La presomption d’innocence : un concept procedural recent

Reconnaître un droit à l’innocence ne peut que s’inscrire dans ce rapport procédural qui s’établit entre l’accusé et le juge. Ce dernier ne peut condamner si la culpabilité, dont la démonstration appartient à la partie poursuivante, n’est pas suffisamment rapportée. Jusqu’au XIVème siècle, cette démonstration de la vérité judiciaire, qui demeure uniquement l’affaire des parties, n’inclut aucunement l’existence d’un droit à l’innocence. Les règles qui régissent le système probatoire se montrent défavorables à l’accusé parce qu’il lui appartient de prouver le fait de ne pas avoir commis l’action criminelle qu’on lui impute, et ce en subissant diverses épreuves physiques, voire en triomphant de son adversaire lors d’un duel. Ces moyens procéduraux constituent des présomptions de fait qui suffisent à emporter, sans discussion possible, la conviction du juge. La condamnation revêt un caractère automatique. Dans ces conditions, l’accusé ne peut être considéré comme supposé innocent durant le procès pénal.

La rénovation judiciaire entreprise par Louis IX, et qui supprime progressivement le règlement privé des litiges ou le rachat des peines, porte également sur le problème de la preuve pénale. Le futur Saint Louis, empruntant à la procédure des cours d’église, entreprend de faire prévaloir la raison sur l’irrationnel, ce qui aboutit à ce que le pouvoir royal intervienne pour fixer les règles du procès pénal. Elaborés dans le cadre de plusieurs Ordonnances celles-ci fixent et précisent le cadre d’une procédure pénale issue des pratiques coutumières ou judiciaires.

En premier lieu, elles confirment la distinction entre une procédure ordinaire et une procédure extraordinaire. Utilisée généralement pour les délits les plus légers, la première se caractérise par la publicité donnée au procès, au cours duquel les parties discutaient contradictoirement de leurs moyens. A l’inverse, la procédure extraordinaire, réservée aux crimes graves, se définissait par le secret de l’instruction et le recours possible à la question. En effet, l’article 110 de l’Ordonnance prise à Blois en mars 1498 énonçait que « ledit procès se fera le plus diligemment et secretement que faire se pourra, en maniere que aucun n’en soit averti  » L’article 112 précisait quant à lui que  » lesdits procès faits à toutes les diligences dessus dites, jusqu’à la question ou torture ». Ces mécanismes procéduraux consacrent donc la solitude de l’accusé durant la phase d’instruction, mais surtout mettent en évidence que les moyens juridiques dont dispose le juge pour parvenir à démontrer la culpabilité ne laissent aucune place pour un droit à l’innocence, c’est à dire au droit d’être regardé comme innocent tant que la culpabilité n’est pas judiciairement établie. Obtenir une preuve légale qui ne soit que le reflet d’un raisonnement indiscutable permettra au juge de condamner et non de démontrer la vérité judiciaire.

L’Ordonnance de Villers-Cotterêts sur le fait de justice, d’août 1539, confirme l’idée que le juge instructeur devient le maître du procès pénal parce qu’il collecte et réunit tous les moyens de preuve qui figeront la culpabilité de l’accusé. Ce dernier, sans l’assistance d’un conseil, et sans pouvoir accéder au dossier pénal, ne sera jamais considéré comme étant présumé innocent. Le jugement sera élaboré et discuté à partir des procès verbaux réunis dans le sac de procédure sans que les juges du siège puissent procéder par eux mêmes. On assiste au renforcement d’un déséquilibre procédural construit au détriment de l’accusé. L’existence de critiques, certes isolées, qui s’élèvent sur cette procédure, reste sans grande influence sur le sort de l’accusé. Elles seront par ailleurs sans influence sur l’œuvre de réformation et de codification de la procédure criminelle entreprise par Louis XIV à la suite de l’Ordonnance civile de 1667.

L’Ordonnance criminelle de 1670 : L’impossible présomption d’innocence

L’Ordonnance criminelle prise en 1670, partie intégrante d’une œuvre de codification voulue par louis XIV et conduite par COLBERT, uniformisa, dans un cadre commun, outre les principes fixés par les précédentes Ordonnances de 1498 et de 1539, les règles doctrinales éparses ainsi que les pratiques judiciaires des diverses juridictions du royaume. Le procès pénal, organisé en cinq étapes (88), n’avait d’autre finalité que de parvenir à la condamnation de l’accusé car, en maintenant le système probatoire du droit savant médiéval, la justice criminelle, organisée autour de ce texte, renforçait l’isolement de l’accusé face au juge. La reconnaissance de garanties procédurales élaborées par la doctrine ne permettra pas qu’il soit regardé comme un innocent supposé. En effet, ce texte constitue l’aboutissement d’un mouvement progressif et fusionnel entre une démarche réflexive qui n’a d’autre vocation que d’obtenir une preuve pleine et entière ( 89), c’est-à-dire d’une preuve indiscutable permettant de prononcer une condamnation, et les diverses règles procédurales qui, encadrant l’intervention du juge, instaurent une culpabilité automatique dès que cette preuve était acquise aux débats.

Une telle démarche trouve son explication dans le constat d’une conjonction entre la répression du fait criminel et la nécessité de pouvoir prouver avec certitude la culpabilité de l’accusé. La société ne pouvait se pérenniser que si le crime était poursuivi et châtié. Indépendamment d’un encadrement de la procédure et de l’abandon des preuves irrationnelles, l’accusé demeure dans une situation qui ne lui permet pas d’être considéré comme présumé innocent, c’est-à-dire qu’il ne lui sera pas reconnu le droit de ne pas être considéré, durant toute la procédure et jusqu’au jugement, comme l’auteur du fait criminel dont on l’accuse. Une telle analyse n’est rendue possible que si l’on tient compte d’un ensemble d’éléments de fait qui anéantissent tout statut protecteur pour l’accusé. Ainsi l’absence d’avocat durant l’instruction, et lors du jugement, isole t-il ce dernier de la procédure. Par ailleurs, la nécessité pour le juge de recueillir l’aveu de celui que l’on soupçonne, y compris en ayant recours à la violence, permet d’éluder toute discussion contradictoire puisque cet aveu constitue une preuve parfaite. Le juge doit condamner puisqu’il ne s’agit pas d’arbitrer, dans le cadre d’une démarche personnelle, entre des prétentions opposées, c’est à dire de reconnaître la justesse juridique des prétentions débattues, mais de constater l’effectivité des moyens de preuve qui lui sont soumis. Dès lors, le silence auquel l’accusé peut éventuellement recourir, s’il constitue un moyen de défense par trop incertain, ne permet aucunement de protéger une innocence supposée. Ce mécanisme de la preuve légale, combiné aux règles procédurales, favorise chez le juge, non pas l’émergence d’une volonté de savoir, terreau indispensable à l’établissement de la vérité judiciaire, mais plutôt l’élaboration d’une opération rationnelle qui tend à démontrer de manière intangible la culpabilité.

L’Ordonnance exclut le concept 

L’Ordonnance criminelle de 1670 poursuit la finalité procédurale des précédentes ordonnances qui progressivement, par leurs règles, isolèrent l’accusé face à un juge d’instruction dont les pouvoirs allaient en s’affirmant. Parce qu’il s’agit de se montrer inflexible devant le crime, toute l’architecture de cette procédure criminelle pénale, élaborée par strates successives, se définit avant tout par le principe qu’il est indispensable de recueillir tous les éléments de preuve permettant de constituer une preuve pleine et entière. Tous les moyens pour y parvenir seront concentrés dans les mains du juge qui n’aura d’autre but que d’établir, de façon rationnelle, la preuve d’une culpabilité et non de démontrer, à partir des éléments qu’on lui soumet, et dans le cadre d’une analyse personnelle, la preuve de la culpabilité l’accusé. Les garanties, dont ce dernier peut éventuellement disposer par le jeu des exceptions ou des nullités (90), demeurent sans effet sur un droit à l’innocence. La suspicion entourant l’accusé constitue, de fait, une culpabilité supposée qu’il convient impérativement de confirmer suivant le système de la preuve légale que les Cours, et les juridictions inférieures doivent appliquer. La primauté de la sanction l’emporte sur la recherche de la vérité judiciaire et la reconnaissance d’un droit à l’innocence qui ne trouvera aucune expression possible durant l’instruction et lors du jugement.

En effet, l’examen du sac de procédure, où sont versées les pièces du procès et dont la synthèse sera lue par un juge rapporteur qui généralement se trouve être celui qui a procédé à l’instruction, demeure sans effet sur la démonstration de la culpabilité par les autres juges assemblés. La conviction est fonction de la preuve qui a été réunie, ce qui a pour conséquence qu’il n’y a pas de place pour le doute, c’est à dire pour ce sentiment que l’accusé ne soit pas l’auteur du fait criminel et qu’il soit dans ces conditions renvoyé des fins de la poursuite. L’économie générale du procès pénal procède donc de la nécessité impérieuse de parvenir à la culpabilité, ce qui interdit tout droit à l’innocence.

La procédure d’instruction annihile le concept

Une fois l’action publique mise en mouvement, s’ouvrait une instruction confiée à l’un des juges du siège. Celui-ci cristallisait les circonstances de l’infraction en faisant dresser des procès verbaux, en collectant les éléments matériels de celle-ci et en procédant à l’audition des témoins et de l’accusé. Son objectif consistait à recueillir une preuve pleine et entière qui concrétise automatiquement la culpabilité. Une telle démarche annihile un droit à l’innocence (Paragraphe 1), d’autant plus que le recours à la question permet de contourner l’absence de cette preuve (Paragraphe 2).

Un droit à l’innocence étouffé

La volonté affichée d’établir la culpabilité renforce indubitablement la suspicion qui pèse sur l’accusé (A) et permet d’ignorer les conséquences d’une preuve insuffisante (B).

Une démarche procédurale défavorable à l’accusé

Pour les criminalistes de l’Ancien Régime, la justice criminelle a comme finalité première de permettre une prompte répression dès la découverte d’un fait criminel. Pour assurer, non seulement la perpétuité des institutions monarchiques mais aussi la tranquillité du royaume (91), il importe donc qu’une réponse immédiate puisse être apportée, à savoir que l’auteur d’un fait transgressif soit retrouvé, poursuivi, puis châtié aussi rapidement que possible. Dans ces conditions, l’instruction criminelle qui constitue, comme le précise la doctrine, le cœur d’un système procédural (92), va servir de cadre à

la démarche du juge dont le but sera de fixer la réalité des faits criminels pour, par la suite, démontrer la culpabilité de l’accusé (93). Les règles qui organisent le procès pénal, se coordonnent de telle sorte qu’elles assurent une répression efficace, au détriment d’une recherche minutieuse de la vérité judiciaire, et a fortiori d’un respect du droit à l’innocence. Pour le juge, il s’agit de démontrer que le fait criminel dont l’existence est avérée puisse, sans conteste possible, être imputé à celui qu’on suspecte grâce à la collation de divers moyens de preuve. Préalablement quantifiés dans leur force respective et liée dans le cadre d’une opération de pure logique, ils formeront ainsi une preuve pleine et entière qui obligera le juge à condamner.

Cette nécessité de parvenir à une démonstration parfaite consacre une distorsion dans la recherche de la vérité judiciaire. En effet, le juge, indépendamment des garanties offertes à l’accusé (94), cherche impérativement à démontrer la réalité objective de la culpabilité. Sitôt l’action publique déclenchée (95), celui-ci, dans un premier temps, s’efforce de recueillir, notamment par lui même comme le font actuellement les officiers de police judiciaire, tous les éléments matériels du fait criminel (96). Il se fait communiquer les rapports techniques ainsi que les expertises imposées par les nécessités de l’enquête (97). Munis de ces premiers éléments, il procède alors à l’audition des témoins dans le cadre d’une information.

Définie comme « le vif crayon ou tableau du délit, et la principale pièce du procès criminel, sur laquelle les juges s’arrêtent davantage pour fonder leur jugement touchant l’absolution ou la condamnation de l’accusé »(98), cette information se caractérise avant tout par le secret (99) et constitue un moment important dans le déroulement de l’instruction préparatoire confiée alors à un juge (100). Elle « est de toute la procédure criminelle, l’acte le plus essentiel, & qui demande le plus de formalités » (101). Première étape d’une construction intellectuelle patiente qui permettra au juge de démontrer, de façon logique, la culpabilité de l’accusé et de fixer ainsi, sans aucune erreur possible, la vérité judiciaire. Pour ce faire, ce dernier se doit de recueillir, aussi rapidement que possible, des témoignages concordants et non suspects qui l’autoriseront à condamner (102).

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Table des matières

INTRODUCTION
PARTIE 1. LA PRESOMPTION D’INNOCENCE : UN CONCEPT PROCEDURAL RECENT
TITRE 1. L’ORDONNANCE CRIMINELLE DE 1670 : L’IMPOSSIBLE PRESOMPTION D’INNOCENCE
Chapitre 1. L’Ordonnance exclut le concept
Section 1. La procédure d’instruction annihile le concept
Section 2. La procédure de jugement interdit le concept
Chapitre 2. Critique de l’Ordonnance : émergence du concept
Section 1. Une justice criminelle remise en cause
Section 2. Un milieu judiciaire qui évoque des idées nouvelles
TITRE 2. LA REVOLUTION : L’AFFIRMATION CONCEPTEUELLE DE LA PRESOMPTION D’INNOCENCE
Chapitre 1. Du concept procédural au principe procédural : une approche confuse
Section 1. Le peuple de France aspire à une autre justice criminelle
Section 2. Difficile élaboration du principe : les projets de déclaration
Chapitre 2. Une consécration imparfaite
Section 1. Le rapport de Nicolas BERGASSE
Section 2. Le vote de l’article 9 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen
PARTIE 2. LA PRESOMPTION D’INNOCENCE : UN PRINCIPE PROCEDURAL IGNORE
TITRE 1. UNE PRISE DE CONSCIENCE DIFFICILE
Chapitre 1. Un principe difficilement admis
Section 1. Un principe compromis
Section 2. Le jury, l’intime conviction et la présomption d’innocence
Chapitre 2. Un silence généralisé sur ce principe
Section 1. Un principe passé sous silence
Section 2. Un principe décrit mais non exposé explicitement
TITRE 2. UNE PRISE DE CONSCIENCE TARDIVE
Chapitre 1. Un principe procédural exposé récemment
Section 1. Les premières évocations du principe
Section 2. Un principe qui ne se concrétise pas
Chapitre 2. Un principe procédural reconnu mais fragile
Section 1. Une consécration récente
Section 2. La présomption d’innocence : Un colosse au pied d’argile
CONCLUSION

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