « des cas sociaux ». La Dt. B. pose juste quelques questions pour voir si tout se passe bien. Puis, lorsqu’elle sort, elle me dit : « Il n’a pas raté le coup son mari eh ! » commentant l’hématome sur le visage de la patiente.
De la bonne ambiance. Les conduites de cohésion du groupe soignant.
L’identité d’un service hospitalier dépend de plusieurs facteurs et de différentes variables. D’abord il faut prendre en compte la nature des maladies qu’on y traite. « La spécialisation du service, les techniques qu’on y emploie, ce que les patients en attendent et ce qu’elles leur demandent. Il est impossible de parler de l’hôpital général comme d’une organisation homogène » (Peneff, 1984 : 136). Un service de médecine, en général, ne pourra pas être comparé à un service de chirurgie : les tâches quotidiennes, le caractère d’urgence, la façon d’y exercer l’autorité ne seront pas les mêmes. Mais les spécificités qui caractérisent un service dépendront aussi, naturellement, de la conception du service et du « style de direction » des responsables : le comportement d’un service varie selon « l’idéologie qui y règne et les caractéristiques personnelles des gens qui y travaillent » (ibid. : 138). L’identité d’un service comme celui d’hémato-oncologie est le résultat des interactions entre les membres du personnel et les malades. Ici « l’esprit d’équipe », qui découle de la volonté des responsables, est fondamental. Les motivations en amont de ce choix sont évidemment la nécessité de faire face à une prise en charge des patients souvent difficile, longue, où la «guérison» (et donc la perception d’être « efficace » pour le personnel soignant) ne peut pas être vue de la même façon que dans d’autres services. Les tâches thérapeutiques suivent, forcement, une autre perspective par rapport aux soins. La centralité de « l’accompagnement», résonne souvent dans les discours du personnel. Bien que certains, au niveau surtout des soins infirmiers, soient fières de déclarer que le service d’hémato-oncologie nécessite des compétences techniques spécifiques et non négligeables, ici la conception « technicienne » des soins est loin d’être la seule applicable.
Depuis les médecins spécialistes jusqu’aux ASHQ, tous participent à la prise en charge des patients. En même temps, l’observation du personnel de ce service m’a permis de comprendre que la nécessité de créer une « équipe soudée » est aussi une exigence du personnel face à une prise en charge de la maladie et de la douleur qui les expose aux dangers d’une implication émotive, qui comporte parfois une engagement personnel dans la relation avec le patient. Cela est observable en particulier pour le groupe paramédical, car «le groupe est le collectif exposé aux mêmes contraintes, au même pouvoir, qui déjoue la même surveillance, qui reste en contact étroit pour élaborer une contre-stratégie » (Peneff, 1992 : 188).
|
Table des matières
Introduction
PREMIERE PARTIE : APPROCHE RÉFLEXIVE SUR LA METHODOLOGIE
1.1. Le choix de l’objet de recherche face au choix du terrain
1.2. Une anthropologie « chez soi » ?
1.3. La construction d’une enquête en milieu hospitalier : contraintes matérielles et nature du
terrain
1.3.1. La négociation du terrain : les difficultés posées par un milieu hospitalier
1.3.2. Une somme de maladresses ou bien une somme de malentendus ?
1.4. Réorienter le terrain de recherche. Le devoir d’expliquer « qu’est ce que l’anthropologie ? »
1.4.1. L’anthropologie, une discipline difficile à encadrer ?
1.5. Renégocier une place parmi le personnel soignant
1.5.1. Recul et réflexivité pour réorienter un projet de recherche
1.5.2. Négocier une identité : un processus jamais achevé
1.6. Dans le couloir du service. Choix méthodologiques, observation et enjeux identitaires
1.6.1. Les outils méthodologiques
1.6.2. De la langue
1.6.3. De la participation problématique
1.7. De la « juste distance » : la distanciation de l’observateur et celle de la douleur
DEUXIEME PARTIE: DANS LE COULOIR D’HEMATO
2.1. Les corps soignants
2.1.1. La relève du staff : introduction au personnel soignant d’ « hémato »
2.1.2. Espaces de confrontation et négociation des rôles
2.2. Les temps du travail. La mise en scène des rôles et la relation aux patients
2.2.1. Le matin. Quand « ça part dans tous les sens »
2.2.2. Le tour des médecins
2.2.3. L’après-midi, les week-ends et les temps des pauses. Discours et commérages
2.2.4 La nuit. Le temps du « relationnel »
2.3. Les limites entre « saleté » et « propreté »
2.4. La définition des identités et des frontières : la relation aux patients
2.4.1. Les patients : « Bons et mauvais malades »
– « Le bon malade ». Incorporation et représentations autour du cance
– « Les mauvais malades
2.4.2. Les discours et les pratiques de mise à distance des patients
– Difficultés de communication : les patients étrangers
– Le personnel et la relation aux familles
2.4.3. De la bonne ambiance. Les conduites de cohésion du groupe soignant
3. TROISIEME PARTIE : La prise en charge de la douleur par le personnel soignant
3.1. Le registre symbolique : représentations autour des soins et de la douleur
3.1.1. Les maladies vues par les soignants
3.1.2. Qu’est-ce que soigner
3.1.3. « Il ne devrait plus exister la douleur dans le XXIème siècle »
3.2. Le personnel soignant et la prise en charge de la douleur
3.3. Les stratégies de défense face à la douleur d’autrui. La « distance nécessaire »
3.4. Le souffrance du personnel face à un deuil
3.5. Les satisfactions du travail au contact avec la maladie et la douleur
Conclusion
Télécharger le rapport complet