La prédominance de la vue dans l’architecture

Une architecture émotionnelle et sensitive

La prédominance de la vue dans l’architecture

Notre culture occidentale donne depuis très longtemps une grande importance à la vue par rapport aux autres sens dans notre appréhension de l’environnement et de l’architecture. Juhani Pallasmaa explique dans son ouvrage The eyes of the skin qu’à l’époque de la Grèce antique, Héraclite affirmait déjà que « The eyes are more exact witnesses than the ears »1. Il est connu que l’architecture des temples grecs était élaborée de manière à corriger les déformations visuelles engendrées par la perspective. L’espacement entre les colonnes, leur inclinaison, la courbure des planchers ou du sol était guidée par le voeu de rétablir une géométrie parfaite au bâtiment en dépit des effets de perspective. Elle continue en expliquant que cette prédominance de la vue est également observable durant la Renaissance, où les sens sont même classés hiérarchiquement avec la vue au sommet et le toucher tout en bas, et dans la pensée moderniste. Juhani Pallasmaa cite des déclarations de Le Corbusier telles que « I exist in life only if i can see », « one needs to see clearly in order to undertand » « Man looks at the creation of architecture with his eyes, wich are 5 feet 6 inches from the ground », «Architecture is a plastic thing. I mean by “plastic” what is seen and measured by the eyes » qui rendent claire l’importance donnée à la vue dans les théories modernistes.
Aujourd’hui, on pourrait presque qualifier cette tendance à privilégier le visuel comme une réelle suprématie de la vue sur les autres sens.
Le développement sans précédent des moyens de communications et la présence de plus en plus importante d’écrans dans notre quotidien a renforcé ce sens et annihilé de plus en plus les autres. David Harvey, cité par Juhani Pallasmaa, dit très justement qu’aujourd’hui « A rush of images from different spaces almost simultaneously, collapsing the world’s spaces into a series of images on television screen… the image of places and spaces becomes as open to production and ephemeral use as any other [commodity] ».
Les occasions de toucher, de sentir, de ressentir un lieu sont de moins en moins présentes. La production architecturale de ces dernières décennies s’est également tournée vers cette prédominance du visuel. Pour Juhani Pallasmaa « The ocular bias has never been more apparent in the art of architecture than in the past 30 years, as a type of architecture, aimed at a striking and
memorable visual image, has predominated. Instead of an existentially grounded plastic and spatial experience, architecture has adopted the psychological strategy of advertising and instant persuasion ; buildings have turned into image products detached from existential depth and sincerity ».
Il est malgré tout indéniable que la vue est le sens le plus important pour comprendre les dimensions spatiales de notre environnement, naturel ou construit. Nous comprenons les trois dimensions, les distances entre les objets et la façon dont ils interagissent entre eux, grâce à la vue. Pourtant, Lisa Heschong insiste sur le fait que « si la vue autorise une perception du monde en trois dimensions, nos autres sens contribuent à révéler au moins une dimension de plus si ce n’est davantage »5. Yi-Fu Tuan, cité dans Architecture et volupté thermique, a réalisé une étude sur
la perception de l’environnement en 1974 et associé à chaque sens une manière différente de comprendre le monde. La vue, qui permet de comprendre les trois dimensions, serait un sens « plutôt statique. Bien que nous percevions un mouvement nous tendons à ne garder le souvenir que d’images fixes ». Les autres sens, eux, donnent une autre valeur à la compréhension que nous avons de notre environnement. Ainsi, l’odorat serait lié à la mémoire, il note que « les senteurs ont le pouvoir d’éveiller la mémoire précise et la charge émotionnelle des événements et des scènes passées ». Lorsque je sens pour la première fois les herbes coupées en ville, par exemple, les souvenirs des après-midis ensoleillés des premiers jours de jardinage à la campagne me reviennent immédiatement en mémoire. Un autre exemple, bien plus universel, serait sûrement celui de l’odeur du plat fétiche de nos grand-mères.
Elle suffit souvent à faire resurgir une vague de souvenirs d’enfance. Ce même exemple semble indiquer que le sens du goût aurait également la faculté d’interroger la mémoire et de faire ressurgir les souvenirs.
L’ouïe, quant à elle, serait plutôt un sens lié au temps. La mémorisation des chants et des mélodies demande une appréciation du temps qui passe. Dans son étude, Yi-Fu Tuan écrit : « avec la surdité la vie semble ralentir, comme glacé, et le temps perd sa progression ». Enfin, pour lui, le sens tactile serait lié à l’immédiateté.
Le simple fait de toucher un objet nous permet en effet d’être certain que « nous sommes dans la pleine réalité d’un instant et d’un lieu comme l’on se pince pour bien se rendre compte que l’on ne rêve pas ». En accord avec cette étude, Juhani Pallasmaa écrit que « The eye is the organ of distance and separation, whereas touch is the sense of nearness, intimacy and affection. The eye surveys, controls and investigates, whereas touch approaches and caresses ».
Cette étude montre que donner une importance supérieure au sens de la vue a pour conséquence de nous déconnecter du réel de l’espace. Pour Juhani Pallasmaa « The dominance of the eye and the suppression of the other senses tends to push us into detachment, isolation and exteriority »10. Lisa Heschong explique ce phénomène en disant que « Chacun [de nos sens] contribue à une meilleure compréhension de l’information sensorielle. En réalité, nous n’avons pas la faculté de comprendre l’information émise depuis un sens particulier sans qu’elle ne soit reliée à l’information émise par nos autres sens ». De plus, pour elle « Les expériences les plus précises sont celles qui impliquent instantanément l’ensemble des sens ». Chaque sens nous permet de collecter des informations sur l’espace mais ces quelques informations ne permettent pas à elles seules d’appréhender l’environnement dans son entier. La fascination que nous inspire le feu pourrait être lié au fait qu’il stimule tous les sens en même temps. « Le feu brille et scintille d’une lueur toujours plus mouvante et changeante. Il crépite et siffle, exhale les senteurs de la fumée, du bois, ou emplit la pièce du fumet d’une nourriture exquise. Le feu nous pénètre de sa chaleur ».
Les flammes mouvantes projetées sur un écran que l’on trouve parfois dans les salons ont beau refléter l’image du feu, les regarder ne donnera jamais la même émotion emprunte de fascination que l’expérience de se tenir au côté ne serait-ce que de quelques flammèches. De la même manière, accentuer la valeur de la vue dans la production de l’architecture amène à en perdre l’essence. Pour Juhani Pallasmaa « The eye collaborates with the body and the other senses. One’s sense of reality is strengthened and articulates by this constant interaction.
Architecture is essentially an extension of nature into the man-made realm, providing the ground for perception and the horizon of experiencing and understanding the world. It is not an isolated ans self-sufficient artifact ; it directs our attention and existential experience to wider horizons ».
Toutes les avancées technologiques de ces dernières décennies, telles que l’imagerie 3D, la réalité virtuelle ou le développement des réseaux de communication qui permettent d’observer l’autre bout du monde à travers un écran, sont fascinantes mais mettent à mal notre connexion à la complexité sensorielle des lieux et de leurs ambiances. L’exemple du feu montre bien que ces ambiances sont faites de matières invisibles, sensibles, qui, mises ensemble permettent de réellement expérimenter un lieu. Juhani Pallasmaa pense que l’importance grandissante donnée au visuel et également au virtuel se reflète dans nos comportements : « Instead of experiencing our being in the world, we behold it from outside as spectators of images projected on the surface of the retina ». De plus, cette extériorité est ressentie jusque dans nos habitations, qui sont de plus en plus neutres émotionnellement parlant. Juhani Pallasmaa va même jusqu’à parler de « the inhumanity of contemporary architecture and cities can be understood as the consequences of the negligence of the body and the senses, and an imbalance in our sensory system ».

Toucher le vide par les sens, la peau, la respiration : le sens thermique, un sixième sens

Comme nous l’a révélé l’étude de Yi- Fu Tuan, le sens du toucher, à l’inverse de la vue, permet sans conteste d’avoir une relation immédiate avec notre environnement. Avec ce sens, il est impossible d’avoir une distance avec l’espace. Pour Pallasmaa, le toucher réuni même l’ensemble des autres : « All the senses, including vision, can be regarded as extension of the sense of touch – as specialisations of the skin. They define the interface between the skin and the environment – between the opaque interiority of the body and the exteriority of the world ». C’est également ce sens, par son caractère certain et immédiat, qui permet d’éduquer les autres, et notamment la vision. Lorsque nous sommes enfants, nous apprenons à voir grâce à nos expériences tactiles de l’environnement. Juhani Pallasmaa cite, par exemple, la vision de Georges Berkeley, philosophe irlandais du XVIIIème, sur cet apprentissage par le toucher. Il rapporte ainsi que « vision needs the help of touch, which provides sensations of « solidity, resistance […] »; sight detached from touch could not « have any idea of distance, outness, or profundity, nor consequently of space or body» ».
Ce que Pallasmaa définit comme l’interface entre l’intérieur de notre corps et l’environnement, cette exacerbation du toucher, nous permet à la fois de mieux comprendre les éléments visibles de notre environnement et de ressentir les paysages invisibles qui le composent.
C’est en effet par notre peau et notre respiration que nous touchons le vide de l’espace et que nous ressentons ce que la vue ne peut pas capter. Ce vide est défini par les caractéristiques de l’air présent dans un lieu à un moment donné. Ces caractéristiques sont aussi bien les sons recueillis par l’ouïe, les odeurs recueillies par l’odorat, que la température de l’air, sa vitesse ou son humidité.
Ces trois derniers paramètres sont étroitement liés à la notion de climat et sont captés par notre peau grâce à « des détecteurs nerveux spécifiques dont l’unique fonction est de nous informer si nous avons trop chaud ou trop froid ». Lisa Heschong nomme cette faculté à capter les paramètres climatiques de l’air « le sens thermique », qu’elle vient ajouter au cinq sens traditionnels. Il existe trois sortes différentes d’échanges thermiques entre le corps et l’environnement.
Le sens thermique présente deux caractéristiques. La première est qu’il ne peut pas être interrompu. Il permet de capter en permanence les attributs thermiques, climatiques d’un espace et se place ainsi en lien perpétuel avec l’environnement. « Contrairement à la vue ou à l’ouïe, le sens thermique ne peut être aisément dissocié de l’expérience sensorielle globale. Nous ne pouvons pas l’interrompre comme nous fermons les yeux». Lisa Heschong explique que ce sens est comme « une ondeinformation qui tisse une toile de fond à toutes nos autres expériences sensorielles ». La seconde caractéristique de ce sens est qu’il est intimement lié à tous les autres. Les cinq sens traditionnels peuvent en effet influencer psychologiquement ou physiologiquement l’information thermique recueillie par notre peau et notre respiration.
Pour comprendre l’influence physiologique que peuvent avoir nos sens sur la sensation thermique, il faut comprendre comment cette dernière est transmise au cerveau. Philippe Rahm explique dans son ouvrage Architecture météorologique que « L’information thermique est acheminée de la peau au cerveau par l’intermédiaire de canaux sensoriels neurologiques où circulent des ions. […]
Une particularité physiologique est que ces canaux peuvent être activés autant par des températures produites en dehors du corps […] que sur ou dans le corps ». Certaines substances présentes dans la nature ont la capacité de stimuler ces canaux et de suggérer une sensation thermique différente de celle qui est réellement perceptible par la peau à l’extérieur. La menthe a par exemple la faculté de donner une sensation de fraîcheur intérieure, quelle soit inhalée ou ingérée (froide ou chaude).
Philippe Rahm révèle que la menthe est une « plante qui contient des molécules d’origine cristallines appelées menthol provoquant au niveau du cerveau la même sensation de fraîcheur que le ferait une température de 15°C tandis qu’il fait réellement 30°C ». Les canaux sensoriels des parties internes de notre corps en contact avec les molécules de menthol vont relayer au cerveau une impression de fraîcheur. Nous aurons frais dans la bouche, au niveau du nez ou dans nos poumons. La capsaïcine, molécule présente dans le piment rouge, provoque l’effet inverse.
D’autres substances présentes dans les plantes ont également la capacité de stimuler ces canaux
grâce à une application « directement sur la peau ou sur les muqueuses buccales ». Certaines de ces substances sont régulièrement utilisées dans le monde pour apporter une impression de chaleur ou de fraîcheur. Elles sont particulièrement intéressantes dans des environnements extrêmes car elles apportent directement au corps une sensation de confort bienvenu. On peut ainsi donner l’exemple de l’alcool « que l’on donne à boire aux voyageurs égarés dans la froideur de la montagne hivernale, pour les réchauffer » ou celui du thé à la menthe marocain qui apporte une sensation de fraîcheur dans la chaleur du désert et qui est aujourd’hui une coutume connue du monde entier.
L’influence psychologique des autres sens sur l’information thermique, quant à elle, est en premier lieu dépendante du fait que « nos détecteurs thermiques n’étant que des récepteurs à distance, ce qui les empêchent de nous prévenir qu’un lieu est froid avant qu’il ne refroidisse notre corps, nous devons passer le relais à nos autres sens qui nous restituent par avance quelques indices »8. Ils viennent le soutenir et lui donner des informations complémentaires sur l’état thermique de notre environnement. Cette influence est d’autant plus grande que les variations thermiques affectant notre corps sont parfois si subtiles que nous les sentons à peine alors que « Pour apprécier la chaleur ou la fraîcheur nous avons besoin d’être conscient du phénomène ». Ainsi, « Les indices révélés par nos autres sens peuvent aiguiser notre conscience des phénomènes thermiques et nous permettre d’y prendre davantage de plaisir »9. Ces indices permettent également de légèrement modifier notre perception thermique. A l’inverse de l’influence physiologique qui est rendue possible par le contact direct de notre peau ou de nos muqueuses avec des substances particulières, cette influence psychologique est dépendante de phénomènes extérieurs, qu’ils soient visuels, sonores, odorants ou tactiles.
Lisa Heschong cite Yoshida, qui explique qu’au Japon, « les gens aiment accrocher au toit de leur véranda une petite lanterne ou un carillon. Les légers balancement de la lanterne ou la musique du carillon vibrant sous le vent leur suggère la présence d’un petit air et leur procurent une sensation de fraîcheur ». L’ouïe ou la vue sont utilisés dans cet exemple pour accentuer la sensation de fraîcheur durant les périodes les plus chaudes de l’année. Le toucher, au sens de contact physique, est également utilisé pour accentuer la sensation de fraîcheur ou de chaleur.
L’hiver, nous aimons sentir le poids de lourdes couvertures sur notre corps pour nous sentir au chaud « même si un léger édredon de duvet est un meilleur radiateur ». La vue peut également influencer la perception thermique d’un espace. Pour une même température, une petite pièce chargée d’objets et composée de bois et de couleurs plutôt chaudes nous évoquera plus de chaleur qu’une grande pièce vide au couleur froide et faite de béton ou de métal. Une odeur de plat traditionnel hivernal ou le goût dans la bouche d’une soupe bien chaude auront également tendance à nous donner une plus grande impression de chaleur. Nous cherchons dans chaque espace « les critères que notre expérience passée a pu associer à la chaleur ou à la fraîcheur ». Certains sons, certaines odeurs ou objets associés à des espaces chauds ou froids s’attachent à notre mémoire et créent selon notre expérience et notre culture un imaginaire thermique qui nous permet d’anticiper ou d’accentuer les sensations thermiques. Si l’on admet, comme le dit Lao Tseu cité par Nicolas Gilsoul dans Architecture émotionnelle, que « C’est dans le vide que réside ce qui est vraiment essentiel » et non pas seulement dans le visuel, il apparaît que le sens thermique présente des caractéristiques qui montrent qu’il peut être le premier révélateur sensible de l’ambiance d’un lieu et de l’architecture.

Une perte de sensations synonyme de perte d’usages, de pratiques et d’imaginaires et écrivain français

Conférence introductive au cycle “Patrimoine & territoire. Agir pour le climat au XXI° siècle”, novembre 2015 dans le cadre de la COP21.
Le sens thermique, associé à tous les autres, a pour but premier la recherche de confort thermique, qui correspond à notre capacité d’adaptation au climat variable de la planète.
Cette recherche de confort est une activité quotidienne commune à l’ensemble des espèces depuis la nuit des temps, comme le dit Lisa Heschong, « Depuis les temps anciens, le maintien de la chaleur ou de la fraîcheur fait partie de la quotidienneté des activités humaines et participe d’un plan culturel presque inconscient ». Les particularités thermiques des paysages naturels donnent lieu dans certains pays à des pratiques particulières, nées de cette recherche de confort.
Lisa Heschong explique que « le soir, pour discuter entre eux, les villageois saoudiens vont très souvent s’asseoir sur les dunes proches du villages.
Lorsque les nuits sont chaudes, les pentes nord des dunes procurent des endroits agréables et frais.
Inversement, lorsque les nuits sont fraîches, les saoudiens préfèrent s’asseoir sur les pentes sud qui rayonnent encore la chaleur solaire accumulée ». Beaucoup de pratiques culturelles, de typologies d’habitations, de techniques constructives sont nés de la recherche de confort thermique. L’architecture est, en effet, utilisée depuis tout temps pour créer des microclimats favorables à la vie, « Un bâtiment contribue à étendre la gamme des zones thermiques utiles et permet ainsi à ceux qui l’occupent de choisir le microclimat le plus adapté à leurs besoins thermiques ». Si l’Homme s’est fait architecte et a commencé à construire des abris c’est pour se protéger de son environnement et notamment de son environnement climatique. Depuis tout temps, « le climat préoccupe et motive l’invention humaine » nous dit Philippe Madec. Finalement, c’est par l’existence du climat que l’architecture s’est développée et c’est grâce à sa variété qu’elle s’est diversifiée. Avant que les constructeurs aient à disposition les technologies, l’énergie et les matériaux industriels que nous connaissons aujourd’hui, les habitants et les constructions devaient s’adapter au climat extérieur. Les formes architecturales, associées aux modes d’habiter proposées dans les bâtiments anciens, étaient énormément influencées par la relation entre les environnements extérieur et intérieur. Les architectures anciennes jouaient des lieux et des situations pour créer des climats intérieurs adaptés et la recherche de confort a conduit à des solutions très diversifiées qui proposaient souvent une grande diversité de microclimats.
Ceux-ci formaient un paysage invisible dans lequel les usages se déplaçaient.
En France par exemple, dans les régions où les hivers sont plutôt froids, l’implantation, la matérialité, les ouvertures et l’organisation interne des maisons avaient pour but principal de protéger au mieux les espaces internes du froid. La taille et le nombre des ouvertures étaient par exemple calculés de manière à optimiser cette relation, « plus de luminosité à toujours été souhaitée, mais pas au point d’insérer de larges ouvertures, car cela compenserait mal la perte de chaleur engendrée », nous révèle une étude sur les caractéristiques communes aux bâtiments anciens de la Direction Générale de l’Urbanisme, de l’Habitat et de la Construction. L’emplacement des pièces était dépendant de la course du soleil: les pièces de vie étaient implantées du côté le plus ensoleillé et les espaces de service comme le cellier ou les espace de rangement du côté le plus froid. Ces pièces permettaient de créer une transition thermique, un espace intermédiaire entre intérieur et extérieur et de limiter les échanges de chaleur entre la façade la plus froide et les pièces de vie.
Le foyer était l’élément central de la maison. Souvent la seule source de chaleur, le feu créait en hiver un paysage climatique hétérogène ; des climats différents selon un schéma rayonnant autour du coeur chaud de la cheminée jusqu’aux extrémités plus fraîches de l’espace. Ce mode de chauffage distinguait également des espaces de confort différents selon les saisons. En hiver, l’espace de confort se resserrait autour du feu qui ne permettait pas une diffusion globale de la chaleur dans le logement, l’été en revanche, l’espace du confort se redéployait sur la totalité du volume de la maison. Dans ces habitations, l’espace s’organisait de manière thermique. Le foyer, au centre de la maison servait à la fois de moyen de chauffage et de cuisinière. Par conséquent, comme le dit Philippe Rahm « Près du feu, c’était, tout autant et en même temps, le lieu de la cuisine, du séjour, de la chambre à coucher des personnes âgées »6. Dans ces habitations, les espaces n’étaient pas définis spatialement mais thermiquement. Les usages des pièces pouvaient changer en fonction de la sensation thermique que l’on y retrouvait, mettant en place un nomadisme d’usage dans la maison. A l’autre bout du monde, dans les maisons traditionnelles de Chine du Nord ou de Corée, la famille se réunissait également autour d’un objet thermique. Ils utilisaient « des sorte de podiums de terre : les k’ang. Le conduit du fourneau est noyé dans cette masse de terre et la réchauffe, permettant ainsi de s’y asseoir.
C’est en effet sur le k’ang que la famille partage ses repas, vaque aux petits travaux ménagers ou passe ses veillées à discuter ou à se conter des histoires ». Dans ces deux exemples, « Le plan et la coupe de la maison s’orientaient en fonction de qualités thermiques, permettant les variations saisonnières des usages, des migrations à travers la maison. »
Dans d’autres régions du monde, confrontées à des écarts de températures beaucoup plus extrêmes, les maisons proposaient même deux espaces différents : l’un adapté aux conditions estivales et l’autre aux conditions hivernales. L’Ouzbékistan est par exemple soumis à un climat continental amenant des hivers très froids et des étés très chauds. Anna Letwaart, coauteur de l’ouvrage Habiter la planète : Atlas mondial de l’architecture traditionnelle et vernaculaire explique que les maisons traditionnelles de ce pays ont dû s’adapter malgré des températures pouvant aller jusqu’à 45°C l’été et descendre jusqu’à -20°C l’hiver. Pour le permettre, les constructeurs ont imaginé un modèle d’habitation organisé autour d’une cour intérieure desservant notamment deux pièces principales devenant alternativement espace de vie entre hiver et été.
La mekhmonkhona (la chambre des hôtes) est la pièce la plus grande. Orientée au nord, elle constitue l’espace de vie d’été. De très haute taille « Elle comprend deux rangées de fenêtres qui fournissent une ventilation naturelle : les ouvertures du haut laissent s’échapper l’air chaud, tandis que celles du bas permettent à l’air frais de pénétrer ». La « chambre d’hiver », orientée au sud permet, quant à elle, une diffusion de la chaleur dans la pièce grâce à son plafond bas et ses dimensions plus réduites. Elle est investie en tant qu’espace de vie à la saison hivernale, alors que la mekhmonkhona, très froide à cette période, est utilisée en pièce de rangement. Un nomadisme saisonnier des usages est ainsi mis en place pour permettre aux habitants de vivre confortablement toute l’année.
Les maisons traditionnelles de la Casbah d’Alger adaptaient également leurs espaces au climat méditerranéen local. Le patio de ces habitations forme un espace intermédiaire qui agit comme un régulateur thermique en se plaçant thermiquement en transition entre l’espace intérieur où l’on cherche la fraîcheur et l’extérieur soumis au climat local très chaud une grande partie de l’année. Pour se protéger au mieux de la chaleur de l’extérieur, l’enveloppe de la maison présente en effet deux composantes verticales : une enveloppe « externe » en lien avec la rue, et une enveloppe « interne », circonscrite à la première, en lien avec le patio qui agit comme un régulateur thermique et forme une transition entre les espaces intérieurs frais de la maison et la chaleur écrasante de l’extérieur. Ces dimensions lui permettent de rester ombragé sur la quasitotalité de la journée, l’inertie des murs en terre le ceinturant permet d’accumuler la fraîcheur de la nuit et de la restituer durant la journée jusque dans l’après-midi, ce qui permet à l’espace de rester frais. La composante horizontale qu’est le toit-terrasse ferme l’enveloppe. Karima Ait- Ameur, qui a réalisé une étude sur les ambiances de la Casbah d’Alger explique que le patio, appelé Wast-Ed-Dar, signifiant « le centre de la maison » en langue arabe dialectale est un espace « non couvert mais clos, ce qui rend sa qualification quelque peu ambiguë ». Il peut être considéré à la fois comme espace extérieur car il est à ciel ouvert mais aussi comme espace interne car c’est un lieu animé de multiples usages : des tâches ménagères aux jeux des enfants en passant par l’espace de sieste, il est considéré comme la pièce principale de la maison et un espace intermédiaire habitable une grande partie de l’année.
Le fait que les européens utilisent plus de mobiliers hauts (chaises, tables, lits) que le peuple indien, s’explique que la recherche de confort thermique et est en lien direct avec les conditions climatiques différentes des deux régions.
Cet exemple montre à quel point la sensation thermique a influencé les modes d’habiter à travers le monde. Philippe Rahm écrit que la thermique d’un lieu donne « une relation sensuelle entre le corps et l’espace. Avec d’un côté, les sens, la peau, la respiration. Et de l’autre, le climat, la température, les variations d’humidité et de lumière ». Lisa Heschong, ajoute à cela une condition. Pour être appréciée, pour créer cette relation sensuelle entre corps et espace il faut que la thermique d’un lieu soit perceptible.
Elle explique que « toutefois, dans la plupart des situations, nous n’avons pas une conscience sensible de ces phénomènes. Nous pouvons certes ressentir qu’un endroit est chaud et confortable ou frais et reposant, mais nous ne comprenons pas le pourquoi et le comment de cette impression ».
C’est aussi et surtout pour cette raison que le sens thermique est lié aux autres sens. Ce sont les sons entendus par nos oreilles, les odeurs captées par notre nez ainsi que les objets, les matériaux, les caractéristiques spatiales de l’espace vues par nos yeux qui sont mémorisés comme la cause d’un bien être thermique.
La différence qui existe entre les bâtiments actuels, au confort thermique homogène, avec les bâtiments anciens qui étaient composés d’un paysage thermique hétérogène s’explique en grande partie par l’évolution des moyens de chauffage et de rafraîchissement. Lisa Heschong explique qu’aux XVIIIème siècle, aux Etats- Unis, « le poêle Franklin introduisait une idée révolutionnaire ; il démontrait qu’un feu pouvait tempérer une maison indirectement en chauffant l’air, lequel pouvait ensuite circuler en tous lieux de l’habitation et réchauffer ses occupants.
L’utilisation de ce poêle boulevers[a] la conception traditionnelle du chauffage [grâce au foyer] en introduisant la notion de convection ». L’interface permettant de réguler le climat extérieur que représentait l’enveloppe du bâtiment dans l’architecture ancienne s’est alors transformée en une frontière séparant très nettement le climat intérieur de celui de l’extérieur. Elle est devenue « une enceinte qui emprisonne une poche d’air chaud et l’on [a] réalis[é] toute l’attention qu’il [fallait] porter à l’étanchéité du bâtiment »
D’abord archaïque, les techniques de chauffage par convection de l’air sont perfectionnées et à partir de la moitié du XXème siècle, le chauffage central au fioul ou au gaz s’est démocratisé dans la majeure partie des pays industrialisés. A la suite du premier choc pétrolier de 1973, c’est l’électricité, moins coûteuse en énergie, qui est privilégiée. Ce même événement conduit également à renforcer l’isolation des bâtiments pour limiter les déperditions énergétiques. Philippe Dard explique, dans son ouvrage intitulé Quand l’énergie se domestique… sorti en 1986 que « les préoccupations et, parmi elles, tout particulièrement celles de conservation de l’énergie, ont conduit à une lutte systématique contre la « perméabilité à l’air des logements » et les défauts d’étanchéité de leur enveloppe ».
L’apparition des climatiseurs, permettant de refroidir l’air, a conduit à la même recherche d’isolation des bâtiments. Fort de ces techniques, les thermiciens ont cherché à mettre en place un climat idéal et homogène qui serait « l’équivalent du feu clair » : « Il s’agit de parvenir à ce que, en chaque point de notre demeure, nous ayons devant nous, derrière nous, à notre droite, à notre gauche, l’équivalent du feu clair de nos ancêtres ou, mieux encore, l’équivalent d’un beau soleil de printemps ». L’utopie consiste à arriver à créer « la reconstitution technique parfaite dans l’enveloppe domestique de l’optimum des « conditions naturelles » ». Comme le dit Philippe Rahm « une sorte de bain d’air chaud où l’on boit la tasse à chaque respiration ».

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Table des matières

Introduction
I. Une architecture émotionnelle et sensitive 
I.1 La prédominance de la vue dans l’architecture
I.2 Toucher le vide par les sens, la peau, la respiration : le sens thermique, un sixième sens
I.3 Une perte de sensations synonyme de perte d’usages, de pratiques et d’imaginaires
II. Philippe Rahm : expérimentation de l’architecture météorologique 
II.1 Un architecte à la reconquête de la sensation thermique
II.2 Une architecture météorologique pour une multiplicité d’usages
II.3 La création d’un paysage climatique grâce à des relations plus ou moins fortes avec le climat extérieur
III. Un espace intermédiaire à habiter : la figure de la serre 
III.1 La serre, un espace intermédiaire habitable
III.2 De l’orangerie à la maison Latapie, la serre et l’habitat
III.3 La déclinaison d’un modèle vers différentes typologies d’habitations
IV. L’appropriation de la serre par les usagers 
IV.1 Exemple d’un immeuble collectif intégrant une serre
IV.2 L’appropriation de cet espace par les habitants
IV.3 Conclusion de l’enquête : des usages dépendant d’une ambiance thermique, une ambiguïté sensorielle entre intérieur et extérieur
Conclusion

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