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Une expérience vécue : la séquence sur « le thème en musique »
Pour ouvrir cette partie, je raconterai une expérience vécue avec plusieurs classes de 6 e et de 5e. Il s’agit de la première séance d’une séquence intitulée « Le thème en musique ». Celle-ci avait pour objectif principal de développer la capacité des élèves à écouter et parler de musique en la « décomposant ». La perception et la compréhension du concept de « thème » devait permettre d’atteindre cet objectif. Quant au second objectif, il consistait, à partir de ce matériau musical qu’est le thème, à faire comprendre le paramètre de l’intensité en introduisant les nuances. En premier lieu, je raconterai donc le déroulé de cette séance. Les tenants et les aboutissants seront ensuite analysés un à un tout au long de ce mémoire et confrontés à d’autres situations similaires ou, au contraire, opposées.
C’était le premier vendredi après les vacances de Toussaint. Comme à l’accoutumée, je commençai le cours par l’échauffement. Nous procédâmes d’abord à l’échauffement physique puis passâmes à la mise en voix, comme nous le faisions depuis déjà plusieurs semaines. J’optai pour une version allégée car je savais que, ce jour-là, le projet musical n’était pas l’objectif principal. D’ailleurs, une fois l’échauffement achevé, ce n’est pas sur le chant que je commençais à travailler. Au lieu de cela, je leur fis chanter sur « la, la, la » le thème d’ « Au Matin », extrait de Peer Gynt d’Edvard Grieg. Je vis poindre un début d’interrogation dans leurs regards. Ils furent d’autant plus étonnés quand, une fois un certain niveau musical atteint – exactitude, justesse… – j’interrompis l’activité chant et basculai sur une écoute du morceau mentionné plus haut. Alors que les premières notes retentissaient, je vis les regards s’éclairer. Facilement reconnaissable de par la présence du thème dès les premières secondes et sa répétition sous des formes différentes, Au matin fut vite reconnu par les élèves.
« Qu’est-ce que vous reconnaissez ? » Plusieurs mains se levèrent. « Le truc, là d’avant ! » « Soyons précis dans nos termes. Comment appelle-t-on ce fameux « truc » ? Après plusieurs réponses plus ou moins éloignées de la réalité, un élève proposa « La mélodie ». Nous venions de réutiliser une terminologie apprise lors du projet musical précédent. « Mais quelle mélodie ? » demandai-je alors. « Celle qu’on a chanté à l’échauffement vocal ! », renchérit le même élève. Je leur proposai de réécouter l’extrait et de compter dans leur tête le nombre de fois qu’ils entendaient cette mélodie. À la fin de cette deuxième écoute, les élèves se battaient pour donner leur estimation. Je les interrogeai un à un. Certains avaient déjà la bonne réponse, soit 6 : « 5 ! 6 ! 7 ! » « 12 ! » affirmait même Ricardo. « 12 ? Est-ce que tu es complètement sûr ? » Pour les mettre physiquement en activité, vérifier s’ils avaient compris et les aider le cas échéant, je leur demandai de lever la main à chaque fois qu’ils reconnaissaient cette mélodie et de compter de manière visible sur leurs doigts le nombre des répétitions. La dynamique de groupe permettait aux meilleurs d’entraîner les moins bons ou les indécis, ainsi tombèrent-ils presque tous d’accord – même Ricardo – et surtout, personne ne garda sa main baissée.
Suite à ce que je considérais comme un succès, je commis l’erreur – qui sera analysée plus tard dans ce mémoire – de passer très rapidement à l’activité suivante, soit l’utilisation d’un document iconographique. Je projetai alors le tableau de Léonard de Vinci La Joconde et leur demandai de me le décrire.
« Je vois Mona-Lisa. », répondit un élève, tout fier – à juste titre – de montrer sa culture. « C’est juste ! Mais cette fois, je ne souhaite pas savoir ce que vous savez mais ce que vous voyez. Décrivez le objectivement. »
« Il y a une dame avec un sourire étrange » – « plusieurs classes affirmèrent même avec une certaine assurance que « quand on passe devant elle, ses yeux nous suivent », résultat d’une assimilation entre virtuel et réel – ici le film Da Vinci Code. Un autre élève complétait la description : « On voit aussi un paysage. »
Je leur demandai alors : « Qui est le plus important sur cette image ? Mona-Lisa ou le paysage ? »
Ils étaient unanimes : « C’est Mona-Lisa. »
« Quelle est sa position par rapport au paysage ? » « Elle est devant. » Je compris que ma question était trop large et m’apprêtais à la reformuler quand un élève apporta la réponse espérée : « Elle est au premier plan » et un autre renchérit : « Et le paysage il est à l’arrière-plan. » Jusque là, tout allait bien. Je les avais menés où je souhaitais tout en les laissant diriger la recherche. Ils m’avaient suivi et leur intérêt était resté vif. Mais ils semblaient se demander où je voulais en venir et j’étais conscient de devoir en arriver rapidement au fait. Dans une classe, un élève me demanda même : « Monsieur, pourquoi on regarde un tableau en cours de musique ? » Je lui répondis que, d’une part, « la peinture et la musique sont des arts. Ils ont donc beaucoup en commun. » et puis j’essayais de jouer un peu avec le suspense : « Il y a un lien, tu vas le voir très rapidement ! »
La confusion s’installe
Je jugeais alors bon de poursuivre l’approche par une question dévoilant quelque peu mes intentions : « Quel lien faites-vous entre cette image et l’extrait que nous avons entendu ? » Ils eurent beau chercher à leur manière lesdits liens : « La musique raconte l’histoire de la Joconde »,
« C’est la musique d’une vidéo sur la Joconde », ils s’éloignaient de l’objectif que je leur avais fixé. Je cherchais à reformuler de manière plus précise. « Sur le tableau, il y a un premier et un arrière-plan ? Est-ce qu’on retrouve cela dans la musique ? » Silence. Personne ne leva la main. Je sentais que je commençais à les perdre. Je tentai d’expliquer plus précisément encore le fond de ma pensée, leur « mâchant » par là-même le travail. « Le tableau a un premier plan et un arrière-plan. Eh bien pour la musique, on peut dire la même chose. Qu’est-ce qui serait le premier plan de notre extrait ? » Un certain nombre d’élèves se manifestèrent. Leurs propositions manquaient de précision « La musique ? » « Les instruments ». Puis un élève fit mouche « La mélodie du début ». Oui, c’était cela. Cette mélodie était le premier plan. Je saisis la balle au bond et leur demandai : « Est-ce que vous vous souvenez combien de fois on l’entend ? » Plusieurs élèves en choeur – naturellement sans lever la main comme souvent pour les réponses chiffrées – répondirent : « 6 ! » « Donc elle se répète ! », fis-je remarquer. « Dans un morceau de musique, on appelle cela le thème. » J’étais conscient du côté musicologiquement discutable de mon explication mais je voulais clarifier leur esprit. Dans ce but, j’ajoutais : « C’est comme la carte d’identité du morceau. »
J’aurais aimé qu’ils trouvent tout cela par eux-même mais je n’avais pas assez « balisé » le chemin pour atteindre cet objectif. « Et comment s’appelle l’arrière-plan ? » Pas de réponse. Puis quelques propositions, justement les plus symptomatiques de l’incompréhension : « La musique », « Les instruments ? » « Oui, ce que vous dites est juste mais j’attends une réponse plus précise. On peut dire que ces instruments ACCOMPAGNENT le thème. Comment appelle-t-on alors cet arrière-plan ? » Là encore, j’étais persuadé que mes élèves se battraient pour répondre. Il n’en fut rien. Personne n’était capable de réutiliser le verbe « accompagner » pour en faire un nom. Je commençais à désespérer et me disais que mon idée que je croyais si lumineuse ne l’était peut-être pas autant. Soit j’avais surestimé leurs capacités, soit c’était mes qualités de pédagogue que j’avais surestimées. Je tentais finalement dans un élan désespéré de leur faire deviner le mot à l’aide de la première lettre – en vain – puis des deux premières syllabes, soit « accom » sans plus de succès. Finalement, j’y ajoutais le « p » et la libération survint, plusieurs élèves prononcèrent le mot dans un joyeux désordre : « ACCOMPAGNEMENT ! » Nous y étions. Ajoutons que j’avais perdu beaucoup de temps en leur faisant consigner par écrit les réponses aux questions. Notamment avec les 6 e, l’alternance écrit-oral me fit perdre encore quelques élèves sur le chemin
A la fin de l’heure – nous avions travaillé entre temps au projet musical -, je les questionnais de nouveau sur les divers termes appris. Plutôt que de leur demander de définir les termes, je leur donnais une définition et attendais une réponse de leur part, par exemple : « Comment appelle-t-on une mélodie qui revient souvent dans un morceau de musique ? » – ils répondirent correctement – ou bien « Qu’est-ce qui, en musique correspond à l’arrière-plan d’une image ? » – je dus les aider pour qu’ils trouvent.
Je débute la deuxième partie de ce travail par cette expérience car elle présente plusieurs aspects essentiels de la démarche sensible que je souhaite évoquer et développer par la suite. Ses réussites ouvrent la voie à des activités pédagogiques nombreuses et variées ; quant à ses échecs, ils témoignent des nombreuses difficultés que comporte la confrontation à la réalité du terrain, notamment ici, des classes de REP.
La clarté, une condition fondamentale
Pourquoi commencer par la clarté ? Elle est probablement le premier écueil que j’ai rencontré dans cette séance et qui a nui à son succès. Et pour cause : elle est une des premières causes de divorce entre une classe et un enseignant, aussi bien intentionné soit-il. Elle est donc une condition sine qua non de la réussite de la démarche sensible. Si, une heure par semaine, vingt-cinq élèves se retrouvent sous la direction d’un adulte qui ne semble lui-même pas savoir où il les mène, il est légitime que ceux-ci se posent des questions, et, de fait, que leur motivation diminue. Elèves somnolents affalés sur la table, bavardages généralisés, chahut, agitation, etc. sont autant de signes à prendre au sérieux pour un professeur, qui plus est d’éducation musicale. J’ai plusieurs fois été confronté à ce genre de réactions et j’ai appris, avec le temps et ma courte expérience, à accepter et corriger ces erreurs. Bien sûr, il peut s’agir de simples circonstances liées aux cours précédents, aux conflits entre les uns et les autres, à une fatigue saisonnière ou ponctuelle. Mais lorsque cette attitude est le fait de plusieurs classes sur une même séquence (ou séance), c’est qu’une remise en cause est nécessaire. Se pose alors la question : « Quand et comment les ai-je perdus ? »
Mes quelques mois d’expérience m’ont montré que, souvent, c’est la consigne, et plus précisément le questionnement qui m’ont perdu. Le questionnement des élèves dans le cadre du cours semble être une affaire simple et peu digne d’intérêt, tant elle est évidente et quotidienne. Tout le monde sait poser une question et utilise ce mode de discours plusieurs dizaines de fois par jour. Dans la « checklist » du bon professeur d’éducation musicale, la compétence qu’on pourrait appeler : « formuler une question claire et dont la réponse permet au cours de progresser » est loin d’occuper les premières places réservées à des considérations musicales, techniques, physiques, nerveuses, intellectuelles de la plus haute importance et qui requièrent une attention soutenue ainsi qu’une auto-analyse quasi perpétuelle.
Cette grande oubliée qu’est la question est pourtant le moteur d’un cours réussi et on la trouve sous toutes les formes au cours des 55 minutes d’enseignement, aussi bien par le biais du langage articulé dans les situations les plus communes, que musical dans l’apprentissage d’un chant ou l’échauffement vocal. La question est l’impulsion qui crée la propulsion… mais qui peut aussi entraîner l’anarchie. Elles ont été mon talon d’Achille en ce début d’année et d’autant plus dans cette séance racontée par le menu dans la partie précédente.
Le premier écueil que j’ai rencontré sont les questions trop générales. : « Qu’est-ce que vous entendez, reconnaissez ? » . Malheur à moi, qui me suis engagé dans cette voie du questionnement extralarge et recevrai par la suite toutes les réponses possibles : « Un violon », « C’est fort », « La tonalité » « La musique d’Harry Potter »… tout simplement parce qu’il existe à cette question une infinité de réponses musicales ou extra musicales, de l’ordre de l’écoute objective ou du sentiment individuel toutes aussi valables les unes que les autres. Finalement, aucune réponse n’est fausse mais le problème n’a pas avancé. L’éventualité existe naturellement qu’un élève ait deviné mon intention et m’apporte sur un plateau la réponse que j’attendais mais c’est là chose plutôt rare – qui plus est en REP où la différence de conception et de manière de penser entre professeur et élève s’apparente à un abîme dont le franchissement est justement le thème de ce mémoire . Il arrive plus souvent qu’un élève attire l’attention sur un autre point judicieux qui amène le cours dans une direction qui n’est pas prévue, ce qui nécessite une pirouette peu élégante : « Tu as tout à fait raison mais ce n’est pas le thème du jour » ou bien : « D’accord mais ce n’est pas ce que j’attends. » Les élèves comprennent qu’ils doivent satisfaire une attente, ce qui réduit d’autant leur motivation car ils doivent simplement chercher à « satisfaire le professeur ». À ces différents cas de figure s’ajoute encore l’utilisation erronée de certains termes saisis à la volée par les élèves et réinvestis de la même manière avec l’espoir de décrocher le gros lot au grand jeu de hasard des réponses.
Dans la séance détaillée plus haut, les élèves ont plusieurs fois apporté des réponses « passe-partout ». Et pour cause, mes questions étaient souvent mal formulées ! Je n’avais pas fait la part des choses quant à LEUR perception, à LEUR culture et à leur âge. Je ne pouvais pas décemment attendre d’eux qu’ils répondent à la question sur l’accompagnement et qu’ils trouvent d’eux-mêmes le terme. Avec du recul, je suis conscient qu’il est très difficile de faire deviner un terme technique à une classe en quelques secondes même s’ils l’ont probablement déjà entendu dans leur environnement. Et si je décide d’en faire un objectif, je dois concentrer plus de moyens pour l’atteindre et accepter de « partir de zéro » pour progresser ensemble. L’utilisation du « Qu’est-ce que vous reconnaissez ? » dans le cadre de l’écoute suivant l’activité chant du thème était ici acceptable et elle a trouvé un écho chez les élèves. J’aurais toutefois pu formuler de manière plus précise : « Quel élément musical reconnaissez-vous ? », par exemple. Ou bien « Y’a-t-il un élément musical qui revient ? Est-ce que vous l’avez déjà rencontré quelque part ? »
Il n’y a pourtant, dans ce questionnement large, aucune paresse intellectuelle de la part du professeur, juste une volonté de laisser ouvert, de ne pas limiter l’élève dans son inspiration, son analyse, de le laisser construire le cheminement vers la réponse. « Qu’est-ce que vous entendez ? », c’est la liberté absolue surtout pour un professeur d’éducation musicale. C’est aussi, malheureusement, une invitation au chaos, à l’absence de repères, de direction donc de clarté. Finalement, c’est surtout une forme – bien involontaire – d’hypocrisie. Lorsque je leur pose la très générale question : « Qu’est-ce que vous entendez ? », j’attends bien une ou plusieurs réponses précises, pourquoi alors être si général ?
« IL FAUT EVITER LES QUESTIONS TROP OUVERTES, SURTOUT LORSQU’ON ATTEND UNE RÉPONSE PRÉCISE »
Cet exemple est non seulement une preuve de l’importance des questions mais de celle du cheminement induit par elles. L’enchaînement des questions importe donc au moins autant que leur qualité individuelle. Car il suffit d’un maillon faible pour annihiler tout un travail préparatoire bien mené.
Cette expérience, je l’ai également faite au cours de ma séquence sur le thème évoquée précédemment. En effet, j’avait sciemment préparé une suite de questions qui devait être le cheminement intellectuel de mes élèves. Prises individuellement, les questions prenaient tout leur sens et « collaient » au thème. Mais c’est leur enchaînement qui pêchait. Les deux premières réponses, faciles à trouver permettaient d’individualiser le thème (question 1) et de compter le nombre de répétitions de celui-ci (question 2). Puis arrivait la fatidique question 3 : « Quel rapport y a-t-il entre ce thème et le la Joconde ? ». Là, je perdis mes pauvres élèves qui ne s’attendaient pas à une montée aussi subite et abrupte après la pente douce des premières questions . Ils n’étaient pas armés pour réaliser un tel parallèle. Je cherchais alors à illustrer le parallèle en vain. J’avais échoué à relever un défi pourtant réaliste, celui que mes 6e s’approprient le nouveau concept dès le premier cours. J’avais bien involontairement instauré la confusion dans leurs esprits et il faudrait du temps et du travail pour en dissiper le brouillard.
Le meilleur chemin vers l’abstrait ? Le concret
L’exemple précédent de mon tuteur sur le dialogue m’amène à évoquer un autre aspect : c’est en partant du concret qu’on peut le mieux aborder l’abstrait. Il est la meilleure porte d’entrée, celle que nous avons tous pris à un moment ou un autre de notre scolarité . De la même manière, nous avons appris à compter des parts de gâteau ou des petites voitures avant que le chiffre devienne une notion abstraite intériorisée et mobilisable à n’importe quel moment de notre vie.
Or, l’abstrait représente une part non négligeable de notre matière. Evanescente, immédiate, omniprésente, la musique ne se laisse pas facilement mettre en mot. On obtient bien peu à coup de définitions tant que leur objet n’est pas réellement intégré. Pour saisir la musique, il faut donc la disséquer. C’est là le rôle de l’abstraction, une faculté indispensable que les élèves sont amenés à développer tout au long de leur scolarité dans différentes matières. Rappelons la définition du Larousse : « Opération intellectuelle qui consiste à isoler par la pensée l’un des caractères de quelque chose et à le considérer indépendamment des autres caractères de l’objet. »
Ma première expérience avec cet aspect eut lieu lors de la conception de la première séance de ma séquence sur le thème évoquée précédemment – ma première « vraie » séquence, je le rappelle – et est le fait d’un « coup de pouce » de mon tuteur. Mon projet original était bien différent de celui que j’ai finalement mis en place à l’occasion de la séance racontée plus haut. Je pensais d’abord me concentrer sur le motif. Première écoute programmée, le célèbre thème de La chevauchée des Valkyries, de par la célébrité de son motif et sa répétition très claire et systématique devait rapidement leur permettre d’apprendre à entendre le motif, sa répétition, ses variations et d’en comprendre le concept. J’envisageais ensuite de leur faire reconnaître l’ostinato de l’accompagnement pour passer enfin aux différentes paramètres du son et à une écoute future de la 5e symphonie de Beethoven, à la prochaine séance par exemple. « C’est trop complexe et trop rapide pour des 6e. Ce n’est pas à leur portée », m’expliquait-il. Le terme « Pas à leur portée » convenait parfaitement. C’est comme si je demandais à un enfant d’1m40 d’attraper une balle en haut d’une armoire de deux mètres. Il n’est pas armé pour cela et toute la bonne volonté du monde n’y peut rien changer.
En effet, j’attendais dès la première séance une capacité d’abstraction telle qu’ils isolent des éléments musicaux (motifs), qu’ils les qualifient (hauteur, timbre, intensité) et qu’ils les confrontent. J’attendais également qu’ils reconnaissent d’autres éléments parallèles (ostinato) à l’élément étudié initialement (motif). Je partais du principe que mes élèves de 6 e étaient capables de mobiliser les capacités d’abstractions nécessaires et que ceci n’était que le premier pas sur notre chemin. Il me fallait me rendre à l’évidence : ce qui pour moi était à peine un premier pas représenterait pour notre première séquence l’ensemble du chemin.
La forme plus importante que le fond ?
Ce titre est volontairement provocateur car il renvoie à un éternel débat entre les partisans de deux camps qui se complètent plus qu’ils s’opposent. Cette partie n’a évidemment pas pour but de promouvoir un enseignement creux et superficiel. Il n’est pas question de vendre du vent à nos élèves et un contenu adapté est une condition sine qua non de la réussite dans l’enseignement de notre manière – et de toute matière d’ailleurs. Toutefois, la loi réciproque s’applique. Un contenu riche et adapté n’exempte pas de soigner la présentation d’une séquence sans laquelle les enseignements risquent de ne pas recueillir de la part des élèves l’adhésion ni la motivation nécessaires pour atteindre effectivement les objectifs fixés.
Une bonne présentation suscite la motivation, excite la soif de savoir et de culture ; elle sort de la salle de classe et peut transformer l’effort en plaisir.6 Ce phénomène est particulièrement fort chez les élèves de REP qui, contrairement à ce qu’on voudrait faire croire, ne manquent ni de curiosité ni d’ouverture… à condition qu’on les stimule. Mais pour atteindre ce but, un important travail d’empathie et de construction est nécessaire, c’est là l’esprit de la démarche sensible. Qu’est-ce qui, dans la présentation d’une séquence, une séance ou une activité, attire l’attention de nos élève, les mobilise et donc les motive ?
La présentation d’une séance, plus qu’un « emballage »
La première séance de ma séquence sur le thème, si elle n’a pas été parfaite dans sa présentation, a tout de même recueilli l’attention des élèves. Intriguées par le cheminement, mes classes sont restées attentives jusqu’à ce qu’elles en comprennent le but. D’une part, elles ont été surprises. Pourquoi chanter ce thème au lieu de s’atteler tout de suite au projet musical ? Pourquoi projeter une image en cours de musique ? La variété des supports et des activités a donc été bénéfique à l’attention et à la concentration des élèves, tout comme le mystère autour du thème de la séance. Les principaux observables en étaient une bonne participation orale, une qualité de silence qu’il n’était pas nécessaire de reconquérir toutes les cinq minutes. Même les manifestations des élèves telles que : « Je ne comprends pas » ou « Pourquoi est-ce qu’on utilise des images en cours de musique ? » étaient le signe d’une réflexion collective et d’une adhésion aux objectifs de la séance. L’idée de faire chanter le thème puis de le faire écouter a également stimulé la surprise mais 6 id. aussi la satisfaction. En effet, tout auditeur éprouve une satisfaction particulière lorsqu’il est confronté à un élément musical déjà connu. Ceci crée un flux dynamique de tensions et de résolutions qui peut influencer les réponses émotionnelles de l’auditeur7 Les meilleurs compositeurs utilisent cette technique avec brio pour créer et satisfaire les attentes des auditeurs – ainsi que les publicitaires et les spécialistes du marketing qui ont bien compris les atouts de la musique dite classique dans ce domaine. Une séance/séquence réussie consisterait donc à créer des attentes, à éveiller la curiosité, voire créer du suspense puis à les satisfaire.
Si les programmes changent, c’est bien parce que les modes de transmission, d’apprentissage des nouvelles générations eux aussi évoluent. Comme souvent, l’enseignant est confronté au dilemme entre fidélité au modèle qui existe depuis plusieurs décennies et modernité. Ce cas de conscience est normal et il repose sur un constat général. Nos cours ne sont plus parole d’évangile – ce qui, en soi, à l’école laïque est logique. L’institution ne nous confère plus, dans le regard des jeunes, l’autorité et l’omniscience des maîtres d’une certaine époque. De fait, il nous est nécessaire de « rendre nos cours intéressants », d’ « accrocher nos élèves », bref de justifier notre présence devant eux et donc de nous poser nombre de questions qui n’existaient pas il y a plusieurs décennies. Face à ce défi de taille, les méthodes ne manquent pas. Encore faut-il oser les appliquer dans le cadre du collège.
Le marketing au service de l’école
Le marketing, cité plus haut, propose des méthodes extrêmement efficaces propres à réconcilier enseignants et élèves, à condition bien sûr qu’elles soient mises au service d’un contenu riche. Le story-telling est l’une d’elles. Tout angliciste qui se respecte aura compris qu’il s’agit ici de raconter –
« to tell », d’où « telling » – des histoires – « story ». Autrement dit, il s’agit d’amener nos enseignements à travers la narration d’histoires – qu’on soit professeur d’histoire ou non. Il ne s’agit pas là de « raconter des histoires » au sens péjoratif du terme, bien au contraire. L’histoire a pour elle plusieurs atouts. D’abord, elle plonge nos élèves dans une réalité qu’ils peuvent explorer par tous les sens. Elle donne donc une dimension concrète à un sujet et, de fait, est un point de départ idéal pour aborder un concept abstrait. Une histoire bien structurée et bien racontée exerce un incroyable attrait sur les élèves.
Qui n’a pas rêvé un jour de mener l’enquête, inspiré en cela par un film, une série, un jeu ou un documentaire ? Tout comme le story-telling, l’enquête représente, de par sa dimension concrète une accroche certaine pour une classe, peu importe le thème abordé. Si elle est prolongée de semaine en semaine, elle tient les élèves en haleine et attise la curiosité. Nous avons vu à travers le concert donné au mois d’octobre à la maison de la radio que même des œuvres complexes comme les Valses nobles et sentimentales de Ravel ou la Sinfonia Buenos Aires d’Astor Piazzolla peuvent donner lieu à des enquêtes – comme celle menée par Benoît Faucher, alias l’inspecteur de la BIP. 8 Le cadre du cours, en interaction directe avec les élèves est particulièrement propice à l’utilisation de ce système. Bien sûr, on ne peut avec une heure de cours par semaine initier d’enquête de grande envergure. Un peu de mystère suffit déjà à stimuler la motivation des élèves. Ainsi, à la troisième séance de ma séquence sur le thème, j’ai voulu faire entendre aux élèves une œuvre musicale où le thème n’est ni reconnaissable, ni « chantable ». Pour cela, j’ai choisi « Personnage à longues oreilles », extrait du Carnaval des animaux de Camille Saint-Saens, morceau d’une minute environ où un violon alterne les registres graves et aigus d’abord de manière régulière puis en accélérant et enfin en ralentissant. Je profitais de la particularité du morceau pour leur demander de tracer un graphique en représentant la hauteur. Puis, dans les dernières minutes du cours, je leur expliquai : « Ce morceau n’est pas seulement un exercice pour entendre la hauteur. Il représente aussi quelque chose, ou plus précisément quelqu’un ». J’eus droit à tous les monstres possibles ou aux scénarios de films d’horreur les plus sophistiqués. Mais personne ne trouva la réponse avant la fin de la séance. Je leur donnai pour mission de réfléchir à la maison, leur donnant simplement le nom du compositeur. A ceux qui vinrent me voir avant de partir, je distillai des informations. La semaines suivante, toutes les classes demandèrent à réentendre le morceau et s’enquirent de sa signification. Certains élèves avaient dû faire des recherches car ils proposèrent tout de suite des noms d’animaux – sans pour autant avoir trouvé le bon. Finalement, je confirmai leur intuition – ou leur résultat de leur travail – concernant l’animal et nous nous posâmes la question comment on pouvait représenter un animal musicalement. « Pour un éléphant, on peut faire quelque chose de très grave », « Pour un oiseau, on peut utiliser une toute petite flûte. » Enfin, nous arrivâmes au fait, ce morceau singeait musicalement le cri d’un animal. Cet indice les mena rapidement à la bonne réponse : un âne. Sans être une enquête policière ou musicologique à proprement parler, cette petite forme avait fait mouche et j’utiliserai ce levier plus souvent à l’avenir.
Une situation de cours (enfin) en mutation
Déjà évoquée dans l’introduction, la situation de cours est un aspect non négligeable et trop longtemps négligé de notre profession. Depuis l’époque des hussards noirs de la République, écrivant à la craie sur un tableau lui aussi noir, debout sur une estrade face à des élèves en blouse trempant une plume dans un encrier, la disposition de la salle de classe n’a pas beaucoup changé et la situation de cours semble s’être figée dans le temps. Le maître omniscient transmet son savoir à un groupe qui n’aura pour but que de satisfaire ses moindres désirs. L’école consisterait en une « transmission frontale des savoirs » .
Cette vision surannée, décrite ici de manière quelque peu caricaturale, correspond pourtant à ce que notre génération a expérimenté sur les bancs de l’école. Nous, les enfants des années 90, années de la guerre du Golfe, fans de Goldorak et Dragon Ball Z, fascinés par la grande époque de l’OM, coincés entre une certaine idée fixe du modèle scolaire et la conscience de la nécessité d’un enseignement conçu pour nous ; pas vraiment d’hier ni de demain, nous n’avons pas (ou si peu) vécu de pédagogie différenciée, de travail par îlot, rarement osé émettre une idée ou un avis en dehors des sentiers battus. Comme le dit l’expression, nous avons « usé nos fonds de culotte sur les bancs de l’école », une école sérieuse, complète, riche en contenus mais qui nécessitait une mutation. Nos tables en bois vermoulu arboraient encore dans l’angle gauche, une cavité de forme ronde, dédiée autrefois à l’encrier, aujourd’hui vestiges de ce passé.
Pourtant, aujourd’hui, la pédagogie parle une autre langue. En éducation musicale, on retrouve cet esprit dans les nouveaux programmes, d’abord ceux de 2008 puis de 2016. Les compétences passent au premier plan, on veut abolir la note ainsi que la restitution systématique par coeur. A mes débuts au collège Edouard Manet, j’étais certes en mesure de le comprendre et de l’appliquer dans mon rapport humain aux élèves mais la conception une séquence relevait du défi, tant mon esprit et l’habitude me ramenaient à mes vieilles conceptions. Mon questionnement personnel dans la conception du cours « sur la table » revenait toujours à : « Qu’est-ce que je vais apprendre à mes élèves ? ».
Je prends l’exemple d’une séquence sur le Moyen-Age conçue pour mes 5e. J’étais tout à fait en mesure d’indiquer les compétences, les notions, les œuvres, voire même les documents que je désirais utiliser. Il n’y en avait, à mon sens, ni trop, ni trop peu pour les capacités de mes deux classes, bien que la 5e5 et la 5e6 présentent des profils bien différents. En revanche, je n’arrivais pas à visualiser vraiment les situations d’apprentissage. Je débutais donc mon premier cours avec une vidéo courte extraite du film Au nom de la Rose, qui représentait une messe célébrée par des moines. Les élèves avaient un questionnaire à remplir, ce qui me permettait d’évaluer leurs connaissances. Nous corrigeâmes dans la foulée et je leur donnais les réponses avec force explication. Puis nous passâmes à un court texte sur le chant grégorien à lire puis à compléter. A la fin de cette séance, j’avais à la fois le sentiment d’avoir fait mon « programme » et celui d’un manque, d’un vide, comme un rendez-vous manqué. J’avais été une fois de plus prisonnier de la disposition des tables qui ont été pour moi comme des barricades dressées entre le professeur et les élèves. J’étais resté derrière ma « ligne Maginot » et personne n’était sorti de sa zone de confort. A cela s’ajoute une dimension, celle du thème. « Tu sais, un cours sur le Moyen-Age, cela peut vite devenir magistral. », m’avertissait mon tuteur Sébastien Cousin. Lors de ma visite à Saint-Germain-en-Laye, Alexandra Degraeve m’avait également plus qu’encouragé à ne pas me limiter à un thème pour construire une séquence. Malheureusement, l’habitude de progresser par sujet – et d’y limiter mon horizon – restait bien ancrée dans mes habitudes.
Le thème a ce « ronron » rassurant du déjà vu, du connu, il évoque dans notre esprit mille œuvres musicales, images et concepts assimilés au cours de nos études et de nos expériences musicales personnelles et se pose à nous comme une évidence. Et puis il nous donne le sentiment d’apporter un contenu structuré à nos élèves, comme un livre d’histoire-géo avec ses chapitres classés par ordre chronologique. A la fin de l’année, ils auront accumulé de nombreuses connaissances dans différents domaines et tous partiront en vacances, le cœur léger et le sentiment du devoir accompli. Sauf que.
Sauf que l’éducation musicale propose une multitude d’entrées et de mises en activité possibles. Sauf que les élèves de REP sont encore plus imperméables à une conception frontale et thématique de l’enseignement que leurs camarades évoluant dans des établissements non-REP.
Sauf qu’à terme, le fameux « ronron » devient également ennuyeux pour le professeur.
La première séance sur le thème aurait donc pu se dérouler autrement si j’avais « cassé » le groupe classe pour une disposition en îlots, notamment pour la fin de la séance. J’aurais favorisé la compréhension en rendant les échanges possibles entre les élèves. La possibilité de communiquer aurait permis à ceux qui ont compris d’aider les autres. M’inspirant de ce que réalise mon tuteur Sébastien Cousin avec ses 5e, j’aurais créé des groupes de « musicologues » chargés d’effectuer des recherches (en classe et/ou à la maison) et d’en présenter en cours les résultats. J’aurais même pu aller encore plus loin en divisant les tâches, concentrant chaque groupe sur un aspect différent du thème, puis en reconstituant le puzzle en classe entière ou bien en donnant à chaque groupe les mêmes questions mais des tableaux différents et des extraits musicaux différents. Il faudrait naturellement un matériel audio spécifique, permettant à chaque groupe d’écouter le morceau sans déranger les autres… La présentation aurait ensuite pu se faire sous la forme d’un exposé où chaque groupe aurait pour mission de chanter le thème devant la classe puis de le faire chanter à la classe. Comme on le voit ici, les possibilités sont infinies et elles sont toutes transposables. Il suffit de « penser la classe autrement. ».
Quant au thème de ma séquence de 6e, j’ai plusieurs alternatives à ma disposition. « Le thème en musique » pouvait par exemple être associé à un paramètre du son, « thème et intensité » – ce que j’ai finalement fait, « thème et timbre » – dans la plupart des exemples choisis, les instruments se « passent » le thème – « thème et hauteur » – le thème est repris à plusieurs hauteurs.
Pour résumer cette partie essentielle sur la forme du cours d’éducation musicale, la phrase suivante pourrait servir de « commandement » pour nous tous : « DES COURS VIVANTS ET DIVERSIFIÉS DANS LEUR FORME COMME DANS LEUR CONTENU FAVORISENT NON SEULEMENT LES APPRENTISSAGES ET LA MOTIVATION MAIS AUSSI LA DISCIPLINE »
Laisser les rênes aux élèves
Dans la lignée de l’exemple précédent, où l’idée d’une élève avait permis l’explication bien plus aisée d’un concept à l’ensemble de la classe, il nous est également possible, dans des conditions particulièrement favorables, de donner aux élèves les rênes, de les laisser aux commandes. En effet, nous avons vu jusque là que la démarche sensible part d’une démarche empathique de l’enseignant avec l’élève. Le summum de la réussite de cette démarche serait donc que l’enseignement émane directement de l’élève sans passer par la figure du professeur. J’avoue, en tant que débutant, m’être peu autorisé cette approche, de peur de perdre le contrôle. Et je suis conscient qu’elle reste un phénomène ponctuel, notamment en début de carrière. Pourtant, je m’y suis parfois essayé avec un certain succès. Ces expériences sont de deux ordres : des cheminements collectifs sciemment guidés et des passations de pouvoir inattendues. Avec pour résultat commun un plaisir partagé et une valorisation des élèves.
Suite à un certain nombre de discussions avec mon tuteur, je décidais de tester la première des deux alternatives : le cheminement collectif. Comme je le précisais au paragraphe précédent, c’est un processus sciemment guidé, voire provoqué. Il a un fondement et des objectifs pédagogiques précis. Son but est de poser un problème et d’amener la classe à résoudre ce problème, le plus souvent en arrivant à une conclusion que l’enseignant avait déjà pensée. Je m’exécutai donc dès les premières semaines avec mes 6e qui semblaient n’avoir pas été habitués à « partir ensemble » et dont les départs restaient désordonnés malgré mes injonctions : « Regardez moi tous ! Concentrez vous ! Respirez avec moi ! » ou mes questions : « Où se trouve la main lorsque vous devez commencer à chanter ? » Il en restait toujours quelques uns – jamais les mêmes – pour partir « au petit bonheur la chance ». Il me semblait que, plus qu’un problème technique, il s’agissait d’une considération « philosophique » : ils ne cherchaient pas à partir ensemble, ils n’en voyaient pas vraiment l’intérêt et se contentaient d’un joyeux brouhaha désordonné. Je leur donnai donc les rênes : « Comment faire pour partir ensemble sans mon aide ? »
Je leur imposai pour cela de tous fermer les yeux et je n’acceptai pas qu’un élève guidât le groupe comme je pouvais le faire. Je cherchais à faire appel à leur intelligence collective, à susciter la cohésion. Heureux d’être mis à profit, les élèves s’employèrent à m’apporter des solutions et à faire des propositions toutes plus intéressantes les unes que les autres. Sur proposition d’Amine, nous essayâmes d’abord sans artifice. Spontanément, la classe devait commencer à chanter comme un seul homme. Sans succès. Le départ était toujours « fragmenté », de sorte que trois démarraient ensemble, sept les suivaient… et c’est seulement à la fin de la première phrase que tout le monde « se retrouvait ». « On peut compter jusqu’à quatre, comme ça, on part ensemble. », proposa Younès. Comme il n’était pas question de désigner un nouveau « chef », ce décompte se fit dans leur tête sur proposition dudit Younès qui donna une indication de tempo. Puis ils essayèrent en frappant les quatre temps tous ensemble sur les tables. Résultat mitigé. On répéta le processus plusieurs fois. Certes, on n’avait pas atteint le succès escompté mais le fait d’essayer avait renforcé l’envie, la conviction collective qu’un départ commun était important. Et d’instinct, ils avaient compris qu’un tempo commun était primordial pour effectuer un départ commun. Finalement, mes 6 e en arrivèrent à la conclusion que l’action d’une personne, un « chef », était nécessaire pour guider un grand groupe comme leur classe. Et ils considéraient que ce rôle me revenait : « Mais qu’est-ce que je dois faire ? », demandai-je de manière faussement naïve – heureusement que j’ai une formation théâtrale de par mon expérience de chanteur lyrique. « Vous comptez jusqu’à quatre. », m’enjoignit Cama. Je comptai donc jusqu’à 4 sans donner le moindre signal de départ. Seule une moitié de la classe partit… mais ensemble. Mes 6e comprirent alors qu’un tempo ne suffisait pas, qu’il fallait donner un signal clair. Mais comment ? « Vous faites quelque chose avec les mains. » Je m’exécutai tout de suite par un geste brusque et inattendu qui causa la débandade dans mon groupe. Je les avais pris par surprise et ils protestèrent : « Non, Monsieur, ce n’est pas comme ça qu’on fait. » « Mais comment alors ? » Ils me montrèrent. Finalement, mes élèves en arrivèrent à… refaire mon propre geste de départ. La boucle était bouclée.
Ce processus de réflexion collective avait permis, en quelques minutes, aux élèves de comprendre des notions élémentaires de la pratique musicale collective. Pour chanter ensemble, il faut partir ensemble. Pour partir ensemble, il faut un tempo commun. Pour avoir un tempo commun, il est plus aisé qu’une personne le donne, un « chef ». Pour qu’un groupe commence à chanter, il faut que le chef fasse un geste décidé et clair. Dans la suite du cours, je donnai aux élèves volontaires ma place pour qu’ils testent eux-même la technique du départ et ressentent cette ivresse mêlée de pression qu’est la direction de choeur. De cette manière, j’avais formé des assistants potentiels prêts à m’aider dans ma pratique musicale future.
Mon principal mérite dans cette activité avait donc été ma position de naïf qui avait obligé le groupe à se prendre en main pour atteindre un objectif. En plus de l’attitude autonome suscitée par cet exercice, il y avait pour mes 6e la satisfaction encore bien plus importante d’avoir atteint un objectif par eux-mêmes.
Mais il est également possible et même très enrichissant de faire appel à l’intelligence collective pour régler des problèmes réels du cours, des impasses, un trou de mémoire ou un manque d’inspiration passager. J’expérimentai cet aspect à plusieurs reprises mais en petit groupe. Ma première expérience eut lieu en octobre suite à un cafouillage administratif qui m’annonçait absent. De fait, trois quarts de la classe avait légitimement pris la tangente. Seuls restèrent – par choix – six élèves. Notre programme du jour était une dernière révision du chant avant l’évaluation – j’avoue, c’était une évaluation de fin de projet musical. Soucieux à la fois de me tenir à mon programme et d’être à la hauteur des attentes de ces élèves qui avaient choisi la « captivité » avec moi plutôt que la « liberté », je commençai donc mon cours tout à fait normalement tout en réfléchissant à l’enrichir, à y ajouter une cerise sur le gâteau pour récompenser mes élèves de leur fidélité. Notre projet musical – qui était aussi mon premier – était une version à trois voix du Lion est mort ce soir, à savoir une percussion vocale (chanter « tikiti » en aspirant les consonnes) qui se transformait en percussion corporelle, une basse et une voix qui chantait la mélodie. De l’avis de mes tuteurs et – de certains de mes élèves, c’était un challenge trop difficile pour des 6 e.. Pourtant, ils s’en acquittèrent remarquablement. Pendant que je dirigeais l’échauffement vocal, je réfléchissais à un moyen d’introduire des instruments mais le stress bridait ma créativité et ma capacité d’improvisation était, en octobre, encore limitée. L’idée des instruments n’avait pas germé que dans ma tête, Noémie y avait aussi réfléchi et, libérée de la pression de la classe, elle livrait ses idées : « Pour les tikiti, on pourrait utiliser des instruments, par exemple ça – elle sortait des maracas – et puis pour les « pom » – c’était la basse – , on pourrait prendre des tam-tam – l’éternel nom des djembés. » Nous sortîmes les instruments, en donnâmes à tous les participants. Mourad donna son idée quant à l’utilisation du djembe et Célia sur les maracas. Je ne fis aucune remarque, ils commencèrent à jouer et me contentai de diriger. Nous répétâmes plusieurs fois, échangeant régulièrement à la fois les instruments et les opinions de chacun – surtout Mourad, Noémie et Célia – quant à l’interprétation et le mode de jeu des instruments. Les élèves avaient tout fait par eux-mêmes, j’en étais le témoin. J’avais presque complètement cédé ma place à ces jeunes enthousiastes et créatifs. J’utilise le mot « presque » car j’avais encore un rôle dans cet ensemble, je dirigeais. L’occasion me sembla propice pour qu’un élève dirige de bout en bout sans mon aide. J’expliquai donc à Noémie quelques rudiments de direction et je m’assis au fond de la classe. Sous mes yeux se déroulait pour la première fois de ma carrière une scène qui m’emplissait de joie : mes 6e faisaient tout par eux-mêmes. J’avais délégué ma place et pouvais me délecter de ce spectacle que seuls de rares métiers permettent d’observer. A ce moment, je compris encore un peu mieux que j’étais bien à ma place dans cette ville, dans cette salle, dans ce collège avec ces jeunes à faire de la musique. J’entrevoyais les possibilités de mon nouveau métier avec ce public de REP et déjà, les projets futurs se dessinaient dans ma tête.
PREMIS, un formidable terrain d’expérimentation
Je pensais avoir atteint, avec cette expérience, le summum de l’autonomie. Mon groupe PREMIS me fit mentir. PREMIS est un dispositif proposé par le département des Hauts-de-Seine pour les élèves de 6e et qui leur permet de bénéficier d’un tutorat régulier avec un adulte du collège ainsi que de la participation à un atelier organisé lui aussi par un salarié quelconque du collège – la majorité sont des enseignants mais une technicienne de surface propose un atelier couture depuis déjà plusieurs années. Je décidai donc de tenter ma chance et d’animer un atelier musical. Je le nommai « Atelier de la création musicale à l’interprétation » et héritai ainsi de sept 6e : Clarisse, Andy, Olivier, Miradieu, Rayan, Valentin et Mourad, ainsi que d’une 5e ULIS : Nour, qui avaient choisi de tenter l’aventure avec moi. Mon emploi du temps me permettait malheureusement de ne pratiquer qu’une heure par semaine contrairement aux autres ateliers mais je relevai le défi avec ce groupe.
Nous passâmes les premières semaines à faire connaissance à travers des jeux de rythme incluant les prénoms en percussion corporelle. Puis nous nous saisîmes des instruments et commençâmes, toujours par le jeu, à nous familiariser avec eux. En janvier, nous avions 6 à 7 semaines derrière nous. J’appris alors qu’une présentation des ateliers était prévue et qu’il nous restait deux semaines pour la préparer et la répéter. J’avais tant travaillé à la cohésion du groupe – qui, entre temps, s’était autoproclamé « Manet Music » et avait créé un logo – que je n’avais pas de résultat concret à présenter. J’imaginais pour la séance suivante un jeu d’improvisation qui devait durer dix minutes et servir d’échauffement avant de passer à mon projet pour la présentation. Le principe était simple. Les chaises avaient été préalablement disposées sur les côtés formant un large cercle et libérant au centre un espace suffisant pour déambuler. J’avais réparti dans cet espace plusieurs instruments : deux djembés, un xylophone, des maracas, un tambourin, une cymbale et un guirro. Les 8 membres du groupe devaient déambuler dans l’espace et, lorsque je frappais des mains, se servir du premier instrument qu’ils trouvaient et improviser.
Je n’avais pas la moindre idée des possibilités de réussite de cet exercice que j’expérimentais à cette occasion. Les mots du professeur de technologie qui organise PREMIS résonnaient encore à mes oreilles : « Tu veux faire improviser des 6e ? C’est pas un peu tôt quand-même ? » Jusque là, ces propos m’avaient dissuadé de m’aventurer sur ce terrain. Mais en ce mercredi, ma décision était prise. Ils improviseraient.
Les élèves entrèrent et s’étonnèrent de trouver la salle ainsi agencée. Les instruments disposés au milieu aiguisèrent leur curiosité. Lorsque je leur expliquai le principe de l’exercice, ils ne parurent pas étonnés et s’exécutèrent. Il n’y eut aucun désordre et je n’eus qu’une fois à rappeler qu’il était interdit d’arracher un instrument des mains de l’autre et qu’il fallait déambuler dans toute la salle et non tourner toujours autour d’un même instrument. Les premiers résultats furent cacophoniques, comme je l’attendais. Toutefois, je ne me laissai pas décourager et leur demandai de s’écouter plus. Il suffit d’une seule fois et la magie opéra. Mes élèves se mirent à improviser ensemble, à dialoguer, à s’observer, à s’arrêter pour écouter puis reprendre. Même mon Andy, garçon noir corpulent à la voix grave, connu pour ses remarques intempestives en cours, ses siestes non homologuées et une certaine tendance à maltraiter ses camarades, avait le regard rivé sur Nour pour répondre correctement au motif rythmique qu’elle proposait. A travers la musique, ces élèves exprimaient mieux qu’à travers nul autre langage leur maturité et leur sensibilité. Et j’étais fier de pouvoir en être l’instigateur. Je décidai que ce qui devait rester un exercice deviendrait notre contribution à la présentation PREMIS.
Nous travaillâmes alors à une complète autonomie du groupe. Pour cela, je donnai à chaque membre de « Manet Music » un numéro et leur demandai de frapper eux-même dans les mains pour lancer l’improvisation, chacun à leur tour, dans l’ordre des numéros que je venais de leur attribuer. Puis nous nous attelâmes au travail technique. D’abord, il y avait les départs qui, jusque là, avaient été donnés par moi. Nous décidâmes que celui dont c’était le tour de frapper dans les mains avait aussi la responsabilité de donner le départ par une respiration claire ou un geste. Les autres devaient être attentifs et regarder dans sa direction pour commencer à jouer en même temps que lui. Quant aux fins, Mourad proposa que celui qui avait le glockenspiel en prenne la responsabilité en jouant un glissando. Tous savaient alors que l’improvisation avait atteint son terme et qu’ils devaient « trouver une conclusion ». Cet aspect ne posa quasiment jamais problème car le joueur de glockenspiel sentait quand l’improvisation « s’essoufflait » ou bien repérait le moment opportun pour conclure.
Nous passâmes le reste de la séance à apprendre les quelques notes du début d’ Au clair de la Lune que je décidai de présenter également sous forme d’improvisation. Rayan, le plus précis et rigoureux du groupe commençait à jouer le thème au glockenspiel, puis un deuxième instrument s’ajoutait en improvisant, puis un troisième, etc. De la même manière, les instruments se retiraient un à un, laissant le mot de la fin à Rayan, très appliqué avec son glockenspiel. Contrairement au premier exercice qui accouchait souvent d’une forme changeante, peinant parfois à trouver une pulsation commune, celui-ci, permettait de créer une sorte de boucle plus stable, s’enrichissant de l’apport de chaque instrumentiste. Nous testâmes différentes configurations et décidâmes ensemble de l’ordre d’entrée des instruments.
Tous étaient donc prêts…sauf moi. En effet, ce mercredi-là, j’avais une formation de tronc commun à l’ESPE qui se terminait à 15h30 à Molitor. Or, la présentation avait lieu à Villeneuve-La- Garenne et se terminait à 16h00. Avec une heure de trajet incluant deux changements, je ne pouvais décemment pas espérer arriver en temps et en heure. Je négociai donc avec mon formateur pour sortir à 14h30 et arriver ainsi à 15h30 à mon collège, ce qui me laissait juste le temps de préparer les instruments et de lancer mon groupe dans l’arène sous les yeux de leurs parents, camarades et des personnels du collège impliqués dans le dispositif PREMIS. Ce mercredi-là, j’étais plus nerveux qu’à l’accoutumée. Je peinais à me concentrer en tronc commun – mon formateur me l’aura certainement pardonné – et je m’échappais encore un peu plus tôt que prévu pour parer à l’éventualité d’un retard ou d’une mauvaise correspondance. À 15h25, j’étais devant le collège, m’apprêtais à entrer… et croisais Valentin qui, justement, en revenait. Je lui faisais part de ma surprise : « Non, Monsieur, mais on est déjà passés. » J’entrai en trombe dans l’établissement, me dirigeai vers le réfectoire qui avait été transformé en salle polyvalente pour l’occasion. En premier, je croisai Andy. Un sourire au lèvre et une part de gâteau dans les mains, il me dit « Oui, on est passé. Ça s’est bien passé ». Parents, élèves et collègues étaient également présents dans la salle pour le traditionnel goûter. Mes collègues venaient vers moi un à un pour me féliciter. Je restai abasourdi et interrogeai par la suite Mickaël, le coordonnateur du dispositif PREMIS et professeur de technologie qui m’avait dissuadé de faire improviser les élèves. Il me raconta la présentation par le menu : « Tes élèves ont été très autonomes. On t’a attendu jusqu’au dernier moment – qui, au passage avait été avancé d’une demi-heure – et puis, comme on ne te voyait pas venir, j’ai demandé aux élèves s’ils pouvaient présenter quelque chose. Ils ont dit oui. Je les ai accompagnés dans la salle de musique, ils ont choisi eux-mêmes les instruments et nous les avons transportés dans le réfectoire. Quand ça a été leur tour, Mourad a présenté le groupe et l’improvisation – il m’avait lu un petit texte de présentation de sa propre initiative et nous l’avions perfectionné ensemble. Et puis ils ont joué. Le public a été très content. »
Malheureusement, il n’y avait que du jus d’orange pour me remettre de ma surprise. Mais quelques minutes me suffirent pour prendre conscience de ce qui venait de se passer. Moi qui recherchais à mener mon groupe PREMIS vers l’autonomie, je venais d’être dépassé par mon propre concept. Mes élèves de 11 ans s’étaient affranchis du maître. Ils avaient à eux seuls et en une seule prestation surmonté nombre d’obstacles qui, même pour nous adultes, représentent une difficulté certaine. Ajoutons que ces jeunes, à l’exception de Clarisse et Miradieu, n’avaient auparavant pas reçu de formation musicale. Cette posture de musicien est donc d’autant plus admirable et témoigne des talents cachés et inexploités de ces élèves.
Ce qui a fait le succès inattendu de cette expérience c’est la présence d’une autonomie à la fois politique et cognitive. La première consiste à « la mise ne place d’une espace régi par des règles du jeu explicite que l’élève doit pouvoir s’approprier pour se libérer de la dépendance vis-à-vis du professeur 9», objectif clairement atteint dans l’exemple précédent. Quant à l’autonomie cognitive, elle renvoie « à la liberté laissée à l’élève de rechercher, sélectionner, exploiter des informations ou procéder à des expérimentations pour construire son savoir. ». À travers l’improvisation, elle était omniprésente à la fois de par la tâche en elle-même mais aussi de par la recherche collective qu’elle implique.
Ses vertus sont multiples mais il en est une que je placerais au-dessus, c’est la dimension éducative à proprement parler, obtenue à la fois grâce au travail de groupe et grâce à la dimension intime et personnelle d’une production musicale, qui plus est improvisée. Écoute de l’autre, tolérance, entraide, respect de points de vue différents …10 finalement un véritable esprit d’équipe qui rejoint complètement les enjeux définis par les nouveaux programmes à la fois « Explorer, imaginer et produire » et « Échanger, partager, argumenter et débattre » ainsi que la 3e composante du socle commun de compétences et de culture. L’éducation musicale fait la preuve qu’elle a une place prépondérante dans l’éducation du citoyen au collège. Mais le cognitif n’est pas à ignorer. À travers cette autonomie, les élèves ont également expérimenté un autre rapport au savoir qui leur a procuré à la fois le plaisir d’apprendre, une ouverture sur le monde et a renforcé leur confiance en eux.
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Table des matières
I. Un chanteur d’opéra en REP
I-1. De Vienne à Villeneuve-la-Garenne : une trajectoire improbable ?
I.2. Une année au collège Edouard Manet
I-2-1. La REP, derrière l’acronyme, une réalité complexe
I-2-2. La motivation, moteur des apprentissages en REP..
II La démarche sensible et ses multiples facettes
II-1. Une expérience vécue : la séquence sur « le thème en musique »
II-2. La clarté, une condition fondamentale
II-3. Le meilleur chemin vers l’abstrait ? Le concret
II-4. La forme plus importante que le fond ? ..
II-4-1. La présentation d’une séance, plus qu’un « emballage »
II-4-2. Une situation de cours (enfin) en mutation
II-5. Du cours pour l’élève au cours par l’élève
II-5-1. Accepter l’imprévu
II-5-2. Laisser les rênes aux élèves
II-5-3. PREMIS, un formidable terrain d’expérimentation
II-6 La bienveillance, condition sine qua non d’une démarche réussie
II-6-1. Au-delà des caricatures
II-6-2. Notre meilleur élève ? Nous-même
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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