Définitions et typologies
Même étant souvent considérée comme une société frauduleuse, la société écran n’apparait pas toujours comme telle. En effet, s’agissant d’une société de complaisance, elle est parfaitement valide quand les règles de droit ont été respectées lors de sa constitution et il se pourrait que le but poursuivi soit aussi parfaitement légal, non frauduleux. De ce fait, ce qui est complaisant n’est pas forcément illicite.
Pour mieux appréhender le concept de l’illicéité (Chapitre 1) et de la complaisance (Chapitre 2) de la société écran, il serait préférable d’analyser les deux concepts avant d’apporter une réponse à notre problématique.
L’illicéité
Du point de vue du droit général, l’illicéité est définie comme le « caractère de ce qui n’est pas permis, de ce qui est contraire à un texte (loi, décret, arrêté), à l’ordre public, aux bonnes moeurs26. La définition donnée par CUTAJAR rejoint celle du droit général : « Dans le sens courant, est illicite ce qui est défendu par la loi ou par la morale. Et au sens juridique, est illicite ce qui viole le droit27 ». Et pour Serge BRAUDO, l’adjectif « illicite » caractérise un acte qui est prohibé par la loi ou par une disposition réglementaire28. Ainsi, la société écran ne sera qualifiée d’illicite que si elle est contraire à la loi, à l’ordre public, aux bonnes moeurs ; si elle viole le droit. Or, comme on a pu constater précédemment, quand on parle de société écran, on peut se référer à une notion fondamentale qui est celle de la personnalité morale. Et cela permet de définir la société écran comme une mise en oeuvre de la personnalité morale non conforme à sa nature juridique. Autrement dit, elle est le résultat de la mise en oeuvre abusive de la personnalité morale.
On peut alors observer un écran de pseudo personnalité morale derrière laquelle les « pseudo associés » ou le « pseudo dirigeant » se cache. La société écran existe, donc, dès lors qu’il est possible de constater une utilisation abusive de la personnalité morale par ses supposés associés. Non seulement, elle viole le droit, mais aussi elle pourrait porter atteinte à l’ordre public, aux bonnes moeurs. L’établissement d’une société écran porte préjudice à l’ordre public dans la mesure où elle sert à des fins frauduleuses dont le blanchiment d’argent ou l’évasion fiscale ; elle porte atteinte aux bonnes moeurs quand elle est utilisée dans des opérations dans lesquelles sont identifiés des actes de corruption.
Le déroulement d’une opération qui présente une finalité corruptrice se divise en quatre phases :
– L’opération de corruption se traduit par un accord sur « la chose et le prix », car nous sommes dans le cadre du consentement illégal;
– Une surfacturation directe : il s’agit de générer un produit sans justification économique réelle, ce qui permet de payer la corruption sans déséquilibrer l’opération ;
– la mise en place d’une documentation falsifiée qui permet de justifier la sortie des fonds ou une rentrée de fonds illicite ;
– enfin, l’organisation « en bon père de famille » de la vie du corrompu ; à partir d’un certain niveau de liquidités, les espèces deviennent trop voyantes justifiant la mise en place d’une société écran.
En conséquence, le caractère illicite de la société écran est avéré. Remarquons que la société écran réunit tous les éléments caractéristiques du contrat de société (apport, partage des bénéfices et pertes, minimum deux associés, affectio societatis) et jouit de la personnalité morale. Or, elle est utilisée chaque fois que les intéressés ne veulent pas révéler aux tiers leur véritable activité ; donc elle n’a pas d’existence réelle. Pourtant, elle n’est pas réprimée par la loi du moment où elle ne porte pas atteinte aux droits des tiers. Dans cette mesure, elle se rapproche des sociétés en participation. La société en participation est une forme de société de fait. Elle réunit aussi tous les éléments caractéristiques du contrat de société et elle est utilisée chaque fois que les intéressés ne veulent pas révéler aux tiers leur association.
La différence est que, alors que la société écran dispose d’une personnalité morale, la société en participation, quant à elle, n’en dispose pas. En effet, les associés de cette dernière ont convenu de ne pas l’immatriculer. Par conséquent, la société ne peut pas jouir des attributs de la personnalité morale. Ceux-ci conviennent secrètement d’entreprendre en commun une ou plusieurs opérations déterminées et fixent, toujours secrètement, les conditions de leur coopération. Seul le gérant apparaît alors aux yeux des tiers : il agit avec eux, en son nom et pour son compte personnel, sans révéler aux tiers l’accord d’association l’unissant à ses associés ; on parle de société occulte. Toutefois, la société en participation peut être ostensible, c’est à dire révélée aux tiers dès lors que les associés agissent en tant que tels à leur égard mais sans avoir fait immatriculer leur société. Mais malgré qu’elle n’ait pas de personnalité morale, elle est une véritable société, elle existe et elle est réelle. De ce fait, elle n’est pas réprimée par la loi même si elle ne peut pas jouir des attributs de la personnalité morale.
Que ce soit avec la société écran ou la société en participation, le but est de ne pas révéler aux tiers leur activité. C’est parfaitement légal pour les deux types de société tant que cela ne porte pas préjudice aux tiers. Pour la société écran qui dispose de la personnalité morale, il ne faut pas, comme on l’a déjà mentionné, qu’il y ait abus. En fait, la société qui jouit de l’autonomie juridique a une autonomie totale. Elle a les mêmes droits et les mêmes pouvoirs que ceux attribués à la personne physique. Et pour éviter qu’il y ait utilisation abusive et frauduleuse du concept de personnalité morale, il faut qu’il y ait une transparence totale au sein de la société. Mais pour qu’il y ait transparence, la personne morale doit être tout à fait laissée de côté et que seuls les actionnaires sont pris en considération . Or, dans les sociétés écrans, les véritables associés sont non identifiables. Ceux qui apparaissent dans les statuts ou dans les contrats ne sont souvent que des prête-noms.
Par conséquent, il est difficile de distinguer si c’est la société personne morale ou l’associé personne physique qui agit. De plus, l’associé pourrait s’abriter derrière le paravent de la personnalité morale pour accomplir des actes ou jouir de droits qu’il ne pouvait accomplir ou dont il ne pouvait jouir en tant qu’individu. A titre d’exemple, une société offshore de l’Ile de Man, détenue par un trust, possède de l’argent non déclaré pour le compte d’une riche famille américaine. Afin de rapatrier cet argent aux Etats-Unis, cette famille va faire en sorte que la société basée sur cette île leur transfert régulièrement des liquidités qu’ils vont faire passer pour des crédits. Dans ce cas, la société offshore accorde un prêt à la société écran des Caïmans également contrôlée dans le plus grand secret par les américains. Une fois le prêt accepté, cette société va à son tour transférer le même montant sur un compte en banque personnel appartenant à cette famille aux Etats-Unis. Cette opération est ainsi diligentée par un administrateur de la société de l’île de Man et des Caïmans. Ainsi, l’opacité des sociétés ici est assurée par l’opacité des trustees et le secret des transactions .
On peut ainsi en déduire que les trustees et l’administrateur ont profité du fait que les sociétés offshores de l’île de Man et de l’île des Caïmans sont des sociétés parfaitement valides pour effectuer les transactions. En d’autres mots, ils se sont abrités derrière le paravent de la personnalité morale de ces sociétés pour réaliser en toute légalité leur transfert. Il y a, dans ce cas, utilisation abusive de la personnalité morale de la société. D’où l’exigence de la transparence pour servir de frein à cela.
Complaisance
A premier abord, la complaisance est définie comme la disposition d’esprit de celui qui cherche à faire plaisir en s’adaptant aux goûts ou aux désirs de quelqu’un34. Cela pourrait s’expliquer par le fait que pour arriver à ses fins (faire plaisir à quelqu’un), la personne qui agit avec complaisance s’efforce de faire ce que son interlocuteur veut sans pour autant qu’elle en tire des profits. En d’autres termes, elle veut seulement faire plaisir à quelqu’un quand elle adopte ce comportement. Si on transpose cette définition à celle de la société écran définie comme société de complaisance, il est à constater qu’il n’est pas rare que des personnes deviennent associées uniquement pour rendre service à un proche, un parent, un ami, qui est le seul véritablement intéressé à la vie de la société35. On peut dans ce cas dire qu’elles agissent avec complaisance ; et à plus forte raison ce sont des associés de complaisance. Autrefois, une raison majeure à ce genre de service était le fait que pour constituer une SARL, il fallait être au moins deux. Mais cela a changé puisque désormais, la SARL peut être unipersonnelle par la création d’une entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée. Mais à l’heure actuelle, deux raisons essentielles peuvent expliquer le recours à des associés de complaisance dans les SARL. Tout d’abord, il s’agit de la préoccupation d’avoir une gérance minoritaire.
En effet, pour apparaitre comme détenant au maximum la moitié des parts de la société, l’associé gérant ou les associés gérants masquent l’importance des droits qu’ils détiennent et s’abritent derrière les associés de complaisance qu’ils utilisent à leur guise. Ensuite, comme les voix se pèsent et comptent tout à la fois pour les décisions les plus importantes dans les SARL, un associé détenant plus des trois quarts des parts composant le capital social cherchera à s’assurer la majorité en nombre des associés.
En fait, les motivations de recourir aux associés de complaisance sont diverses mais dans la plupart des cas, elles n’ont rien de frauduleux du moment où il ne s’agit pas de contourner une interdiction légale ou conventionnelle. Prenons un exemple de violation d’une interdiction conventionnelle : feindre d’intégrer une société et devenir un associé de complaisance dans le but de faire échec à une clause de non-concurrence.
Mais on peut aussi définir la « complaisance » avec une autre approche. Quelques expressions ou termes peuvent nous aider à éclairer ce concept tels « emplois de complaisance » qui signifie emplois fictifs ; « mariage de complaisance » qui est un mariage simulé ; « factures de complaisance » signifiant factures fictives37. Le mot « simulé » a son importance dans la définition de la complaisance et on peut constater que le terme « fictif » se répète.
Il s’agit aussi d’un désir de complaire poussé jusqu’à l’hypocrisie ou à la malhonnêteté.
Prenons un exemple de ce comportement : un sourire ou un rire de complaisance. Il y a donc une volonté de faire croire à quelqu’un que l’on sourit ou que l’on rit avec honnêteté. Or, tel n’est pas le cas, on « fait simplement semblant » de sourire ou de rire. Ainsi, quand on agit avec complaisance, on ne fait que « feindre », « simuler », « faire semblant ». Et cela se manifeste par l’agissement avec hypocrisie et malhonnêteté.
Si on définit, en conséquence, la société écran comme étant une « société de complaisance », on pourrait dire qu’il s’agit d’une société simulée, fictive, une société que les associés veulent faire croire aux tiers qu’il s’agit bien d’une société réelle, valide et fonctionnelle.
Quand on parle de complaisance, on a tendance à penser à premier abord qu’on est confronté à une situation frauduleuse, contraire à la loi. Par conséquent, en entendant les termes de « société simulée », « société fictive », « société écran » qui est une société de complaisance, l’illicéité vient tout de suite à l’esprit de celui qui se trouve confronté auxdits termes. Or, ce qui est complaisant n’est pas toujours, ni forcément illicite. Et c’est ce qu’on va essayer de démontrer dans les deux parties de notre étude.
L’illicéité de la société écran en tant que conséquence de son caractère complaisant
Comme on l’a mentionné plus haut, la société écran est une société fictive, elle n’existe qu’en apparence. Notamment, elle consiste à créer une apparence dissociée de la réalité juridique.
De ce fait, on se fonde sur l’apparence d’une situation pour lui faire produire des effets juridiques qui ne lui sont pas normalement attachés puisqu’en réalité, au-delà de l’apparence, elle ne remplit pas les conditions nécessaires à cette fin. On peut ainsi en déduire qu’en revêtant un caractère complaisant, la société écran profite à ses associés et sert d’outil à ces derniers pour arriver à une fin frauduleuse. Il y a donc tromperie, fraude. Pour démontrer que c’est le caractère complaisant de la société écran qui engendre son illicéité, on verra que cette société dite société de complaisance utilise un procédé frauduleux (Chapitre 1) ; et qu’en conséquence, elle est utilisée comme objet de fraude (Chapitre 2) et comme moyen de fraude (Chapitre 3).
Utilisation d’un procédé frauduleux par la société de complaisance
La société écran profite de son caractère complaisant pour tromper les tiers. En effet, en croyant qu’il s’agit d’une société réelle, valide et jouissant d’une personnalité morale, ceux-ci sont convaincus de la légalité des actes passés par ladite société. Dans ce cas, elle trompe les tiers et il y a fraude par conséquent. Mais pour pouvoir dire que le procédé mis en œuvre par la société écran consiste en une fraude, essayons de définir la fraude en distinguant la fraude au sens commun (Section 1) de la fraude au sens juridique (Section 2).
La fraude au sens commun
Au sens large et conçue objectivement, la fraude est définie comme un « acte commis de mauvaise foi dans l’intention de tromper ». Le terme « mauvaise foi » caractérise donc la fraude ; et avoir une intention de tromper est synonyme de fraude. Si on calque cette définition sur la société écran, société de complaisance, on pourrait dire que dans l’intention de tromper, la mauvaise foi des associés ne peut être qu’apparente.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
Partie Préliminaire : Définitions et typologies
Partie I : L’illicéité de la société écran en tant que conséquence de son caractère complaisant
Chapitre 1 : L’utilisation d’un procédé frauduleux par la société de complaisance
Chapitre 2 : La société écran utilisée comme objet de fraude
Chapitre 3 : La société écran utilisée comme moyen de fraude
Partie II : La prééminence du caractère complaisant de la société écran
Chapitre 1 : Utilisation du système offshore
Section 1 : Dissimulation d’identité
Section 2 : L’optimisation fiscale
Chapitre II : Le droit maritime : un champ d’application important de la société écran
Section 1 : Pavillons de complaisance
Section 2 : Les single ship companies
CONCLUSION
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